Notules dominicales 2006
 
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Notules dominicales de culture domestique n°260 - 4 juin 2006

DIMANCHE.
TV. Le Facteur (Il postino, Michael Radford, Italie/France, 1995 avec Massimo Troisi, Philippe Noiret, Maria Grazia Cucinotta, Renato Scarpa; DVD).
Un jeune homme devient le facteur chargé du courrier que reçoit le poète Pablo Neruda, en exil sur une île italienne.
Neruda, déchu de ses charges diplomatiques à la suite de son engagement communiste à la fin des années 40, fut forcé à s'exiler. Une partie de cet exil eut le sud de l'Italie pour cadre et Antonio Skarmeta broda sur cet épisode un roman dont ce film est l'adaptation. C'est une belle histoire d'admiration, puis d'amitié, une leçon de poésie et une réflexion sur la fidélité : une fois de retour au pays, c'est par l'intermédiaire de son secrétaire que Neruda correspond avec le facteur resté sur son île. Le cadre enchanteur, la simplicité des personnages, la fin mélodramatique dans la fiction (le facteur est tué au cours d'une manifestation) et dans la réalité (Massimo Troisi, son interprète, est mort au lendemain du tournage) ont fait de ce film un succès tout à fait mérité.

"Et ce fut à cet âge... La poésie
vint me chercher. Je ne sais pas, je ne sais d'où
elle surgit, de l'hiver ou du fleuve.
Je ne sais ni comment ni quand,
non, ce n'étaient pas des voix, ce n'étaient pas
des mots, ni le silence :
d'une rue elle me hélait,
des branches de la nuit,
soudain parmi les autres,
parmi des feux violents
ou dans le retour solitaire,
sans visage elle était là
et me touchait."
Pablo Neruda, Mémorial de l'île noire

LUNDI.
TV. Le Souffleur (Guillaume Pixie, France, 2005 avec Guillaume Pixie, Frédéric Diefenthal, Linda Hardy, Elodie Navarre; diffusé sur Canal + en mai 2006).
Félix perd son emploi de souffleur au théâtre et éprouve des difficultés à sortir de son trou.
Guillaume Pixie est un nouveau-venu qui débarque avec une idée, une situation, celle d'un jeune homme qui, à force de souffler des répliques aux autres, se révèle incapable de trouver ses propres mots quand il se lance dans la vraie vie. Il en tire un petit film assez enlevé et plaisant avec quelques passages burlesques et absurdes de bon aloi. C'est un peu plus rapide à digérer que les six mille pages et plus du Journal littéraire de Léautaud, fils du souffleur de la Comédie-Française.

MARDI.
TV scolaire. Docteur Jekyll et Mister Hyde (Dr. Jekyll and Mr. Hyde, Rouben Mamoulian, E.-U., 1931 avec Fredric March, Miriam Hopkins, Rose Hobart; DVD Warner Bros.)
Docteur Jekyll et Mister Hyde (Dr. Jekyll and Mr. Hyde, Victor Fleming, E.U., 1941 avec Spencer Tracy, Ingrid Bergman, Lana Turner, même support).
L'étude comparative entre le roman de Stevenson et ces deux adaptations cinématographiques (auxquelles j'aurais volontiers ajouté, si j'avais pu en disposer, Le Testament du docteur Cordelier de Jean Renoir) donne lieu à de belles surprises. La plus importante, c'est que les deux films sont absolument identiques sur le plan du scénario : mêmes ajouts, même progression narrative, même découpage. Victor Fleming a repris à la lettre le travail des scénaristes de la première version... sans les créditer au générique ! Ce travail a d'abord consisté à étoffer l'histoire de départ plutôt brève et, on l'a vu à sa lecture, assez peu spectaculaire. Aux couples déjà existants, Jekyll et Hyde, la victime jeune et la victime âgée, le docteur Jekyll, tenant d'une médecine audacieuse, et le docteur Lanyon, partisan d'une médecine traditionnelle, on a donc adjoint un couple féminin constitué d'une part de la fiancée de Jekyll et d'autre part d'une fille des rues entretenue par Hyde. Il est difficile de départager les deux films : la version de Fleming est un modèle de travail de grand studio (MGM) avec son trio de vedettes et surtout ses seconds rôles très soignés mais apparaît un peu figée malgré ses échappées oniriques. La première adaptation est plus audacieuse, plus freudienne, présentant le monstre comme une déformation des pulsions sexuelles du bon docteur Jekyll mais la composition de Fredric March, nettement simiesque en Hyde, est un peu datée.

TV. Le Triporteur (Jack Pinoteau, France, 1957 avec Darry Cowl, Béatrice Altariba, Pierre Mondy, Roger Carel; diffusé en mai sur CinéClassics).
Antoine Peyralout, jeune commis de boulangerie, plaque tout pour se rendre, sur son véhicule de fonction, à la finale de la coupe de France de football.
Le Triporteur est un exemplaire unique du road movie sur trois roues. Rien n'a changé depuis Homère : le moteur du road movie est constitué par les rencontres qui se font au long du chemin. Celles que fait Antoine au début de son périple constituent le meilleur du film. Arrêté par un gendarme (Pierre Mondy) et recueilli par un cultivateur (Roger Carel), Darry Cowl fabrique en deux séquences les deux facettes du personnage qui lui collera à la peau pendant toute sa carrière, le bafouilleur et le gaffeur. C'est un régal de le voir rendre Mondy complètement chèvre et transformer la ferme de Carel en champ de ruines. La rencontre suivante est féminine, Antoine s'applique à conquérir la belle Popeline et à l'enlever à ses prétendants prétentieux (Jean-Claude Brialy en tête). C'est la marque du déclin du film qui petit à petit, perd son rythme, se dégonfle pour finir en eau de boudin au cours de la séquence sportive. Mais la première demi-heure est à voir et à revoir.

MERCREDI.
Emplettes. J'avais commandé un livre sur la mémoire. La libraire ne se rappelle plus où elle l'a rangé.

Histoires littéraires. J'envoie à Jean-Jacques Lefrère mes textes pour le numéro de septembre, soigneusement polis au cours des interminables conseils de classe de ces deux derniers jours.

TV. Football. France - Danemark 2 - 0. On s'occupe comme on peut, en attendant le mois d'août et la reprise du championnat amateur, avec des compétitions subalternes et sans intérêt comme cette Coupe du monde que l'équipe de France, qui ressemble de plus en plus à l'armée Brancaleone, est censée préparer avec cette rencontre.

Courriel. Mon amateur de Montagne magique me donne rendez-vous pour me restituer mes cassettes. L'homme est naturellement bon, comment ai-je pu en douter ?

JEUDI.
TV. Les Soprano (série américaine de David Chase, 2000, avec James Gandolfini, Edie Falco, Lorraine Bracco; saison 2, épisodes 11 et 12, diffusés samedi sur France 4).

VENDREDI.
Vie professionnelle. Apprentissage du stoïcisme : écouter sans broncher, en conseil d'enseignement, les lamentations d'un coureur d'heures supplémentaires se plaignant d'être accablé de travail.

Cinéma. Comme t'y es belle (Lisa Azuelos, France, 2006 avec Michèle Laroque, Aure Atika, Valérie Benguigui, Géraldine Nakache, Francis Huster, Alexandre Astier, Thierry Neuvic, David Kammenos, Marthe Villalonga, Dora Doll, Macha Béranger, David Elmaleh).
Si l'on se souvient du très oubliable Coeur des hommes (Marc Esposito, 2003), il suffit de dire que ce film en est le pendant féminin, en pire. Un film de filles d'âge mûr ou mûrissant, juives séfarades (la promotion insiste sur ce marquage communautaire qui ne sert à rien sinon à donner à Marthe Villalonga son cent trentième rôle de mère juive envahissante), un quatuor de pintades qui passent leur temps à conduire des 4 fois 4 de dame en causant dans des téléphones de poche munis de longs câbles (je ne sais comment ça s'appelle, c'est une sorte de sans fil avec fil) pour se donner rendez-vous dans des salons de beauté, des salles de gymnastique ou des boîtes de nuit, qui s'échangent leurs bonniches et leurs gardes d'enfants, connaissent Pascal Obispo par coeur et n'ont qu'une phrase à dire lorsqu'elles se rencontrent : "T'as rencontré quelqu'un" énoncée sur le mode exclamatif ou interrogatif selon la situation. On ne parle pas des hommes, ils mangent des pizzas et boivent des bières en regardant le football à la télévision, en plus ce sont des supporters du PSG, tout est dit. Bref, sous la caméra de Lisa Azuelos (ex-Lisa Alessandrin, on se rappelle un Patrick Alessandrin auteur d'un 15 août de la même farine, ce doit être de famille), la caricature devient la norme. C'est dommage parce que tout n'est pas à jeter : il y a deux belles scènes dans lesquelles Aure Atika montre pour la première fois qu'elle est une actrice.
Lu depuis dans Télérama : "Au finale [sic], Comme t'y es belle ! dresse un tableau juste de la délicate position de la femme du XXIe siècle, entre la dictature de la séduction [...] et un légitime désir d'émancipation." Pauvre femme.

SAMEDI.
TV. Les Soprano (série américaine de David Chase, 2000/2001, avec James Gandolfini, Edie Falco, Lorraine Bracco; saison 2, épisode 13, saison 3, épisode 1, diffusés le soir même sur France 4).
La boucle est bouclée. Nous retrouvons, avec l'entame de cette troisième saison, l'endroit où nous avions pris la série en route il y a trois ans. Ça permettra de voir si les bonnes séries, comme les bons films, supportent la répétition. Pour ce qui est de ce premier épisode, la réponse est oui.

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°261 - 11 juin 2006

DIMANCHE.
Vie familiale. Nous nous emmeusons pour la journée à l'occasion du baptême de Rémi, neveu, près de Commercy.

TV. Old Boy (Park Chan-wook, Corée du Sud, 2003 avec Choi Min-sik, Yu Ji-tae; diffusé sur Canal + en mai 2006).
Un homme est enlevé et séquestré dans une pièce pendant quinze ans sans raison. Le jour où on le libère, son désir de vengeance est contrarié par les mystérieux ravisseurs qui continuent à épier le moindre de ses gestes.
J'ai ici la confirmation, s'il en était besoin, du fait que mon entendement n'est pas calibré pour le cinéma asiatique. Pourtant, à la lecture du résumé, je m'étais dit que sur ce scénario somme toute classique, j'avais des chances de trouver des points d'ancrage, des stéréotypes pourquoi pas, à même de me rassurer, de me guider mais rien n'y fait. Le réalisateur multiplie à l'envi les méandres, les mélanges d'époques et de personnages, et me laisse, malgré l'indéniable qualité de sa mise en scène, totalement impuissant, démuni et perplexe.

LUNDI.
Vie horticole. Lundi de Pentecôte, où l'on est censé travailler pour des haricots. Je me contente d'en planter.

TV. Malabar Princess (Gilles Legrand, France, 2004 avec Jacques Villeret, Jules Angelo Bigarnet, Michèle Laroque, Claude Brasseur; diffusé ce mois sur CinéCinéma Premier).
Un jeune garçon, hanté par le souvenir de sa mère disparue dans un glacier, part vivre à la montagne chez son grand-père.
Après Michel Serrault dans Une hirondelle a fait le printemps, c'est au tour de Villeret d'enfiler le velours côtelé, la chemise à carreaux et les bretelles du papy bougon des alpages. On lui a adjoint un môme, histoire de reproduire le schéma du Vieil homme et l'enfant, une histoire d'apprivoisement réciproque sur fond de lourd secret familial. C'est un film gentil, peuplé de beaux paysages, de bons sentiments et de personnages emblématiques (l'institutrice dynamique et le gendarme au grand coeur, garants d'une république attentionnée) qui sait rester dans les limites du supportable et du regardable grâce à une retenue louable dans l'épanchement des sensibilités et à la qualité de l'interprétation. On y retrouve avec plaisir Georges Claisse dans son élément si l'on se souvient qu'il fut la vedette de Mort d'un guide de Jacques Ertaud en 1975. Un grand bravo au concepteur du générique final qui fait défiler les noms des participants en lettres blanches sur fond de cimes enneigées.

Courriel. La montagne, toujours, magique cette fois. Mon amateur de Thomas Mann m'envoie un échantillon d'enregistrement transposé du support magnétique d'origine au support numérique. Le résultat est concluant. Si seulement j'étais capable de faire ça...

MARDI.
Lecture. Viridis Candela (Carnets trimestriels du Collège de 'Pataphysique n° 20, 15 juin 2005; 112 p., 15 €).
Un numéro entièrement consacré à Jean-Hugues Sainmont, "le premier moteur du Collège, au côté du Docteur Sandomir", et donc digne d'intérêt pour ceux qui veulent en savoir plus sur l'histoire de l'institution, une histoire plutôt mouvementée au vu des articles et des extraits de la correspondance de Sainmont ici présentés.

TV. Mean Creek (Jacob Aaron Estes, E.-U., 2004 avec Rory Culkin, Ryan Kelley, Scott Mechlowicz, Josh Peck; diffusé sur Canal + en mai 2006).
Le souffre-douleur du caïd de l'école décide de se venger et, avec l'aide de ses aînés, entraîne le butor dans une expédition punitive sur une rivière.
Encore de beaux paysages, ceux de l'Oregon en l'occurrence, qui servent de cadre à une expédition adolescente qui tourne mal. On pense parfois à Délivrance à cause du bateau, parfois à Stand By Me mais la plupart du temps on pense à autre chose parce qu'on s'ennuie. Le réalisateur, pour donner du corps à une histoire somme toute assez mince, multiplie les longs plans dignes d'une conférence des Amis de la nature, étire les dialogues creux et ne parvient même pas à donner à son film une fin convaincante.

MERCREDI.
Emplettes. Je récupère des tirages papier chez le photographe, achète des billets de train, des places pour un gala de danse auquel les filles doivent prendre part, des plants à repiquer, de la poésie dada, une limace et un grimpant.

Vie musicale. En soirée, la maison s'emplit des cris de goret d'Alice, rentrée passablement écorchée d'une cérémonie anniversaire chez un condisciple. Ensuite, on joue à chat perché : un greffier s'est introduit on ne sait comment dans le logis et, terrorisé par la chasse qu'on lui fait, s'est réfugié non pas sur, sous ou derrière mais dans le piano, transformant celui-ci en instrument à cordes griffées.

TV. Football. France - Chine 3 - 1. Les Bleus se tapent la Chine, sous la houlette râpée d'un Zizou sans tifs.
Commentaire éclairé de Luis Fernandez, promu au grade de consultant : "Les Coréens défendent à onze."

JEUDI.
Courrier. Arrivée d'un disque de Bright Eyes et du Bulletin de l'Association Georges Perec, n° 48, le cinquième concocté par mes soins.

Courriel. L'Invent'Hair part à l'assaut des Pays-Bas avec un "Caracthair" saisi par DC à Valkenburg.

Lecture. Winterkill (C.J. Box, G.P. Putnam's Sons, 2003; Editions du Seuil, coll. Policiers, 2005 pour la traduction française; traduit de l'américain par Anick Hausman; 316 p., 20 €).
Le garde-chasse Joe Pickett est le témoin de deux agressions violentes commises contre des membres du gouvernement fédéral. On arrête rapidement un marginal qui fait un coupable idéal. Mais Pickett est persuadé que l'homme est innocent.
C.J. Box n'est pas ce qu'on peut appeler un écrivain de grand style. Les clichés, quand ce ne sont pas des perles pures, pullulent sous sa plume ("Les yeux de McLanahan ressemblaient à deux flaques d'eau putride"), les personnages, dès leur première apparition, sont décrits de façon à ce que l'on puisse de suite les ranger du côté des bons ou des méchants (c'est facile, ces derniers ont la mine patibulaire et, la plupart du temps, une cigarette à la main ou au bec), les scènes de vie familiale chez les Pickett sont d'une mièvrerie que ne désavouerait pas Mary Higgins Clark. Pourtant, il écrit de bons polars parce qu'il tient un bon personnage, ce Pickett un peu emprunté, un peu naïf qui sait se surpasser quand il le faut, et parce qu'il sait le plonger dans des aventures bien menées, bien rythmées, souvent passionnantes. Celle-ci, la troisième de la série, se déroule dans un Wyoming balayé par une tempête de neige, le cadre habituel donc mais sous un jour inattendu qui, par les difficultés de déplacement et de communication qu'il crée, ajoute à l'intérêt de la chose. Un côté crispant : la manie de donner le nom des marques des objets utilisés par les personnages. Pour les armes à feu on a l'habitude des Colt et autres Winchester, mais le couteau Buck, les bottes Sorel ou Wellington, les gants Watson et les ceinturons Sam Browne donnent à la chose un côté catalogue Camif indésirable.

SAMEDI.
Vie littéraire. A neuf heures, je prends la route direction Jaligny (Allier) où se déroulent les Journées littéraires du Bourbonnais. Je tiens à croûter à l'Escale, au Donjon, sur la place que j'ai découverte l'an dernier et qui, bistrot, parasols, église, monuments aux morts, tient de la France quintessentielle : la plus belle place de France mais comme je suis le seul à être de cet avis, on ne s'y bouscule pas. A l'entrée du bourg, un restaurant annonce toujours son premier menu à 45 francs. Jambon, saucisson, steak frites et je pars à l'aventure sur les chemins de campagne. Je finis par trouver ce que je cherche : un écart de chemin, l'ombre d'un grand chêne, une herbe encore verte. Je sors une couverture de l'auto, me confectionne un oreiller de fortune et m'installe pour siester. Un petit courant d'air, les vaches qui mâchent de l'autre côté de la clôture, des oiseaux qui piaillent, plus loin une poule à qui l'on fait subir, semble-t-il, les derniers outrages, plus loin encre le ronron d'un tracteur : juste avant de m'endormir, j'ai le sentiment de toucher à la félicité absolue.
A Jaligny, la manifestation a malheureusement délaissé la grande halle du marché pour un centre socio-cul sans âme et bientôt surchauffé. Le contenu est le même toutefois : ce mélange bonhomme de libraires, d'éditeurs régionaux, d'auteurs qui ne le sont pas moins, et de ce qui gravite encore autour de René Fallet. D'emblée, je me fais mettre le grappin dessus par une harengère qui veut absolument me vendre son chef-d'oeuvre (Une curiste de Vichy au XXIe siècle) sous prétexte que le roi du Maroc lui en a commandé cent exemplaires. Elle doit me prendre pour le sultan des gogos. J'achète à un libraire d'occasion la première édition de La Vie mode d'emploi repérée l'an dernier et qui n'a tenté personne entre-temps. J'ai maintenant six exemplaires du roman, je crois que je vais m'arrêter là. Je fais signer à Michel Lécureur l'album Pléiade qu'il a consacré à Marcel Aymé, à Thomas Paris, que ça a vraiment l'air d'enquiquiner, son roman Pissenlits et petits oignons sélectionné pour le prix, offre à Agathe Fallet, qui n'a pas l'air trop mécontente des articles que j'ai écrits sur son défunt, mon bloc de correspondance Picabia et évite soigneusement Jeanne C., une Spinalienne qui écrit des livres dont je n'ai jamais lu une ligne mais qui reste à jamais dans ma mémoire pour l'art avec lequel elle s'ingéniait, il y a trente ans, à pourrir nos vacances provençales avec son mari qui était alors le patron de mon père. Arrive l'heure du Prix René-Fallet, je vote pour La théorie des nuages de Stéphane Audeguy, nettement au-dessus du lot à mon gré avec une écriture vraiment personnelle et des personnages dignes de figurer justement dans La Vie mode d'emploi. Comme d'habitude, c'est un autre livre qui s'impose, L'intérieur de la nuit de Léonora Miano (Plon), confirmant le goût du jury pour un certain exotisme vers lequel je ne me sens pas du tout attiré.
Je ne m'attarde pas, on m'attend à Besançon pour le deuxième sacrement de la semaine. Je reprends la route, profite d'une halte autoroutière pour quitter mon tout-venant vestimentaire et enfiler des nippes d'apparat, et je retrouve Caroline à l'heure et à l'endroit prévus, aux noces de sa cousine Hélène. Les festivités apéritives sont presque terminées, ce qui me permet de passer relativement inaperçu, on s'installe pour banqueter, à minuit on y est encore et l'ennui ne m'a pas encore gagné. Pas tout à fait, disons.

Bonne semaine.

 

Notules dominicales de culture domestique n°262 - 18 juin 2006

DIMANCHE.
Vie familiale (suite). Suite de la noce, aussi, que nous ne parviendrons à quitter qu'après quatre heures du matin pour aller nous glisser dans les toiles d'un cube à sommeil bisontin. Au retour, je laisse passer un salon de coiffure, deux bars clos et plusieurs publicités peintes autour de Vesoul : la fatigue a tué en moi l'instinct du chasseur. La perte sera compensée par quelques photos de salons nancéiens mises en ligne par FB.
Nous récupérons les filles chez mes parents où nous croûtons en soirée. Retour at home, je trouve au courrier l'article "Perec et Proust : le travail de la mémoire", écrit et envoyé par DC.

Courriel. Echange avec un notulien en quête de matériel pour nourrir un projet de revue.

LUNDI.
Courriel. Une demande d'abonnement aux notules.
AN envoie des conseils techniques pour l'enregistrement numérique.

MARDI.
TV scolaire. Faust (Faust. Eine deutsche Volkssage; Friedrich Wilhelm Murnau, Allemagne, 1926 avec Gösta Ekman, Emil Jannings, Camilla Horn; DVD Le cinéma du Monde, Série 6).
Au moment où Murnau réalise son Faust, on compte déjà une bonne demi-douzaine de versions filmées du mythe, dont celle de Méliès. Dans cette profusion, c'est cette version qui est restée dans les mémoires par sa richesse plastique. C'est une excellente illustration du cinéma expressionniste allemand de l'époque avec ses jeux sur l'ombre et la lumière particulièrement bien adaptés à cette histoire, sa vision déformée de la réalité, sa grandiloquence. Cette dernière fait que certains passages ont mal vieilli, il reste cependant de magnifiques moments comme la scène finale du bûcher. La distribution donne lieu à quelques surprises, comme la présence d'Yvette Guilbert et celle de William Dieterle, promis à une belle carrière de réalisateur à Hollywood.

TV. Football. France - Suisse 0 - 0. C'est le premier match de la Coupe du monde que je regarde en intégralité. On ne peut pas dire que l'effort soit récompensé. Je n'ai fait jusqu'alors qu'attraper quelques images par ci par là, sans parvenir à m'intéresser aux débats. L'atmosphère, ou ce qu'on en perçoit, n'incite pas à la ferveur : les micros d'ambiance ont l'air d'être installés à trente kilomètres des stades, ne laissant passer qu'un vague brouhaha et le son continu de quelques trompinettes assourdies, comme pour illustrer Apollinaire "Et l'unique cordeau des trompettes marines..."

MERCREDI.
Emplettes. Je prépare le séjour estival du côté de Guéret en achetant le volume Chaminadour de Jouhandeau.

Courrier. Arrivée d'un aptonyme en provenance de Nancy (Jean-Marc Pain, boulanger qui tenait auparavant fournil à Lunéville) et, pour l'Invent'Hair, d'un beau banc de merlans catalans aussitôt baptisés catamerlans par l'infatigable MGM. Je ventile quelques exemplaires du dernier Bulletin Perec.

Vie au grand air. Je termine la phase de bêchage au grand soulagement de mon dos qui n'a pas de mots pour me remercier, procède aux derniers replants (tomates, piment) et semis (betteraves, navets). Premier barbecue de la saison, croûte au jardin, foin de la télévision, des films, du football, du cinéma, des notules, juste flâner et se laisser gagner par la fraîcheur du soir pour en arriver à cette conclusion ontologique : l'homme est fait pour vivre en short.

JEUDI.
Obituaire. "Je me souviens que Johnny Halliday est passé en vedette américaine à Bobino avant Raymond Devos (je crois même avoir dit quelque chose du genre de "si ce type fait une carrière, je veux bien être pendu..." (Georges Perec, Je me souviens, Jms n° 181).

TV. Est-ce bien raisonnable ? (Georges Lautner, France, 1981 avec Gérard Lanvin, Miou-Miou, Michel Galabru, Henri Guybet).
Un voyou évadé du Palais de Justice est pris pour un juge d'instruction par une journaliste. Celle-ci lui demande son aide pour éclaircir un mystérieux assassinat.
Après Pas de problème (1974), la carrière de Georges Lautner s'est peu à peu enfoncée dans une banalité totale, que ce soit dans le domaine de la comédie ou du polar. Ce film essaie de conjuguer les deux, ce que Lautner a souvent fait avec bonheur, mais ça ne marche plus, malgré la complicité d'Audiard une fois de plus commis aux dialogues, et ce n'est pas la présence d'un truand nommé Volfoni qui suffit à ressusciter la verve des Tontons flingueurs. Tout juste peut-on signaler le début de carrière de Lanvin qui semblait alors en passe de devenir une sorte de successeur de Belmondo.

VENDREDI.
Voyage. Je gagne Paris par le 19 heures 34. Assis à deux places de moi, Gérard Longuet, ancien président du Conseil Régional de Lorraine et ministricule de quelques gouvernements. Son étoile a bien pâli à la suite de ses ennuis judiciaires, à tel point que si je me levais pour m'écrier "C'est Longuet", on croirait que je parle du voyage.

Lecture. Les romans à clefs (Troisième colloque des Invalides, 3 décembre 1999; Du Lérot, 2000, coll. En marge; 160 p., 150 F).
Un roman à clefs est un livre dans lequel l'auteur dissimule des êtres réels sous les masques de ses personnages. Le genre est immémorial, on sait par exemple que les Caractères de La Bruyère pouvaient, à l'époque, être parfaitement identifiés, mais semble avoir connu une sorte d'apogée à la fin du XIXe siècle. Le roman à clefs ne répond pas toujours à des desseins très nobles : il est un moyen commode, pour un auteur, de régler ses comptes avec tel ou tel de ses contemporains en l'attaquant, en le dénonçant, en le ridiculisant. Aussi la valeur littéraire de ces ouvrages n'est pas toujours très élevée : comme le remarque Jean-Didier Wagneur, "s'ils n'étaient pas à clefs, personne ne les ouvrirait plus aujourd'hui." Certains romans de cette époque dorée sont restés célèbres, comme Elle et Lui où George Sand fait le récit de ses amours avec Musset (et qui fut immédiatement suivi de Lui et Elle de Paul de Musset et de Lui de Louise Colet dans lesquels les auteurs présentaient leur propre version des faits), d'autres sont totalement oubliés mais les intervenants de ce colloque les ont dénichés, lus, étudiés, décryptés pour y trouver les célébrités cachées. A la lumière de leurs contributions, on s'aperçoit que le roman à clefs de cette fin XIXe concernait absolument tout le monde : tous les écrivains de l'époque, célèbres ou non, apparaissent dans un roman à clefs. On peut ainsi suivre à la trace, les avatars littéraires de l'un ou de l'autre, comme le fait Claude Zissmann avec Baudelaire. Le roman à clefs est une denrée périssable, son intérêt s'affadit avec le temps mais le genre est toujours pratiqué.comme le démontrent les derniers articles de ce recueil consacrés à Queneau, Barthes, Sollers, René Reouven et Christine Deviers-Joncour.
A sortir du lot l'excellente intervention de Valérie Dupuy intitulée "Bergotte et sa clef" qui étudie la question des cryptonymes chez Proust. La question "Qui est qui dans La Recherche" a donné lieu à quantité d'enquêtes et d'études. Est-ce bien nécessaire ? Pas pour Valérie Dupuy pour qui "dénier à La Recherche le statut de roman à clefs, c'est sauvegarder en même temps son statut de grande oeuvre littéraire, lisible de façon autonome par rapport à son contexte d'écriture." C'est exactement ce que dit Proust quand on lui demande les clefs de ses personnages ("Il n'y a pas de clefs pour les personnages de ce livre; ou bien il y en a huit ou dix pour un seul") et c'est exactement ce en quoi il s'oppose à Sainte-Beuve. En fait, conclut Valérie Dupuy, "si la clef existe, elle ne constitue pas une condition à la lecture du roman, mais un outil d'élaboration dans le processus d'écriture. Elle n'existe qu'en amont du roman, bien plus qu'en aval; elle est une cause, et non un effet recherché pour le lecteur."

SAMEDI.
Vie parisienne. Je passe de ma chambre d'hôtel à celles de l'hôtel Crystal, décrites par Olivier Rolin. C'est la dernière séance du séminaire Perec et Isabelle Dangy est venue parler de la relation Perec - Rolin, une relation pleinement revendiquée par celui-ci, à la différence de Jean Echenoz chez qui, au cours d'une séance précédente, la même Isabelle Dangy avait cru reconnaître une forme d'héritage perecquien. Olivier Rolin ne cache pas son attachement pour son aîné et pour son oeuvre qui ne sont pas étrangers à son envie d'écrire, apprécie chez lui la dimension ludique, le mélange de farce et d'érudition, l'encryptage de l'intime même s'il manifeste par ailleurs peu de goût pour les contraintes formelles. Isabelle Dangy étudie les traces de Perec dans deux livres d'Olivier Rolin, L'invention du monde et Suite à l'hôtel Crystal : les multiples allusions, les reprises de personnages, les jeux de mots, la réécriture de l'affaire de Chaumont-Porcien, les implicitations présents dans le premier et la parenté du second avec le projet de Perec intitulé Lieux ou j'ai dormi et avec l'aspect descriptif et énumératif de La Vie mode d'emploi sont, il est vrai, plus que convaincants.

Pendant ce temps, à Epinal. Si, j'ai encore des souvenirs d'école, je n'aurai bientôt plus de traces des lieux qui les ont abrités. A l'automne dernier, c'est l'école maternelle du Château, en haut de la rue Saint-Michel, celle où j'ai fait mes premiers pas en voiture à pédales, qui a fermé.

Baisse des effectifs, restructuration de la carte scolaire, protestation des parents, on connaît la chanson... Le maire Michel Heinrich y est allé de son couplet contrit et de ses larmes de crocodile sur la rigueur du budget de l'Education nationale, budget à l'époque voté sans sourciller par le député Heinrich Michel. J'ai suivi ensuite le cours préparatoire dans un préfabriqué qui, bien sûr, n'était pas destiné à survivre mais à faire patienter en attendant la construction de l'école Champy que j'ai intégrée l'année suivante. C'était très exactement le Groupe scolaire Christian-Champy, mais c'était plus simplement l'école de la ZUP, le quartier neuf où j'ai grandi. Ces trois lettres n'avaient encore rien d'infâmant, on accédait à la ZUP en grimpant la côte de la ZUP, on prenait le car de la ZUP, on jouait au foot sur le terrain de foot de la ZUP, on allait à la messe à l'église de la ZUP, j'achetais les Gauloises de mon père au tabac de la ZUP parce que j'étais un gosse de la ZUP. C'était l'époque où un garde-champêtre à mobylette suffisait à faire la loi dans le quartier, avant que l'étiquette "gosse de la ZUP" ne soit remplacée par celles de voyou, sauvageon ou racaille selon l'époque et le ministre, avant que ma soeur, dernière de la lignée, ne soit l'unique visage pâle sur ses photos de classe. Aujourd'hui, on ne dit plus ZUP, on dit Plateau de la Justice (le nom d'origine). Le Plateau de la Justice est en pleine restructuration, on va agrandir l'hôpital, déplacer des commerces, on détruit des immeubles (les fameux "blocs de la ZUP") et on ferme l'école, avant de la démolir cet été. Ce matin, les anciens de l'école Christian-Champy étaient conviés à une sorte de cérémonie du souvenir, une dernière visite des lieux, une dernière rencontre dix, vingt, ou trente ans après. Je n'en suis pas, je suis à Paris. J'en ai d'abord eu du regret, quand j'ai entendu parler de cette initiative due à des instituteurs du quartier, d'anciens gosses de la ZUP, des copains. Et puis l'affaire a pris un tour officiel, est passée sous la coupe d'un conseiller pédagogique (revoir le conseiller pédagogique dans Le Maître d'école de Claude Zidi, celui qui bâfre ses nouilles sous une pluie de petits suisses à la cantine) qui a convoqué le diable et son train pour célébrer l'événement (discours du maire, de l'inspecteur d'académie), et a cessé de m'intéresser. Je suis bien content d'être à Paris. Content surtout parce que personne ne peut voir que je suis un peu triste.

Vie parisienne. J'attrape la fin de Portugal - Iran dans un rade du boulevard de Clichy et m'engage cité Véron, non pour y rechercher les ombres de Boris Vian et de Prévert mais pour assister à la fête de remue.net, collectif littéraire qui s'enorgueillit de la présence de quelques notuliens. Je commence par saluer François Bon qui me dit "Bonjour, bienvenue" et file discuter avec d'autres personnes. Bien sûr, je ne me prends pas pour le centre du monde mais je me demande pourquoi il m'avait reproché, cet hiver, de ne pas m'être fait reconnaître auprès de lui lors de sa lecture Duchamp à Beaubourg... Tant pis, je suis assis à côté de Denis Montebello et comme c'est la journée des révélations (déjà ce matin, à Jussieu, j'ai dévoilé mon identité à Jean-Pierre Salgas, notulo-perecquien) je lui dis qui je suis. C'est que Denis Montebello est spinalien, il a grandi à deux rues de chez moi, c'est un gosse de la ZUP devenu écrivain du côté de La Rochelle, comme quoi ils n'ont pas tous mal tourné... Nous échangeons des souvenirs du stade Saint-Michel, de l'école Champy, parlons de son père qui fut journaliste sportif à La Liberté de l'Est. Là-dessus, François Bon me rattrape : il n'a pas compris mon nom tout à l'heure, m'a pris pour un Philippe quelconque (je suis un Philippe quelconque, d'accord, ce n'est pas ce que je veux dire, en fait j'ai dû bredouiller mon nom de façon incompréhensible, dire quelque chose qui ressemblait plus à Philippe Tartempion qu'à Philippe Didion) mais cette fois, ça y est, nous pouvons mettre des visages sur nos adresses Internet avant que la soirée ne commence. Celle-ci consiste en une série de lectures qui sont pour moi autant de découvertes, en fait je ne connais personne à part Montebello. D'ailleurs je n'adhère pas à tout, c'est normal, mais je suis impressionné par la lecture de Pas un tombeau par son auteur, Bernard Bretonnière, un texte drôle, fort, drôlement fort sur son père, médecin, qui achète un fusil pour pouvoir dégommer les croix vertes des pharmacies (!) Je profite d'une pause pour parfaire mon coming out auprès de Thierry Beinstingel, écrivain de Haute-Marne à qui je dois d'avoir été en quelque sorte introduit dans ce milieu et avec qui je parle de Fallet, de Bergounioux et nos chantiers respectifs. Je quitte les lieux vaincu par la chaleur et la fatigue mais content d'avoir oublié ma timidité pour entrer dans le jeu de cette soirée de rencontres et d'échanges.

Bonne semaine.

 

Notules dominicales de culture domestique n°263 - 25 juin 2006

DIMANCHE.
Vie parisienne (suite). Je récupère au Louvre mes enregistrements de La Montagne magique et parcours la salle 23, aile Richelieu, deuxième étage, consacrée à Teniers. Ses Intérieurs de tabagie ne donnnent pas envie de persévérer dans la consommation de cigarettes. Je constate qu'il est d'ailleurs de plus en plus ardu de conserver l'intégrité de son patrimoine tabagique dans les couloirs du métro : en une matinée, je dois subir les sollicitations de cinq tapeurs, pas moins. J'ai beau avoir un bon fond, je ne peux satisfaire tout le monde et je songe à faire comme FD, me remettre aux Gitanes sans filtre qui ont un effet dissuasif sur les gosiers des nouvelles générations. Je fais un tour place Saint-Sulpice où auteurs et éditeurs du Marché de la Poésie s'apprêtent à rôtir pour la journée.

Vie ferroviaire.
Je rentre at home par le 13 heures 44. Je scrute : pas trace de Gérard Longuet, ni même d'un obscur conseiller général de canton rural. Je dois ici confesser que s'il m'arrive de côtoyer de telles éminences, c'est parce que je voyage en première classe. Je parle de confession parce que j'ai toujours détesté les voyageurs de première classe, leurs beaux costumes, leur Figaro et leurs Echos, leurs téléphones et ordinateurs portables sur lesquels ils font semblant de travailler alors qu'ils sont en train de regarder le DVD de La Vérité si je mens 2. Je continue d'ailleurs à les détester mais de plus près et si j'en suis venu à une telle extrémité, c'est à cause de mon mariage. Inutile de le dissimuler plus longtemps : si j'ai épousé Caroline, c'est pour son argent. Pas l'argent qu'elle détenait à l'époque, mais celui à la tête duquel je la voyais se trouver très rapidement. J'avais tout prévu : l'officine en centre ville animée par une noria virevoltante d'accortes donzelles nues sous leurs blouses et sélectionnées par mes soins, la villa avec piscine, quelque chose comme la maison de Tony Soprano, tenue par une domesticité corvéable et lutinable à merci, les enfants à l'Ecole du Centre, ses enseignants triés sur le volet, avec les autres rejetons de pharmaciens et d'adjoints au maire pour qui la carte scolaire n'existe pas, un 4 fois 4 chacun à conduire d'une main, la Rolex au poignet, bonnes tables et vins fins, Rotary, Lions Club et Kiwanis, la résidence secondaire dans le Lubéron, les week-ends en Toscane et les vacances sous les tropiques, les îles, l'azur, l'azur, l'azur mais climatisé, les croisières, pourquoi pas, mais avec Pierre Botton. Je m'voyais déjà... J'ai dû déchanter. La pharmacie : la plus excentrée que l'on puisse imaginer. La villa Soprano : un appartement au-dessus de la boutique où une douche décente a été installée il y a quinze jours et où l'on entend très bien la sonnette de garde, surtout les nuits et les dimanches où l'on n'est pas de garde. L'Ecole du Centre : l'école du quartier où Lucie est incapable de réciter la liste des douze instituteurs qu'elle a vus se succéder dans sa classe l'année dernière. Les 4 fois 4 : il a fallu attendre cinq ans pour vendre la 2 CV et acheter une Peugeot 206 (il y a bien une auto plus grosse, familiale, avec les cartes Michelin sous le siège avant en guise de GPS). Les bonnes tables : je cultive des patates. Seul club fréquenté : le Stade Athlétique Spinalien, section football, dont chaque saison est une épreuve pour le coeur et les nerfs. Le Lubéron, la Toscane : Saint-Jean-du-Marché où l'on est tout heureux d'être invités de temps à autre. Les tropiques : depuis notre mariage, la Creuse, l'Eure, l'Allier (deux fois l'Allier, je connais très bien Moulins), le Loir-et-Cher et au mois d'août on redouble en Haute-Vienne. J'ai aligné, depuis ce jour sinistre où j'ai dit oui, déconvenue sur déconvenue. Alors je compense comme je peux : j'ai rejoint les rangs des détestables, je voyage en première classe. Et si je voulais, je serais très ami avec Gérard Longuet.

TV. Football. France - Corée du Sud 1 - 1.

LUNDI.
Courriel. Je croyais avoir fait le tour de mes connaissances samedi soir à remue.net mais je reçois des messages de deux notuliennes présentes à cette soirée. Pour la prochaine fois, prévoir des badges ou des chapeaux de papier siglés "notules forever".

Courrier. J'envoie une liasse de tapuscrits à AD.

MARDI.

Lecture professionnelle.
Alcools (Guillaume Apollinaire, Le Mercure de France, 1913; rééd. in Oeuvres poétiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade n° 121, édition établie et annotée par Marcel Adéma et Michel Décaudin; 1344 p., 45 €).
Ma pratique de la poésie est habituellement aléatoire et légère, je picore, je grappille une pièce de temps en temps au hasard d'un volume rencontré. Il est rare que je lise un recueil de A à Z et ce n'est que l'étude en classe d'Alcools qui m'a poussé ici à une lecture complète. Lecture intéressante car Apollinaire a pensé ce volume, l'a composé avec soin, choisissant par exemple de l'ouvrir sur "Zone", qui fourmille d'audaces et de trouvailles (à peu près autant que La prose du Transsibérien que Cendrars publie la même année) de la provocation initiale ("A la fin tu es las de ce monde ancien") à l'éclaboussure finale ("Soleil cou coupé"). C'est donc en zigzag qu'on suit le parcours qui mène du lyrisme naturel des "Rhénanes" à l'éclatement des formes poétiques traditionnelles en passant par les réminiscences du symbolisme, les traces de Villon et de Verlaine ("A la Santé"), l'unité de l'ensemble étant assurée par la thématique de l'amour déçu et des liaisons rompues avec Annie et Marie Laurencin. On trouve dans Alcools des vers qui tiennnent tout seuls ("Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant", "Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire") et ce que je goûte particulièrement en poésie, depuis la découverte de certaines complaintes de Laforgue, la condensation, le fait de rassembler en une poignée de vers toute l'histoire d'une expérience, presque d'une vie entière, des poèmes après lesquels il n'y a plus qu'à tirer l'échelle, comme l'émouvant et impeccable "Adieu" :

"J'ai cueilli ce brin de bruyère
L'automne est morte souviens-t'en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t'attends"

Vie médicale. Dans le domaine musical, le disque est en crise. Dans le domaine vertébral aussi. C'est l'âge, ça s'use, ça se tasse. Je confie mon dos, en vrille depuis trois semaines, aux mains de JPR, alias le notulien aux doigts d'or. Pour me récompenser d'avoir résisté à ses chatouillis, je m'offre deux revues (Europe et Lignes), des vers (Ponge) et des facéties contrapétiques (Ceux que la Muse habite).

Courriel.
Une demande d'abonnement aux notules émanant d'un auteur entendu samedi dernier cité Véron.

TV. L'Antidote (Vincent de Brus, France, 2005 avec Christian Clavier, Jacques Villeret, Annie Grégorio, Agnès Soral, Alexandra Lamy, François Morel, Judith Magre, Daniel Russo; diffusé ce mois sur Canal +).
Un grand patron est sujet à des crises de panique qui le font bafouiller. Il découvre que la présence à ses côtés d'un modeste comptable fait disparaître ses problèmes d'élocution.
Vipère au poing, Malabar Princess, Les Âmes grises, L'Antidote : on n'en finit pas de dire adieu à Jacques Villeret avec toujours le même sentiment de gâchis devant les rôles caricaturaux qu'on lui offre et dont malheureusement il semblait se satisfaire. Il faut remonter au Furet de Mocky pour le voir dans une composition différente et stimulante. On a ici une comédie convenue mais pas désagréable où l'on retrouve un peu le thème du lointain Jouet (1976) de Francis Veber où, sur le même mode, un patron engageait un sans-grade pour son confort personnel. Il y avait dans le Jouet une dimension satirique absente ici où rien ne vient mettre en cause les différences de statut des riches et des humbles. Les bafouillages de Christian Clavier n'ont pas la saveur de ceux de Darry Cowl, d'ailleurs la vitesse de son débit naturel rend peu perceptible la différence entre les moments ou il bégaie et ceux où il s'exprime normalement.

MERCREDI.
Lecture. Un coupable trop parfait (Not Guilty, Patricia MacDonald, Albin Michel, 2002, coll. Spécial Suspense; traduit de l'américain par Françoise Cartano; 416 p., 20,90 €).
A quelques années d'intervalle, Keely perd ses deux maris : un suicide, puis une noyade accidentelle. La présence de son fils, enfant puis adolescent, sur les lieux de chacun de ces drames éveille les soupçons de la police.
C'est une sorte de performance que réalise ici Patricia MacDonald : par la qualité de son intrigue, son sens de la construction et du rebondissement, elle réussit, et ce n'est pas une mince affaire, à faire passer au second plan l'irritation que provoque son écriture plate et stéréotypée. Le lecteur saute ainsi par-dessus les clichés pour s'intéresser au combat mené par Keely pour innocenter son fils que tout semble accuser.
Curiosité. La traductrice refuse toute élision devant les noms propres commençant par une voyelle, ce qui donne une kyrielle d'expressions comme "le jouet que Ingrid conservait", "les oreilles de Abby", "la véhémence de Evelyn" et les rues tranquilles de Ann Arbour" à l'effet assez déroutant.

Vie familiale. Nous effectuons un tour en ville pour la Fête de la musique qui ressemble de plus en plus à la foire au boudin entre baraques à frites et stands de gaufres. On s'attarde devant un trio basique guitare-basse-batterie qui semble avoir retrouvé l'esprit et l'énergie des Dogs et, un peu plus loin, devant un "All Blues" soigné servi par quelques pointures de ma connaissance.

JEUDI.
Vie de quartier. L'orage de la nuit m'a semblé particulièrement véhément, les coup de tonnerre incroyablement violents. J'en ai l'explication dans la journée, on ne parle que de ça dans le voisinage. Une dizaine de bouteilles de gaz ont explosé et mis le feu à un entrepôt situé à une centaine de mètres de la pharmacie. Tout le quartier était dehors, pyjama, nuisette et mules à pompon, à suivre le combat des pompiers pendant que nous goûtions un sommeil paisible à peine troublé par la bizarrerie de cet orage sans pluie.

TV. Je finis de regarder un vieux numéro de Campus histoire de voir s'il n'y aurait pas quelque chose à glaner pour nourrir ma chronique d'Histoires littéraires. Je n'en ressors pas tout à fait bredouille, car j'ai la surprise d'entendre Josiane Balasko avouer son admiration pour Georges Perec, aveu illustré par un extrait d'Apostrophes, l'émission de décembre 1978 où l'auteur était venu présenter La Vie mode d'emploi.

VENDREDI.
Vie médicale. Mal aux dents. Dentiste. Verdict : c'est l'âge, le début du déchaussement. En une semaine, je serai devenu un vieillard gibbeux, contourné et édenté.

TV. Football. France - Togo 2 - 0. Et je suis bien content. De voir l'équipe de France qualifiée, ce qui permet de garder de l'intérêt pour cette compétition pendant quelques jours encore, et surtout d'échapper à ce que je redoutais le plus en cas d'élimination : les commentaires assurés des stratèges de gazette et de comptoir qui, dès demain, s'en seraient donné à coeur joie (même si ce n'est que partie remise) : bien fait, je te l'avais bien dit, j'en étais sûr, fainéants, trop payés, Zidane trop vieux, Domenech dehors, incapable, comme s'il était désormais impossible de prendre le football comme un jeu où, à la Coupe du Monde comme à la Colombière, on se passionne, parfois l'on gagne, tant mieux, parfois l'on perd, tant pis et vivement le prochain match. Je sais que dire que le foot n'est qu'un jeu n'est pas vrai, qu'il y a les impératifs commerciaux, publicitaires, politiques, mais on peut toujours le regarder comme tel, c'est du moins ce que me contente de faire.

SAMEDI.
Vie familiale. Fête de l'école à Saint-Laurent. On remet des récompenses suite aux jeux organisés la veille. Vainqueur : l'équipe des chèvres. Alice fait partie de l'équipe des chèvres. C'est bien la première fois qu'un Didion se distingue dans un domaine où il faut faire preuve de force, vitesse ou adresse. La première fois aussi où je suis fier d'être le père d'une chèvre.
Le standing s'améliore : l'après-midi, les filles effectuent leur première sortie équestre, dans un centre éloigné de la ville (pas question de se frotter aux m'as-tu-vu locaux). Je me renseigne : on ne peut pas parier sur les chevaux.

TV. Les Soprano (série américaine de David Chase, 2001, avec James Gandolfini, Edie Falco, Lorraine Bracco; saison 3, épisode 4, diffusé samedi sur France 4).

Bon dimanche.