Notules dominicales 2005
 
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Notules dominicales de culture domestique n°216 - 10 juillet 2005

DIMANCHE 1.
TV. Boulevard des passions (Flamingo Road, Michael Curtiz, E.-U., 1949 avec Joan Crawford, Zachary Scott, David Brian, Sydney Greenstreet; diffusé sur CinéClassics en ?).
Lane, danseuse de cabaret, est amoureuse de l'adjoint du shérif d'une petite ville. Celui-ci rêve d'une carrière politique pour son protégé et considère Lane comme un obstacle à sa réalisation.
C'est l'époque où la rivalité entre Bette Davis et Joan Crawford, qui aboutira à une magnifique confrontation dans Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (Robert Aldrich, 1962), est à son apogée. Crawford campe ici une femme courageuse dans un film courageux qui dénonce la corruption d'une petite ville, un genre porté au sommet dans la littérature policière par Dashiell Hammett dans La moisson rouge. Le personnage du politicien véreux est joué par Sydney Greenstreet, déjà remarqué dans des rôles d'adipeux abjects dans Casablanca et Le Faucon maltais. L'intrigue aurait peut-être mérité d'être un peu resserrée mais Curtiz est très efficace dans la mise en scène de ce faisceau d'ambitions dont le but est le Flamingo Road du titre original, la rue chic de la ville.

LUNDI 1.
Vie scolaire. Grâce à mes brillants états de service, j'ai été sélectionné pour surveiller l'épreuve de français du Brevet des collèges. Je ne sais si les candidats sont à même d'apprécier l'ironie du texte qui sert de base à l'examen, un extrait d'un récit autobiographique de Jean-Louis Etienne (ça fait un moment qu'on ne propose plus de textes littéraires aux épreuves de littérature, c'est trop effrayant), un arpenteur de banquise qui parle de températures de moins 47°, de neige, de blizzard et de blocs de glace découpés à la pelle alors qu'ils rôtissent dans une chaleur de four. J'ouvre la séance par la lecture des textes de loi relatifs aux fraudes à l'examen qui promettent, en gros, la réouverture de Cayenne et de Biribi à celui qui sera surpris en train de se gratter le nez. La note de service des autorités académiques enjoint les surveillants de faire preuve d'une extrême vigilance, d'arpenter la salle sans relâche, défend de s'asseoir et surtout de lire. Comme la sieste n'est pas mentionnée parmi les activités répréhensibles, je vais piquer un petit roupillon réparateur sur une chaise au fond de la salle, dans le dos des élèves pour éviter toute contagion. Ma collègue est plus consciencieuse : future épousée, elle travaille à son plan de table. Ayant repris connaissance, je rédige mes listes pour les vacances, lis in extenso le livre à chroniquer pour Histoires litteraires (Ariane Charton, Cher Papa. Les écrivains parlent du père, Lattès, 2005, 142 p., 12 €) et parviens même à ébaucher ladite chronique.

TV. Polly et moi (Along Came Polly, John Hamburg, E.-U., 2004 avec Ben Stiller, Jennifer Aniston, Philip Seymour Hoffman, Alec Baldwin; diffusé sur Canal + en juin 2005).
Reuben est abandonné par sa femme au cours de son voyage de noces. De retour au pays, il rencontre Polly, une camarade de lycée plutôt excentrique.
A partir de ses rôles aux côtés de Robert De Niro (Mon Beau-père et moi) ou chez les frères Farrelly (Mary à tout prix), Ben Stiller s'est forgé une image de bon gars simple et pur dont le côté gaffeur peut causer des ravages, une sorte de Pierre Richard d'outre-Atlantique assorti d'un penchant marqué pour les blagues scatologiques. Si Polly et moi joue à peu près sur la même recette, il apporte quelque chose en plus qui n'est pas négligeable. Le cadre new yorkais, les promenades de Reuben dans les rues et les parcs avec sa fiancée, le côté hypocondriaque du personnage, sa maladresse, sa ténacité, le charme qu'il finit par dégager malgré les obstacles qu'il s'impose à lui-même ne sont pas loin d'évoquer Woody Allen dans ce qu'il a de meilleur. Contrairement à ce qui se passe trop souvent dans la comédie américaine, les seconds rôles ne sont pas transparents et sont servis par des comédiens chevronnés (Baldwin, Hoffman) ou moins connus comme Hank Azaria, hilarant dans un rôle de moniteur de plongée français dont l'accent impayable commande de voir le film en version originale.

MARDI 1.
TV. La Party (The Party, Blake Edwards, E.-U., 1968 avec Peter Sellers, Claudine Longet, Marge Champion, Steve Franken; diffusé sur Comédie en ?).
Un figurant indien embauché sur un tournage participe à une fête qui rassemble l'équipe du film.
Le personnage interprété par Peter Sellers lorgne visiblement du côté de Tati. Maladroit dans un décor où les gadgets domestiques rappellent ceux de Mon oncle, rejeté par les autres qui forment une foule aux usages convenus et factices et apparaissant ainsi comme le seul personnage véritablement sincère et humain (Les Vacances...), fauteur de troubles qui donnent lieu à autant de gags minutieusement préparés et orchestrés (Playtime), il a tout pour rappeler Monsieur Hulot. Mais là où Tati, dans la scène finale de Playtime construit un vrai crescendo qui se termine en folie, Blake Edwards se contente d'aligner des scènes au comique inégal (celle de la salle de bains apparaissant comme la meilleure) qui finissent par avoir un côté lassant que la démesure finale (l'arrivée d'un éléphant peinturluré qu'on s'emploie à laver à grande eau) vient sauver trop tardivement. Dans mon souvenir, le tandem Blake Edwards - Peter Sellers était meilleur dans les aventures de la Panthère rose, dont je n'ai vu qu'un ou deux volets.

MERCREDI 1.
Courrier. Une carte postale de V en provenance de Dublin.

TV. Uzak (Nuri Bilge Ceylan Turquie, 2003 avec Muzaffer Ozdemir, Mehmet Emin Toprak; diffusé sur Canal + en mai 2005).
Yussuf débarque à Istanbul où il est hébergé par Mahmut, un lointain cousin.
Le début effraie un peu : un homme à l'horizon s'avance vers la caméra plantée en haut d'une colline enneigée. Il s'en approche, puis bifurque. Panoramique. L'homme atteint une route. Un camion à l'horizon, il s'avance vers la caméra, etc. Le plan dure plusieurs minutes. La première ligne de dialogue (un répondeur téléphonique) arrivera plus tard encore. On se dit qu'on est parti pour une épreuve qui ne trouvera son aboutissement que dans un assoupissement salvateur mais bon, tout de même, on se souvient que ce film a reçu le Grand Prix du Jury à Cannes, qu'il a fait la une de Positif en janvier 2004 et qu'il doit bien y avoir quelque chose derrière tout ça, au-delà de la ressemblance avec Kiarostami. On commence par apprécier la beauté plastique des plans, l'art de la composition d'un cinéaste qui fut photographe, le soin apporté au son (le bruit des pas sur la neige qui évoque Bresson), on découvre que Ceylan a un style à lui, une manière de présenter le cadre avant d'y faire surgir un personnage le plus souvent par le côté ou venant de derrière la caméra. Et finalement on s'attache à l'histoire, la rencontre de ces deux hommes, le citadin solitaire, un rien aigri, artiste raté peu désireux d'accueillir à bras ouverts ce cousin tombé du ciel, chassé de sa campagne par la crise économique. Ceylan refuse la facilité d'un apprivoisement progressif, les deux hommes sont trop dissemblables pour s'entendre et la fin du film rend chacun à leur solitude au bout d'un parcours exigeant mais instructif.

JEUDI 1.
TV scolaire. Germinal (Claude Berri, France, 1993 avec Renaud, Gérard Depardieu, Jean Carmet, Miou-Miou, Judith Henry).
Renvoyé de son ancien emploi pour avoir propagé des idées révolutionnaires, Etienne Lantier s'engage comme mineur dans le nord de la France. Il incite ses collègues à la grève pour protester contre une diminution des salaires.
Germinal est un film de patrimoine : patrimoine littéraire (Zola, pas maltraité si j'en crois un relecture rapide, y compris dans le final optimiste sur la germination), patrimoine géographique (le nord), patrimoine socio-culturel (le carreau, les corons), patrimoine idéologique (la naissance d'une conscience ouvrière internationale). On y trouve les personnages emblématiques et les scènes de bravoure qui font partie du genre. Comme pour la peinture, il s'agit de rester dans l'épique sans verser dans le pompier et Claude Berri s'en tire plutôt bien. Le manichéisme qui oppose le quotidien des mineurs à celui des nantis est dans le roman, il est ici accentué par les contrastes de tons, le directeur de la photographie n'hésitant pas à forcer sur les filtres de couleur. Les acteurs d'expérience, Depardieu en tête, jouent avec conviction (la palme à Jean-Roger Milo dans le rôle de Chaval) et Renaud, à l'époque, n'était pas encore aphone. Grâce à Claude Berri, Germinal, avec tout le patrimoine corollaire, entre au musée, dans une vitrine magnifiquement éclairée. Mais si l'on peut se réjouir de voir les conditions de travail, les injustices sociales, la misère du monde de la mine entrer au musée, on peut aussi regretter que les notions de solidarité, de combativité, de révolte qu'elles suscitaient soient elles aussi en voie de muséification.

Courrier. Je commande des DVD au Monde, envoie des coupures à Y et à mon frère C, des aptonymes à AZ et, à Michel Lécureur, quelques renseignements bibliographiques sur René Fallet qui n'apparaissaient pas dans son livre.

VENDREDI 1.
Vie scolaire. Le dernier jour de classe est consacré à une "marche populaire". Je ne saisis pas vraiment la différence entre une marche populaire et une marche aristocratique mais me plie à l'exercice et passe la journée à mettre consciencieusement un pied devant l'autre sous la houlette d'un adjudant de gymnase. Au retour, je m'éclipse sans prendre part aux réjouissances de fin d'année, bien certain que mon absence ne portera pas préjudice à la réussite de la soirée. Pour une fois que Caroline réussit à se ménager une semaine de congés supplémentaires (coïncidant, de plus avec une période où l'appartement de Mandelieu est libre), il s'agit de ne pas en perdre une minute et nous décollons immédiatement. Je suis cette fois à la tête d'un gynécée encore plus fourni car Emma, condisciple de Lucie, fait partie du voyage.

SAMEDI 1.
Vie vacancière. Où l'on apprend à faire connaissance avec Emma. Fiche technique : une tête de fouine, un physique de gymnaste roumaine prépubère, une voix de crécelle au service d'une inextinguible logorrhée, une incapacité patente à tenir en place. Semble refuser toute nourriture à l'exception des tartines de Saint-Moret et du caramel. Se couche à l'heure où les filles, habituellement, ont déjà accompli la moitié de leur nuit tout en assurant qu'elle ne se lève jamais après sept heures du matin. Je commence à mieux comprendre l'absence de réticence de sa mère à nous la confier. A y réfléchir davantage, je me demande même si elle n'a pas lourdement insisté pour s'en débarrasser. En tout cas, je revois clairement le sourire qu'elle affichait hier en nous souhaitant un bon séjour au moment du départ.

Lecture. Mauvais karma (Hard Feelings, Jason Starr, Vintage Crime/Black Lizard, 2002; Éditions du Rocher, coll. Thriller, 2004, pour la traduction française; traduit de l'américain par Marie Ollivier; 228 p., 19 €).
Richard Segal, commercial destiné jadis à une carrière prometteuse, rencontre un homme qui avait abusé de lui dans son adolescence, ce qui fait remonter à sa mémoire des souvenirs refoulés. Sa vie professionnelle et conjugale, qui n'était déjà pas brillante, devient un cauchemar.
Sans faire de bruit, la collection Thriller des Éditions du Rocher, riche seulement d'une vingtaine de titres pour l'instant, est en train de se tailler une place de choix dans le polar français. Au-delà des valeurs sûres qu'elle a pu attirer (Ed McBain, Craig Holden, Bill Pronzini) elle a fait preuve de flair en traduisant Ian Rankin, numéro un du polar écossais, et en allant chercher ce Jason Starr, déjà auteur de deux titres au Fleuve Noir. L'histoire de Richard Segal, passionnante de bout en bout, montre un personnage victime à la fois de ses problèmes personnels et de la pression sociale. Chaque initiative qu'il prend, que ce soit pour essayer de se débarrasser de son ancien tortionnaire, pour redorer son blason professionnel ou pour regagner l'estime de sa femme, ne fait que l'enfoncer encore davantage au grand dam du lecteur impuissant qui croit jusqu'au bout à un renversement de situation.

DIMANCHE 2.
Vie vacancière. Belle performance ce soir où l'on parvient à coucher Emma à peine la nuit venue. C'était sans compter sans la vocation festive de la région. Apparemment, le syndicat d'initiatives n'hésite pas à en prendre.


LUNDI 2.
Lecture. Poèmes mobiles. Oeuvres complètes (Maurice Mac-Nab, L'Atelier des Brisants, coll. Le Chat Noir; préface et notes de François Caradec; 320 p., 25 €).
Poète et chansonnier du Chat Noir, cabaret montmartrois, Maurice Mac-Nab eut le temps, au cours de sa brève existence (1856-1889), de rencontrer un joli succès et de publier quelques recueils de ses textes, rassemblés ici avec quelques inédits. De lui je ne connaissais que Le Grand Métingue du Métropolitain, une chanson que j'ai dû entendre interpréter par Marc Ogeret. Il trouve son inspiration, assez proche par moments de celle d'Alphonse Allais, dans l'actualité (le général Boulanger est un de ses personnages favoris) et dans l'observation de ses contemporains. Il innove en insérant des couplets publicitaires dans ses poèmes (Les poêles mobiles), en créant le premier duo téléphonique (la première cabine téléphonique fut mise en service dans le bureau de poste auquel il était attaché, le 1° janvier 1885), en parodiant une thèse de doctorat "Du Mal aux Cheveux et de la Gueule de Bois" placée sous l'autorité des professeurs Van Pituiten et Cuitamort. Les poèmes, chansons et monologues de Mac-Nab ne sont pas tous inoubliables, mais il y a dans la masse ici réunie quelques petits joyaux d'humour noir, d'absurde et de férocité qui rappellent Cami, André Frédérique et un doigt de Boby Lapointe. La langue est parfois populaire (comme Verlaine, Mac-Nab écrit "vingince"), parfois précieuse. Un quatrain fait preuve d'une audace stylistique à ma connaissance inouïe :

"Je crois qu'il est superflu d'ex-
(La formule est dans le Codex)
Pliquer avec quoi je compose
Mon onguent odorant et rose."

Morceaux choisis :

"Un garçon venait de se pendre
Dans la forêt de Saint-Germain
Pour une fillette au cœur tendre
Dont on lui refusait la main." (Le Pendu)

"Un citoyen fort mal mis passe en dodelinant de la tête et des jambes. Il a l'air de vouloir écrire le mot zut sur le bitume.
Il est sans égard pour un couple qu'il bouscule et dont il interrompt les doux propos.
En sorte que je ne saurai jamais pourquoi la dame disait au monsieur : " Non, mon ami, je ne veux pas que tu me fasses empailler ! ..." (Ballade de la Nuit)

"Levant leurs têtes incongrues
Les culs-de-jatte dans les rues
Implorent les foules bourrues.

Ils vont sans jamais se lasser
Et se servent pour avancer
De simples fers à repasser.

Rangés sur les places publiques
Comme les moineaux pacifiques
Le long des fils télégraphiques,

Ils reposent leur fondement
Sur le sol du gouvernement
Sans payer l'enregistrement." (Les Culs-de-jatte)

"Depuis Choisy-le-Roi jusqu'au pont de Suresnes
On les voit lentement flotter au fil de l'eau,
Ils ont le teint blafard comme un tronc de bouleau,
Leur ventre a le ton bleu des mortelles gangrènes.

Ah ! Qu'ils sont laids à voir pendant les nuits sereines
Alors qu'un hydrogène impur gonfle leur peau
Comme un chasselas bien mûr de Fontainebleau...
Et l'on entend au loin le doux chant des sirènes !

Ils s'en vont par morceaux et nous les achevons :
Des citoyens faisant de longues enjambées
Vont les cueillir avec des perches recourbées.

Ô vieux fleuve blanchi par l'âge et les savons,
Rejette de ton sein les pâles macchabées,
Car cette eau-là, vois-tu, c'est nous qui la buvons !" (Sonnet des pâles Macchabées)

D'après ses contemporains, Mac-Nab disait, lisait et chantait tout cela d'une voix rauque et fausse, dans "un registre de phoque enrhumé qui perçait les tympans". Son seul tort aura été de n'avoir pas attendu l'invention du phonographe.

MARDI 2.
Soldes. Nouveau record de France du 100 mètres en athlétisme : 9"99. Un prix d'article soldé. Le nouveau détenteur s'appelle Ronald Pognon.

MERCREDI 2.
Vie olympique. Nous accueillons avec un certain soulagement le choix de Londres pour les Jeux Olympiques de 2012. L'ambiance de grande cause nationale obligatoire accompagnant la candidature de Paris laissait présager quelque chose d'équivalent à la Coupe du Monde de football 1998 qui m'a tenu éloigné des stades pendant cinq ans. Aux Londoniens la ferveur sur commande, les logos aux anneaux sur les paquets de couches-culottes, les constructions pharaoniques et les déficits afférents, les prix des hôtels multipliés par quatre et le plongeon acrobatique.

Lecture. Purple Cane Road (James Lee Burke, Doubleday, New York, 2000; 2005, Éditions Payot & Rivages, coll. Thriller pour la traduction française; traduit de l'américain par Freddy Michalski; 336 p., 20 €).
Une jeune fille risque la peine de mort pour l'assassinat de Vachel Carmouche, bourreau officiel de État de Louisiane. En essayant de reconstituer les faits, Dave Robicheaux retrouve la piste des assassins de sa propre mère.
On croyait que James Lee Burke avait abandonné le personnage de Robicheaux mais ce n'était qu'un faux-départ qui lui a permis d'écrire une poignée de livres sur des sujets différents. La dernière enquête de son héros emblématique, Cadillac juke-box, avait marqué un certain ressassement, signe d'une inspiration en perte de vitesse. La parenthèse n'aura pas suffi à retrouver la magie des premières enquêtes puisqu'on a affaire ici à un thème rebattu, celui de l'enquêteur aux prises avec ses fantômes familiaux. James Ellroy a bâti son oeuvre là-dessus et il me semble que Michael Connelly a consacré un épisode de la saga Harry Bosch a ce sujet. Purple Cane Road ressemble presque à un collage d'extraits des livres précédents avec les mêmes descriptions, la même violence, les mêmes tourments intérieurs d'un personnage qui commence à s'user et, ce qui n'arrange rien, une intrigue claire comme de l'eau de bayou. Heureusement, James Lee Burke a gardé le don des portraits express, des tranches de vie condensées en deux ou trois paragraphes cinglants comme dans cet extrait où Robicheaux raconte une des escapades de sa mère : "Ma mère et lui étaient montés à bord du Sunset Limited en 1946, direction Hollywood. Sur le quai de la gare, elle m'avait serré contre elle, me tapotant la tête et le dos comme si seules ses mains étaient capables de me faire passer le message dont elle ne trouvait pas les mots.
- Je vais t'envoyer chercher. Je te le promets, Dave. Tu vas voir des vedettes de cinéma, tu vas nager dans l'océan, tu vas monter sur des montagnes russes au-dessus de l'eau. C'est pas comme ici, non. Jamais y pleut là-bas, et pis les gens, ils ont tout l'argent qu'ils veulent.
A son retour à New Iberia, en autocar, dont elle avait acheté le billet grâce à l'argent que mon père avait été obligé de câbler à un prêtre, elle m'avait montré des cartes postales d'Angel's Flight, du Chinese Theater de Grauman et de la plage à Malibu, comme s'il s'agissait là de lieux magiques qui avaient défini son expérience californienne bien plus que l'appartement sur garage en bordure d'une autoroute en centre-ville, là où Hank l'avait abandonnée un matin, réfrigérateur vide et loyer impayé."

JEUDI 2.
Vie hospitalière. Les G ont eu beau débrancher leurs téléphones de poche, tenter de nous refiler une fausse adresse et déserter leur aire de camping pour éviter l'invasion, nous leur tombons tout de même sur le râble à l'heure apéritive. Nous somme à Hyères et j'en ai profité, un peu plus tôt, pour retourner dans le parc de l'hôpital Léon-Bérard où j'ai été pensionnaire à l'automne 1989. En ce temps-là, j'arrivais du service des grands brûlés de l'hôpital de Metz avec un visage et des mains en peau de cuisse et plus de la moitié de la couenne rôtie. Je me souviens d'une infirmière qui me disait qu'elle voyait souvent d'anciens pensionnaires revenir en simple visite, d'anciennes gueules cassées qui avaient retrouvé figure humaine et menaient une vie normale avec femme et enfants. J'écoutais cela plutôt incrédule : je n'avais pas revu mon visage depuis l'accident, on m'avait cousu les paupières pour que les greffes ne bougent pas, j'écoutais la radio (je découvrais les Papous) et des livres enregistrés sur cassettes. Et puis avec le temps, l'habileté des chirurgiens, les eaux de La Roche-Posay, la famille, les amis, les rencontres, la vie a repris, enrichie par l'expérience de la douleur et la certitude de son caractère fugitif, et je reviens aujourd'hui donner raison à l'infirmière comme je me l'étais promis de longue date.

VENDREDI 2.
Vie végétative. Pas de piscine pour moi aujourd'hui, je reste le nez dans mes grimoires. J'ai fait quelques brasses hier après-midi sur la plage de La Capte et ce matin j'ai l'impression d'avoir traversé la Méditerranée à la nage.

SAMEDI 2.
Vie vacancière (fin). Le Tour de France arrive dans les Vosges. Nous aussi.

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°216 - 10 juillet 2005

DIMANCHE.
Lest. Nous restituons Emma à ses parents. Les sourires des récipiendaires sont cette fois nettement plus crispés.

Courriel. Une demande d'abonnement aux notules.

LUNDI.
Courriel. J'envoie ma première note de lecture à Histoires littéraires. Au même moment AZ fait parvenir à la [listeoulipo] un extrait d'une critique de François-Jean Authier dénichée dans "un journal d'analyses critiques de livres" à propos d'un ouvrage intitulé A partir des mots : "... À partir des mots, harmonique fragmentaire et aphoristique du créé, livre le mode d'emploi de la création selon M. de Smet, clarification murmurée des turbulences, avènement entraperçu d'une unité dans le pluriel confondant du moi et de ses moissons saisonnières." J'ai tout à coup peur d'apparaître bien terre à terre.

TV. La Lettre (The Letter, William Wyler, E.-U., 1940 avec Bette Davis, Herbert Marshall; diffusé sur TCM en août 2004).
Singapour. La femme d'un négociant tue son amant et invoque la légitime défense. Avant le procès, son avocat doit faire disparaître une lettre compromettante.
C'est un rôle en or pour Bette Davis qui peut ici jouer sur sa dualité sainte nitouche - fière garce. Tiré d'une pièce de Somerset Maugham, le film montre aussi une communauté anglaise habituée à faire la loi, dans tous les sens du terme, dans ses colonies, et qui ici se trouve aux prises avec des autochtones refusant de la subir et de se laisser faire. Le sommet stylistique du film est la confrontation entre Bette Davis et Gale Sondergaard qui joue la veuve malaise de l'amant assassiné. William Wyler joue alors magistralement du champ-contrechamp, de la plongée-contre-plongée et, tout comme Orson Welles dans Citizen Kane (qui sort la même année), de la profondeur de champ.

MARDI.
Ballons d'Alsace. "Samedi après-midi dans le col de la Schlucht, un jeune homme de 21 ans domicilié à La Bresse qui assistait au passage du Tour de France, a été victime d'un malaise suite à un coma éthylique. Le médecin du SAMU s'est rendu sur place. L'homme a été évacué par l'hélicoptère de la gendarmerie vers l'hôpital de Colmar." (La Liberté de l'Est du jour)

80,2 %. Réponse d'un néo-bachelier à un courriel de félicitations : "Merci pour ces felicitations meme tardivent (...)". Pour fêter l'événement, le lauréat a prévu un séjour aux Maldivent.

TV. Là-haut, un roi au-dessus des nuages (Pierre Schoendoerffer, France, 2003 avec Bruno Cremer, Claude Rich, Florence Darel, Jacques Perrin; diffusé sur Canal + en juin 2005).
1978. Un cinéaste disparaît au cours d'un tournage en Thaïlande. Il est arrêté pour avoir participé à l'évasion d'un ancien général de la guerre d'Indochine. Une journaliste mène l'enquête.
Pierre Schoendoerffer revisite son sujet de prédilection, l'Indochine, dans une enquête fumeuse qui mêle anciens baroudeurs, barbouzes et journalistes habités par la même nostalgie que lui. Les innombrables retours en arrière permettent de revoir des extraits de ses films précédents, notamment La 317° section où apparaissaient déjà Bruno Cremer et Jacques Perrin. Il s'agit du portrait morcelé, reconstitué à partir de témoignages, d'un homme mystérieusement disparu, ce qui était déjà le cas du Crabe-tambour. Schoendoerffer ne change pas de thème, ne change pas d'interprètes, ne change pas de construction, ne change pas d'obsession. Comme il le fait dire à un personnage, cela fait appel à des mots comme honneur, devoir, gloire, fidélité qui paraissent aujourd'hui ridicules. N'empêche que le goût de la chose est un peu rance.

MERCREDI.
Emplettes. J'achète une limace et fais le plein de pages pour les vacances : Ed McBain, un polar islandais, un livre d'histoire littéraire et le dernier numéro de la revue Formules.

Courrier. Arrivée d'une revue à chroniquer pour Histoires littéraires.

TV. La Ville Louvre (Nicolas Philibert, France, 1990; diffusé sur ARTE en ?).
Documentaire.
Nicolas Philibert a existé avant Être et avoir. Cette exploration des coulisses du Louvre, réalisée à l'occasion d'un réaménagement de certains salles permet de voir les hommes de l'ombre qui oeuvrent à l'insu du public. C'est que pour coller Les Noces de Cana au mur, il faut douze bonshommes en blouse bleues à la poulie, des ho-hisse et du cal aux mains. Sans le moindre commentaire, Philibert promène sa caméra des cuisines aux vestiaires, des ateliers de restauration aux réserves encombrées. On a envie de faire un catalogue des métiers inattendus rencontrés : nettoyeur de pyramide, pistolero acousticien, maçon de socle, balayeur de Cour Carrée, haleur de tableau démesuré, épousseteur de buste, gratteur sur terre cuite, dérouleur de scène d'histoire, poseur de rustine sur toile, peintre de cadre, remonteur de cartel...

JEUDI.
Vie patriotique. La République nous appelle et nous sommes là, au Champ-de-Mars, pour le défilé du 14-Juillet et le concert de l'Harmonie municipale au kiosque du Cours. On n'est pas à Charleville, ce n'est pas encore le soir, mais nous sommes bien jeudi et ça ressemble toujours à la Musique du jeune Arthur :

"Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

- L'orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses shakos dans la Valse des fifres :
- Autour, aux premiers rangs, parade le gandin;
Le notaire pend à ses breloques à chiffres..."

Courrier. J'envoie des coupures à Y et à Michel Lécureur l'enregistrement du Journal inattendu avec René Fallet, une de mes plus vieilles archives radiophoniques captée sur RTL le 21 juin 1980.

TV. Bienvenue en Suisse (Léa Frazer, France/Suisse, 2004 avec Denis Podalydès, Vincent Perez, Emmanuelle Devos; diffusé sur Canal + en juin 2005).
Thierry, ethnologue suisse exilé en France, retourne dans son pays natal pour l'enterrement de sa grand-mère.
Thierry arrive avec sa compagne qui accumule les bourdes : elle jette un papier sur le trottoir, traverse en dehors des clous, confond gruyère et emmenthal, dit "soixante-dix" au lieu de septante, évoque le serment du Rösti... Heureusement, ce catalogue des poncifs sur la Suisse ne dure qu'un petit quart d'heure. Le reste du film montre les efforts de Thierry pour se réapproprier sa "suissité" afin d'être digne de l'héritage familial qui lui est promis... ce qui donne lieu à un nouveau catalogue (traite d'une vache, confection de fondue, chocolat, argent sale, etc.). Le scénario abracadabrant ne vaut rien mais le film est sauvé par la vitesse des enchaînements qui interdit que l'on s'attarde sur sa vacuité et par l'interprétation de Podalydès, égal à lui-même, à qui on peut tout pardonner.

VENDREDI.
TV. Un week-end sur deux (Nicole Garcia, France, 1989 avec Nathalie Baye, Jacques Boudet, Sacha Briquet, Henri Garcin; diffusé sur Paris Première en 199?).
Une actrice divorcée refuse de rendre ses enfants à leur père à l'issue du week-end où elle en avait la garde.
Nicole Garcia est une cinéaste étonnante par la faculté qu'elle a de manquer l'immanquable. Elle rate un film avec Deneuve, ce qui n'est pas donné à tout le monde, avec l'incompréhensible Place Vendôme. Elle rate le film adapté du roman d'Emmanuel Carrère, L'Adversaire, avec un sujet en or. Cette tendance est inscrite dans ce premier film qui là aussi, bénéficie d'une situation sans grand risques : la cavale avec enfants, thème on ne peut plus propre à susciter l'adhésion, voir Eastwood, Christine Pascal... Même Gérard Jugnot l'a traité sans faute dans Monsieur Batignolle. Avec Garcia derrière la caméra, rien ne marche, le personnage de Nathalie Baye est faux de bout en bout, ce qui doit amener l'émotion ne suscite que l'agacement. Une performance.

SAMEDI.
TV. Poids léger (Jean-Pierre Améris, France, 2004 avec Nicolas Duvauchelle, Bernard Campan, Maï Anh Le, Sophie Quinton; diffusé sur Canal + en juin 2005).
Antoine, boxeur amateur, est employé de pompes funèbres. Sa rencontre avec une jeune Asiatique peut donner un nouveau tournant à sa vie, marquée par la récente disparition de ses parents.
C'est un petit film inégal, qui sait éviter quelques pièges (la montée du boxeur vers la gloire) pour mieux donner dans d'autres (l'histoire sentimentale et l'embellie finale). Dans ses meilleurs moments, il donne à voir un personnage complexe, tourmenté, bien interprété par Duvauchelle. Antoine partage sa vie entre des mondes très codifiés : celui de la boxe, celui de l'entreprise funéraire où les cordes n'ont pas le même usage. Les convenances sociales lui posent aussi problème, il accepte mal le mariage imminent de sa sœur, le voit comme une trahison à l'égard de leurs parents disparus. Ces situations donnent au film quelques moments sombres plutôt réussis.

Bon dimanche.

 

Notules saturnales de culture domestique n°218 - 23 juillet 2005

DIMANCHE.
Lecture. Deuil interdit (The Closers, Michael Connelly, Little, Brown and Company, 2005; Le Seuil, coll. Policiers, 2005 pour la traduction française; traduit de l'américain par Robert Pépin; 400 p., 22 €).
L'inspecteur Harry Bosch retourne au Los Angeles Police Department après trois ans de retraite. On l'affecte au service des Affaires non résolues où il retrouve sa coéquipière Kiz Rider. La première affaire sur laquelle ils sont amenés à travailler concerne le meurtre d'une jeune fille, survenu dix-sept ans auparavant, auquel une analyse d'ADN apporte un éclairage nouveau.
Ce service des Affaires non résolues est tout à fait ce qui convient à Bosch. Au contraire du Dave Robicheaux de James Lee Burke, revisité récemment, qui fonctionne à l'instinct et dont les enquêtes sont une suite d'errements aptes à provoquer des rencontres et des coïncidences, Bosch est un homme de dossiers. Quand il en tient un, il l'étudie sous toutes les coutures, le retourne, s'en imprègne totalement, le prend et le reprend sans cesse. Bien sûr, il bouge, il frappe aux portes, il fait du terrain mais il sait que souvent, comme ici, la solution se trouve sous son nez, dans les pages du dossier. Quatre cents pages difficiles à lâcher, une semaine d'enquête au cours de laquelle Bosch ne quitte pas l'affaire une minute. Pas de digression sur sa vie privée, peu de considérations générales sur la vie à Los Angeles (ce qu'on découvre en suivant Bosch est suffisamment édifiant), l'enquête, l'enquête, rien que l'enquête. On dirait qu'au fil des livres, Connelly se débarrasse des fioritures, va droit à l'essentiel, à l'os, affine, apure. Il lui reste encore à éliminer quelques passages grandiloquents qui tiennent plus de la pompe que de l'épopée ("Il allait poursuivre sa mission. Jamais il n'oublierait Robert, Muriel et Rebecca Verloven sur le bord de la route. Une résolution et une promesse. Celle de toujours parler au nom des morts").

LUNDI.
Vie halieutique. Révision du matériel de pêche pour les vacances. Tremblez poiscalle !

TV. L'Ennemi public N° 1 (Henri Verneuil, France, 1953 avec Fernandel, Zsa Zsa Gabor, Louis Seigner, Alfred Adam, Jean Marchat, Saturnin Fabre, David Opatoshu; diffusé sur France 3 en juillet 1997).
New York. Un modeste démonstrateur en grand magasin est pris pour un dangereux criminel après avoir enfilé le pardessus de son voisin de cinéma.
Ce n'est pas Fernandel à New York. En effet, curieusement, la vedette est assez discrète dans ce film, comme si Henri Verneuil avait d'abord voulu rendre un hommage un peu moqueur aux films américains de gangsters et de prison. L'Ennemi public n°1 est en effet parsemé de références à Scarface (l'enseigne lumineuse) et à Big House (l'attaque de la prison), comme si Verneuil voulait y faire passer une certaine frustration. Il doit se contenter d'un scénario inepte, de dialogues d'Audiard sans saveur, d'une vedette sans surprise... Quelques seconds rôles inattendus viennent tout de même épicer un peu la sauce, Alfred Adam en shérif et Saturnin Fabre en avocat new-yorkais (!).

MARDI.
Escapade. Je pars pour Paris par le 7 heures 40 et passe l'après-midi à travailler à la Bibliothèque des Littératures Policières. En furetant dans les rayonnages de la librairie Dédale, rue des Écoles, je tombe sur les Mémoires d'une jeune fille dérangée de Bianca Lamblin, que je croyais épuisés depuis longtemps. Voilà qui promet une lecture de vacances bien corrosive. J'achète des cadeaux pour la Didionnée restée au port, prends des photos des librairies disparues rue de l'Odéon en espérant ne pas me tromper de numéro. Pour Shakespeare & Company, c'est facile, il y a la plaque qui rappelle que le premier Ulysse a été publié à cet endroit mais de l'autre côté de la rue, c'est plus coton de retrouver l'ancien siège des Amis des Livres d'Adrienne Monnier.

 

Il me semble bien que c'était au 7, à la place du coiffeur. Je bois mon thé au Départ Saint-Michel et regagne ma chambrette avant la croûte traditionnelle à la Brasserie de l'Est. Pourquoi toujours la Brasserie de l'Est ? Cela fait des mois que je remets le moment de m'expliquer sur cette exclusivité. J'ai déjà parlé de mon besoin de me créer des habitudes dans chaque lieu où je passe. J'ai beau appeler ça des rites pour faire moins vieux jeton, ce ne sont que des habitudes, certains diront des manies. Il y a donc autre chose. Bien sûr, il y a la proximité. C'est à deux pas, au sens propre, de mon galetas. Il y a la croûte, correcte, mais pas donnée, plutôt plus chère qu'ailleurs à qualité égale. Donc, ça ne suffit pas. Les bonnes adresses ne manquent pas aux alentours, j'en connais, on m'en donne. Il y a d'autres brasseries du même type, surtout du côté de la gare du Nord, il y a l'exotisme, les Chinois, les Vietnamiens de la rue du faubourg Saint-Denis, les Tamouls du passage Brady, même si, phonétiquement, manger tamoul me semble un peu osé pour mes escapades célibataires. Quelquefois, l'envie me prend de me faire violence, d'essayer une nouvelle table mais mes pas, et il n'en faut que deux, me ramènent invariablement à la Brasserie de l'Est. Ce pourrait être par besoin de reconnaissance. Il fut un temps où j'aimais être reconnu et salué dans les bistrots, il faut dire que je ne ménageais pas ma peine. Mais pas là : depuis des années que je fréquente l'établissement, aucun serveur - et le personnel est assez stable - n'a jamais fait mine de me reconnaître. J'ai droit au service minimum, professionnel, courtois, sans excès ni fioritures, pas de complicité, pas de familiarité et c'est très bien ainsi. De toute façon, le dîneur seul est partout mal vu. Il est forcément abandonné, asocial, sans ami, un peu louche, peu fréquentable puisque non fréquenté et affligé d'une tare rédhibitoire : il occupe une table pour deux, même s'il y a à peine la place pour poser la moitié d'une assiette, et représente donc un manque à gagner. Alors si je dois donner une raison à ma présence obstinée et peu désirée en ce lieu, il faut chercher ailleurs. En fait, quand je vais à la Brasserie de l'Est, je ne vais pas au restaurant, je vais au théâtre. Je n'aime pas être au parterre, les places près des baies vitrées qui laissent passer un air glacial en hiver, là où on consigne les esseulés, derrière un pilier de préférence afin de mieux les oublier et de ne pas gâcher la vue des joyeux dîneurs accompagnés. Quand on veut m'y coller, je refuse (avoir le courage de faire ça m'a pris des mois), demande une place en banquette, légèrement surélevée. Là, je suis dans une loge et je regarde le spectacle. Le ballet des serveurs d'abord, aux rôles bien définis, celui qui vous place, celui qui prend la commande, celui qui vous sert (trois rôles qui sont mystérieusement échangés pour la table à côté de la vôtre), l'incessant va-et-vient entre la salle, le bar et la cuisine sans oublier l'écailler qui se les caille sous sa bâche plastique à l'extérieur. Il y a aussi les dîneurs, les tablées de copains-copines, les supporters déconfits du Paris-Saint-Germain retour du Parc des Princes où le F.C. Metz vient de gagner 3-0, ceux qui sont venus en famille, beaucoup de couples qui sortent leurs parents à moins que ce soit l'inverse, les touristes trop confiants qui boiraient bien une petite bière et qui se retrouvent avec un demi-setier à écluser, attendez un peu la note, les solitaires comme moi qui eux ont l'air de franchement s'enquiquiner, les voyageurs en instance de départ, un oeil sur la montre, une main sur la valise et cette addition qui n'arrive pas. Je regarde et j'imagine. Les kilomètres de saucisses, les tombereaux de choux à choucroute, les quintaux de patates, les bancs de poissons, les troupeaux de charolais qui entrent ici chaque jour, et à quelle heure, et par quelle porte... Je regarde, j'imagine et j'écoute. La Brasserie de l'Est est le seul endroit au monde où la conversation des autres ne me gêne pas. Partout ailleurs, je passe mon temps à maudire ceux et celles qui, au cinéma, au musée, au stade, au théâtre maintenant que j'y vais, en salle des professeurs, à la bibliothèque (il faut l'entendre trompeter, la mère professionnelle du mercredi matin à la Bibliothèque municipale, quand elle s'occupe des choix de lecture de son futur Einstein), tous ceux et celles qui se sentent obligés de faire profiter toute la population circumvoisine des éclats de leur conversation, comme si la gravidité de Yolande, l'angine de Romuald, les courbatures récoltées au cours de leur stage de marche dans le Haut-Doubs ou la moyenne générale des 4°3 revêtaient une importance telle qu'elles devaient être claironnées à la face et aux oreilles de l'humanité entière. Partout, ça me fait bouillir, à la Brasserie de l'Est, ça m'enchante. Et c'est pour ça que j'y vais.

MERCREDI.
Obituaire. "Je me souviens du Docteur Bombard" (Georges Perec, Je me souviens, Jms n° 241).

Lecture/écriture. Je rédige pour Histoires littéraires ma note de lecture sur le premier numéro de la revue fario, rapidement avalé (printemps-été 2005, 26 rue Daubigny, 75017 Paris, 314 p., 23 €).

Cinéma. Dans le numéro d'été de Positif, Michel Ciment raconte la première rencontre entre Vivien Leigh et Marlon Brando, engagés pour le tournage d'Un tramway nommé Désir : "Pourquoi mettez-vous tant de parfum, demande Brando venu en T-shirt et pantalon de toile marron. - Parce que j'aime sentir bon. Pas vous ? - Moi je me contente de me laver. En fait je ne me sers même pas de la baignoire, je crache en l'air et je me mets en dessous."

Vie parisienne. Après une toilette un peu plus poussée que chez Marlon, je file plein nord à la découverte de rivages inconnus. Il faut dire que le marché du boulevard de la Chapelle, sous le métro aérien, a de quoi ravir les amateurs d'exotisme à vil prix. Je m'encanaille du côté de Barbès, Pigalle (où même la fontaine est démontée), place Blanche, place Clichy où je retrouve des souvenirs des Quatre cents coups (la brasserie Wepler). Je repique au sud, Trinité, Opéra, place Vendôme, Rivoli. Je marque une longue pause devant l'hôtel Regina où un tournage est en cours. Il est rare de marcher plus de deux heures dans Paris sans tomber sur un tournage. Je reconnais un comique pas drôle mais on doit m'aider pour retrouver son nom, Michaël Youn, vu dans L'un reste, l'autre part de Claude Berri. La pluie arrive, c'est le moment de s'abriter au Louvre. C'est au tour de la salle 18, aile Richelieu, deuxième étage, d'être passée au crible de la Mémoire louvrière. On y trouve les esquisses de Pieter Boel, le peintre animalier de Louis XIV. J'aime beaucoup son aigle royal :

Je trouve qu'il a une tête de koala. Je tartare au Petit Cardinal et abats quelques Série Noire à la Bilipo. Retour par le 18 heures 50, je fais mes listes pour les vacances dans le train.

JEUDI.
Invent'Hair. Belle trouvaille de R qui m'envoie de Vesoul la photo d'une "Agence de détectifs - Coiffures en tous genres". Le logo est à la hauteur de la raison sociale :

VENDREDI.
Courrier. J'envoie quelques cartes postales, histoire d'alléger le programme des vacances.

SAMEDI.
Vacances. Il est temps de laisser les patates aux doryphores, les tomates au mildiou et les salades aux limaces. L'heure est venue d'aller voir ce que les ablettes de Haute-Vienne ont dans le ventre.

Bonne quinzaine.