Notules dominicales 2002
 
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Notules dominicales de villégiature exotique n°71 - 11 août 2002

SAMEDI 1.
Transport. Comme environ 65% de la population française aujourd'hui, nous prenons la route. Heureusement, notre destination n'est pas des plus recherchées et nous pouvons compter sur une relative quiétude. Tout se passe bien jusqu'au moment où, arrivés aux environs de Paris, je rate je ne sais quel embranchement, ce qui me permet de faire mon baptême du périphérique. Comme s'il ne faisait pas déjà assez chaud. Je prends le sud au lieu du nord désiré mais parviens à maintenir ma carrosserie et nos carcasses indemnes. Tout à mon euphorie, je rate la sortie pour Rouen, qui surgit juste après le tunnel qui passe sous le Parc des Princes. Nous voilà partis pour une excursion dans la banlieue ouest, Neuilly, Courbevoie, Chatou, Le Vésinet et ses belles bâtisses, Le Pecq, Saint-Germain-en-Laye, Chambourcy, avant de retrouver l'autoroute. Le tout sous un soleil de plomb. Nous longeons la Seine, passons Mantes et sortons aux Andelys où une banderole annonce une "Foire à tout", ce qui a le mérite de combattre la spécialisation outrancière (en fait, c'est la façon d'appeler ici les calamités poussiéreuses que sont les vide-grenier). Nous trouvons l'Andelle et la suivons jusqu'à notre lieu de villégiature, 6, rue de la Forêt, 27910 PERRIERS-SUR-ANDELLE, une localité située à l'extrémité nord-est du V que forme le département de l'Eure, beaucoup plus proche de Rouen que du chef-lieu Évreux. L'environnement est parfait, le gîte est un ancien moulin coincé entre un canal et l'Andelle. Nos voisins immédiats : des vaches (enfin, des vaches sans pis, donc des génisses, des bouvillons, des broutards, que sais-je ?) et l'âne du propriétaire, Charlot (l'homme est probablement un gaulliste facétieux) qui sera le premier amour de vacances de nos filles.
Je tente un premier coup de pêche dans l'Andelle et dans le canal mais c'est très branchu, il faut traquer la truite et c'est une pêche trop sportive pour moi. La réception de France Musiques et de France Culture est bonne, le lit correct. Vacances.

DIMANCHE 1.
Farniente. Il fait chaud. Je me laisse happer par le charme de La montagne magique de Thomas Mann, dont l'action se déroule dans un sanatorium de Davos, seul endroit où je trouve un peu de fraîcheur. Nous partons à la découverte du bourg de Perriers qui abrite tout ce qu'il faut pour subsister, boulangerie, boucherie, marchand de journaux, petite surface, tabac, cafés et luxe suprême, un PMU. C'est la fête au village. Attiré par les flonflons des fanfares, j'emmène Lucie sur le champ de foire. C'est un mélange de fête foraine et de vide-grenier, foire à tout donc. Nous déambulons sans nous attarder entre les odeurs d'huile rance et les rossignols ébréchés. Est-ce parce que nous sommes plus proches de l'Amérique ? Nous croisons beaucoup de familles d'obèses.

LUNDI 1.
Flaubert. Première sortie en auto, une quinzaine de kilomètres à travers la Forêt de Lyons pour atteindre justement Lyons-la-Forêt. Un petit bourg, normand en diable, qui a l'air de ne pas avoir changé d'aspect au cours des siècles avec, au centre, des halles qui servirent de cadre à la scène des comices dans les Madame Bovary de Jean Renoir et de Claude Chabrol. Nous nous renseignons sur les horaires de la piscine (découverte, ce qui fait qu'on n'y mettra pas les pieds) et allons nous ravitailler aux Andelys. Les journaux pour lesquels j'ai souscrit un abonnement nous parviennent.

MARDI 1.
Économie. Bonne nouvelle pour le budget familial, le PMU ferme aujourd'hui pour congés annuels.

Excursion. Nous nous aventurons à l'extérieur de la Forêt de Lyons, ce qui est à proscrire : partout, de grandes exploitations agricoles sur lesquelles travaillent des machines gigantesques, des usines pestilentielles d'aliments pour bétail, rien à voir avec la Normandie bocagère des cartes postales (d'ailleurs, on n'en vend pas) : c'est le Vexin normand, industriel et intensivement agricole. La brique est partout : maisons, murs de clôture, mairies, églises, on se croirait à Orchies.

MERCREDI 1.
Météo. La pluie et le froid arrivent et ne nous lâcheront plus qu'occasionnellement jusqu'à la fin du séjour. Les rites s'installent : la partie de foot avant le coucher, les carottes apportées à Charlot, l'immanquable bredouille de la partie de pêche, la lecture de Paris Normandie, l'écoute religieuse de l'épisode de La montagne magique enregistré pendant la nuit, Thomas Mann, le cahier de vacances, la biographie de Tati par David Bellos, la relecture du Voyage de Céline, la conversation d'Alice qui s'enrichit de nouveaux vocables monosyllabiques chaque jour, le regard impassible de nos voisins bovidés.

Excursion. Une douzaine de kilomètres jusqu'à l'abbaye de Mortemer, vestiges du 12° siècle. Nous prenons des tickets pour le parc où on peut voir des daims, des oies... comme au parc du Château à Epinal. C'est souvent comme ça les vacances : c'est comme chez soi, sauf qu'on paye et qu'on ne sait pas faire marcher le chauffage. Nous bénéficions tout de même d'une longue ballade en petit train tiré par un tracteur. Au retour, traversée d'un village au nom charmant, Veaumichon. J'imagine les slogans du maire en campagne électorale : "Pour le développement et le redressement de Veaumichon". Ravitaillement au magasin Champion de Charleval.
Devant nous, à la caisse, une vieille avec un chariot rempli jusqu'à la gueule de litres de vin. Elle diffuse une odeur de distillerie incroyable.
On n'est pas à Vichy : aux caisses, les bonbons "Croibleu", ceux qui sont censés tromper les éthylomètres, sont vendus par sacs de 3 kilos.

JEUDI 1.
Emplettes. Caroline passe le journée à magasiner à Rouen. Je reste à Davos.

VENDREDI 1.
Perec. Nous partons de l'autre côté de la Seine, en reconnaissance pour un plan d'eau au cas où le temps se remettrait au beau. Les bâtiments publics portent le nom des gloires locales : gymnase Jacques Anquetil, collège Maupassant. Nous trouvons l'endroit,
près de Poses : il faut payer 6 euros rien que pour parquer son auto. Autant aller à la piscine de Lyons s'ils lui construisent un toit dans les 8 jours qui viennent. Au retour, un point sur la carte attire mon attention : Andé. Serait-ce l'Andé du Moulin d'Andé ? Nous nous détournons, trouvons le village, minuscule et sans intérêt, longeons la Seine et c'est bien là : un moulin massif, du 12° siècle lui aussi, sur le fleuve, où Perec résida à la fin des années 60 (c'était alors une sorte de kibboutz culturel, dirigé par Suzanne Lipinska dont il était amoureux, où se tenaient nombre de réunions de l'Oulipo) et où il écrivit notamment La disparition. J'y avais été invité en février 1999 pour l'avant-première de la soirée Théma consacrée à Perec par Arte. Aujourd'hui, on y donne des concerts et des pièces de théâtre. Bien entendu, l'appareil photo est resté à Perriers mais cette découverte fortuite illumine ma journée.

SAMEDI 2.
Flaubert (suite). Nous partons pour Rouen sous une pluie torrentielle. Nouvelle illumination géographico-littéraire en chemin.
Une pancarte annonce une localité du nom de Ry. Ne serait-ce pas le village qui a servi de modèle à Flaubert pour le Yonville de Madame Bovary ? Un coup d'œil dans les guides : c'est. A voir plus tard. En attendant, pendant que les égouts rouennais vomissent l'eau qu'ils ne
peuvent plus absorber, nous grignotons des croque-monsieur au Magistrat (l'occasion de se rappeler que Flaubert étudia le droit), à l'angle improbable de l'esplanade Marcel-Duchamp et de l'avenue Jean-Lecanuet. Je me trouve étrangement détendu, ce qui m'inquiète un moment (paradoxe que je retrouve dans La montagne magique où Hans Castorp "s'habitue à ne pas s'habituer" à la vie à Davos) mais les choses ne tarderont pas à rentrer dans la norme. Je visite le Musée des Beaux-Arts avec Lucie. Un musée très (trop ?) copieux, un spectre très vaste de l'histoire de l'art. On part du Pérugin (16°) pour finir justement avec Marcel Duchamp. Il y a des représentants de chaque pays, de chaque école, des grands noms, mais, c'est un charme de l'endroit, en petite quantité : deux Véronèse, un Quentin Metsys, un Caravage, deux Poussin, un Boudin, un Caillebotte, un Delacroix, un Géricault, deux Modigliani, un Derain... Seuls sont en plus grand nombre Sisley, Monet bien sûr dont on trouve tout de même un Portail de la cathédrale de Rouen et, plus surprenant, Blanche
qui, renseignement pris, est originaire du coin. A l'autre bout de la ville, nous trouvons l'Hôtel-Dieu où exerçait le docteur Flaubert et qui sert aujourd'hui de siège à la Préfecture. On y trouve un Musée Gustave Flaubert et d'Histoire de la Médecine. Tatave ne fait pas recette,
ce dont je ne saurais me plaindre : nous sommes seuls dans la bâtisse comme nous étions seuls, en août 1995 à visiter Caroline et moi son pavillon de Croisset. Concernant Gustave, c'est assez vite fait : on trouve la chambre où il est né, le perroquet, un pot à tabac, deux
lettres manuscrites, une E. O. de Madame Bovary mais le côté médical est assez intéressant et surprenant : un lit d'hôpital à 6 places, des instruments de chirurgie primitive comme on peut en voir aux Hospices de Beaune, une pharmacie...

DIMANCHE 2.
Drôles de mœurs. Vu sur une boîte à lettres de Perriers : "Mrs et Mme Lemercier".

Climat. J'essaie d'allumer du feu dans la cheminée. La famille échappe de peu à l'asphyxie générale.


LUNDI 2.
Courrier. J'entame la rédaction des cartes postales.

Flaubert (suite et fin). Nous arrivons à Ry sous la pluie. Visite de la galerie Bovary, un musée d'automates qui plaît aux filles. Au rez-de-chaussée, on trouve des scènes du roman reconstituées et des documents sur l'affaire Delamare qui eut lieu à Ry et inspira Gustave. Le village lui-même semble sorti du roman : un village-rue, des maisons normandes qui suintent l'ennui par-delà les années. Sûr qu'il y a encore des Bovary qui se languissent derrière ces façades. Le restaurant s'appelle Le Bovary, le café-tabac Le Flaubert, la mercerie (à l'emplacement de l'ancienne pharmacie Jouanne, modèle de celle de M. Homais) Emma, le commerce de comestibles Au marché d'Emma. Le coiffeur est encore un barbier et propose "brûlages et frictions".

MARDI 2.
Mauvaise idée. Nous passons la majeure partie de la journée dans l'auto. Comme il ne fait pas beau, je me suis mis en tête d'aller jusqu'à Illiers-Combray, de substituer Proust à Flaubert. C'est loin, trop loin, la route est moche (Évreux, Dreux, Ivry-la-Bataille...).
On est en pleine Beauce, plate comme ma main, pas étonnant qu'il ait fait des tartines sur le clochers, on les voit de loin. Aujourd'hui, il ferait pareil avec les silos. Le village est peu attrayant, des madeleines sont exposées sans conviction dans la vitrine de la boulangerie. Je
passe deux fois à l'Office du Tourisme, une fois pour y prendre des prospectus, une fois pour récupérer l'appareil photo oublié sur les marches de l'église. Fort de ma qualité de membre de la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, je me propose de visiter sans bourse délier la maison de tante Léonie. Quand j'arrive, la visite est partie depuis 35 minutes. La prochaine a lieu dans plus d'une heure, ce sera trop long pour la patience des filles. Déception, regret d'avoir embarqué mon monde - qui est d'ailleurs d'humeur charmante, comme s'il était tout naturel de suivre sans récriminer les lubies d'un hurluberlu prêt à vous embarquer à l'autre bout de la France pour se recueillir devant des tas de cailloux qui n'ont d'autre mérite que d'avoir été un jour caressés du regard par un quelconque gâte-papier asthmatique - dans cette galère. Je me console avec quelques cartes postales et quelques pas dans l'église Saint-Jacques, Saint-Hilaire dans le roman, où il n'y a plus d'aubépines depuis longtemps. J'achète L'Écho Républicain qui titre sur cinq colonnes "En a-t-on fini avec ce temps pourri ?" Bonne question. Au retour, nous traversons Chartres pour jeter un œil sur la cathédrale.

MERCREDI 2.
Météo. Belle journée. La pluie n'arrive qu'à 19 heures. Lucie entame un élevage d'escargots.

Presse. Dans Paris Normandie un article sur l'audience du tribunal correctionnel d'Évreux consacrée aux affaires de conduite en état alcoolique. La chose ne m'aurait pas attiré l'œil si la séance n'avait été présidée par la juge Mariette Vinas.

Lecture. La montagne magique (Der Zauberberg, Thomas Mann, chez S. Fischer, 1924, Librairie Arthème Fayard 1961 pour la traduction française, traduit de l'allemand par Maurice Betz).
Le jeune Hans Castorp arrive au sanatorium de Davos pour tenir compagnie à son cousin Joachim Ziemssen. Son séjour, prévu pour durer trois semaines, va se prolonger après que le Dr Behrens, en charge de l'établissement, eut détecté une tache suspecte sur un de ses poumons.
Si le temps maussade de ces vacances normandes, apte à provoquer la renaissance de la tuberculose, ne m'a pas trop pesé, c'est en grande partie à Thomas Mann que je le dois. J'ai passé en effet la majeure partie de ce séjour au Berghof, dans les Alpes suisses, en compagnie de Castorp, Ziemssen, Behrens, Settembrini, Naphta, Peeperkorn, Krokovski et de la belle et énigmatique Madame Chauchat. Il est parfois réconfortant de voir que des livres d'aspect rébarbatif (800 pages à l'écriture serrée) considérés comme des chefs-d'œuvre sont autre chose que des pensums.
Dire que La montagne magique est passionnant de bout en bout serait toutefois exagéré. Il contient de longs chapitres de dialogue entre Castorp, Settembrini et Naphta qui sont pesants : Settembrini est un franc-maçon humaniste internationaliste, Naphta un jésuite et leurs visions du monde antagonistes donnent lieu à des exposés philosophiques, politiques et métaphysiques qui rappellent L'homme sans qualités de Robert Musil. Mais dès qu'on a mis les pieds au Berghof en compagnie de Hans Castorp, on est happé par l'ambiance proprement surnaturelle de l'endroit et, comme Castorp lui-même, on ne peut se résigner à la quitter. Ce monde à part, gouverné par la maladie et la mort ("nous vivons horizontalement, nous sommes des horizontaux", dit Settembrini) n'apparaît pas comme un lieu sinistre, mais comme un monde hors du temps. L'échantillon qui l'habite est représentatif de l'humanité entière. Cette communauté du Berghof peut aussi apparaître comme une projection de l'Allemagne du début du 20° siècle, une Allemagne malade mais ignorante de son état, grisée par l'air des cimes, inconsciente des problèmes du monde "d'en bas" et rongée par des cancers (dont
l'antisémitisme qui apparaît dans les derniers chapitres).
On peut aussi voir le livre comme une des dernières œuvres romantiques, Castorp et Ziemssen, l'un par par son amour impossible pour Madame Chauchat, l'autre par son rêve de grandeur militaire et sa destinée tragique sont des héros romantiques.
Des héros dont Thomas Mann se moque parfois mais, grâce à son ingénuité, sa spontanéité, son désir d'apprendre, Hans Castorp finit par être un personnage positif.
Au sanatorium, le monde réel est comme mis entre parenthèses, mais il réapparaît à la fin du roman avec l'irruption, à la manière d'un coup de tonnerre, du premier conflit mondial. Les personnages et le lecteur sortent alors de leur torpeur ouatée, abandonnent leurs réflexions sur le Temps, la Mort, la Vie, l'Amour et replongent avec effroi dans la réalité.
Citation. "Mme Stoehr, je crois que vous la connaissez, d'une ignorance meurtrière, il faut l'avouer, et quelquefois on ne sait pas trop où regarder lorsqu'elle bavarde. C'est si bizarre - sotte et malade - je ne sais pas si je m'exprime exactement, mais cela me semble tout à fait singulier lorsque quelqu'un est bête et encore malade, lorsque ces deux choses sont réunies, c'est bien ce qu'il y a de plus attristant au monde. On ne sait absolument pas quelle tête on doit faire, car à un malade on voudrait témoigner du respect et du sérieux, n'est-ce pas ? La maladie est en quelque sorte une chose de respectable, si je puis ainsi dire. Mais lorsque la bêtise s'en mêle (...) on ne sait vraiment plus si l'on doit rire ou pleurer, c'est un dilemme pour le sentiment humain, et plus lamentable que je ne saurais dire. J'entends que cela ne s'accorde pas, on n'a pas l'habitude de se représenter cela réuni. On pense qu'un homme sot doit être bien portant et ordinaire, et que la maladie doit rendre l'homme fin et intelligent et personnel. C'est ainsi que l'on se représente d'habitude les choses. N'est-ce pas votre avis ? "
Curiosité. On trouve page 132 cette phrase étrange : " il dit bonsoir à son cousin vers neuf heures, tira l'édredon jusque sous son manteau et s'endormit, comme assommé." Sous son manteau ? Sous son menton, je suppose. A vérifier dans le texte original, à moins qu'il ne s'agisse d'un mystère du calibre des célèbres "vertèbres" qu'on aperçoit, chez Proust, sous le crâne de tante Léonie.

JEUDI 2.
Excursion. Nous passons la journée à Dieppe où nous échappons à la pluie. Du vent, des nuages dans un ciel digne de Boudin, le voisin havrais, mais pas de pluie. Dans la ville, beaucoup de drapeaux canadiens, et même un québécois, en mémoire de l'opération
Jubilee dont on va sans doute célébrer avec faste le soixantième anniversaire. Sur le kilomètre de plage que l'on découvre à l'œil nu, une centaine de personnes à tout casser. Dans l'eau, deux baigneurs, dont un en combinaison. Au ressac, les cailloux remués font un bruit de dents qui s'entrechoquent. Nous croûtons des crêpes sur le front de mer. Nous faisons un tour dans la ville, d'abord austère mais pas dépourvue de charme. Un peu comme moi, quoi. Les filles s'amusent sur une aire de jeux au milieu d'une forte densité de Dylan, Kevin, Brandon et Sullivan, ce qui n'est pas dû qu'à la proximité des côtes anglaises.

Hantise. Le séjour touche à sa fin. La rentrée des classes est encore loin et déjà les figures de G. et P. viennent meubler mes nuits. Je me retrouve devant une TV blafarde à 3 heures du matin, à fumer, à boire du lait et à lire Paul Auster en regardant les images sans son d'un documentaire sur Winston Churchill.

VENDREDI 2.
TV. Comme les jours précédents, je passe un bon moment à regarder les épreuves des championnats d'Europe d'athlétisme qui se déroulent à Munich. Il y fait mauvais. Mais qui aurait l'idée d'aller passer des vacances à Munich ? J'ai dormi une nuit au camping de Munich en août 1994. Il pleuvait déjà.

SAMEDI 3.
Voyage. Après les adieux à Charlot, nous décollons vers 11 heures. Malgré une prudence accrue par les déboires de l'aller, la traversée de la région parisienne s'avère problématique : la sortie de l'autoroute qui devait nous permettre de nous en tirer sans encombres est fermée pour travaux. Nous sommes bons pour une nouvelle visite touristique de la banlieue : Boulogne-Billancourt (c'est la première fois que je vois l'île Seguin et la forteresse Renault, en état de décomposition avancée), Issy-les-Moulineaux, Clamart, Châtenay-Malabry, Antony... Le pire est à venir : une heure trente d'arrêt dans les hangars à nippes de la banlieue troyenne pour habiller les filles pour l'hiver.
Caroline tient là sa revanche d'Illiers-Combray. Je fais longuement la gueule. On repart. Les voies sont encombrées de Bataves, qui choisissent toujours cette saison pour venir mourir écrasés par leurs caravanes sur nos autoroutes. La maison et la pharmacie sont en ordre. Peu de choses au courrier, une carte de S. qui est à Hyères, un mot de P.H., un coffret de 4 CD "American Roots Music". Je prends connaissance des messages internet, Y. est de retour au turf et a mis le site des notules à jour, F. me parle de Guédiguian et de Benacquista. J.-C.F. m'a déposé un colis de 7 Série Noire cartonnés. Je commence à prendre connaissance de la presse locale.

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°72 - 18 août 2002

DIMANCHE.
Remise en route. La journée est consacrée au rangement, à la lecture des journaux en retard, au recopiage des notes prises pour mon Atlas et mes Propos. Le temps est le même que dans l'Eure, pas de choc thermique à redouter. Il pleut, mais déjà il me semble que la pluie normande était moins humide.

TV. Ma nuit chez Maud (Eric Rohmer, France, 1969 avec Jean-Louis Trintignant, Françoise Fabian, Antoine Vitez, Marie-Christine Barrault).
Jean-Louis est ingénieur chez Michelin à Clermont-Ferrand. Catholique pratiquant, c'est à la messe qu'il remarque une jolie blonde, Françoise. Un camarade de lycée, Vidal, lui fait rencontrer Maud, une divorcée. Jean-Louis passe la nuit chez Maud à parler du pari de Pascal (né à Clermont-Ferrand), qui joue l'existence de Dieu à pile ou face (à croix ou pile, à l'époque) : "Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter." Mais ce serait mal connaître Rohmer que le croire prêt à nous embarquer dans la stricte théologie. Il applique le pari de Pascal à l'amour : il suffit de croire que l'on rencontrera un jour l'être apte à partager son amour pour que cet être existe et survienne. C'est ce qui arrive à Jean-Louis au sujet de sa rencontre avec Françoise, avec qui il finit par se marier. Mais pour conquérir Françoise, il doit abandonner Maud et on trouve ici le thème rohmérien de l'homme qui a à choisir entre deux femmes (comme Luchini dans Les Nuits de la pleine lune).
Comme d'habitude face à un film de Rohmer, on s'apprête à s'ennuyer ferme et on est pris par le charme des dialogues et des situations.

LUNDI.
Presse. Beau fait divers trouvé dans La Liberté de l'Est : "HADOL. - Les conditions climatiques ne permettant pas de faire un traditionnel barbecue avec ses invités, Gilles Courtois gagagiste à Grandfaing décide, samedi soir, de cuire ses brochettes dans sa cheminée à l'âtre. Après une petite heure de fonctionnement à feu réduit, la cheminée a explosé et le manteau, les poutres et le décor ont été propulsés à travers la salle à manger, détruisant tout sur leur passage. Fort heureusement personne n'a été atteint par ces projectiles bien que le fils de Gilles Courtois ait été à proximité. Les causes exactes de la déflagration étaient encore mystérieuses pour les sapeurs-pompiers présents, mais les dégâts sont d'importance. Un rayon de soleil, ce qui n'aurait pas été une surprise en ce mois d'août, et un accident qui aurait pu se transformer en tragédie aurait été évité."

Cinéma. Ghost World (Terry Zwigoff, USA, 2001 avec Thora Birch, Steve Buscemi, Scarlett Johansson, Illeana Douglas).
Enid et Rebecca en ont terminé avec le lycée mais ne sont pas encore fixées sur ce qu'elles veulent faire, à part prendre un appartement ensemble. Elles veulent profiter de l'été pour changer de vie et s'éloigner des autres lycéens mais leurs motivations divergent et la rupture est annoncée.
La première chose remarquable à propos de Terry Zwigoff, c'est qu'il s'installe à la dernière place de la liste des réalisateurs dans les 861 Films vus que j'ai pour l'instant transférés de mes répertoires papier à mon fichier informatique. Il n'a plus rien à craindre d'Andrzej Zulawski ou d'Erik Zoncca, encore moins de Fred Zinnemann ou de Claude Zidi et sa position ne peut être menacée que par le passage derrière la caméra d'Elsa Zylberstein ou l'hypothétique
irruption d'un obscur Polonais bien pourvu en z, y et w, prénommé Zbigniew de surcroît.
A part ça, il y a tout de même un film, et c'est la deuxième chose remarquable. Une chronique adolescente drôle, cruelle, touchante, qui étonne par sa justesse. Enid et Rebecca vivent une période de rejet tout à fait classique vis à vis de leur entourage (famille, amis, ville), cherchent à sortir du moule mais ça ne se fait pas sans difficulté : Rebecca (Scarlett Johansson, la fille de Kristin Scott Thomas dans L'Homme qui murmurait à l'oreille des chevaux) s'accommode finalement assez bien de la réalité, travaille dans un fast food, rêve d'un intérieur douillet, alors qu'Enid est plus rebelle et finira par quitter la ville. Dans son parcours, Enid rencontre Seymour, un homme mûr qui fait d'abord l'objet d'un méchant canular de la part des deux filles et qui finit par devenir son ami et même plus. Seymour est totalement hors du temps : il collectionne les 78-tours, s'habille et se coiffe sans recherche, ne sait pas danser, hait le sport et la voix des animateurs radio, ne connaît du cinéma que les films de Laurel et Hardy et avoue détester 99% de l'humanité. Un repoussoir total, promis à une solitude certaine et qui finit par se trouver avec deux femmes en même temps.
Les personnages sont tirés d'une bande dessinée et c'est vrai que l'on croit entendre les pages tourner d'une séquence à l'autre. Ça donne quelques personnages un peu caricaturaux (la prof de dessin interprétée par Illeana Douglas) mais aussi quelques sketches savoureux comme celui où le vendeur d'un magasin de vidéo (Patrick Fischler, déjà vu dans Mulholland Drive) veut absolument fourguer une cassette de Neuf semaines et demie au client cinéphile qui lui réclame le Huit et demi de Fellini.

MARDI.
Courrier. Carte postale de N. qui est restée à Nancy.

Jardin. Le beau temps est revenu, ce qui autorise une inspection de mes terres. Les tomates, pour la première fois, ont échappé au mildiou, les aubergines sont de belle taille, les choux-fleurs plantés en juillet se révèlent être des brocolis mais c'est tout aussi comestible. Je m'attelle à la confection de la première ratatouille. Lucie sait faire de la balançoire
sans besoin de se faire pousser, ce qui est un soulagement incommensurable. L'herbe est haute. La tondeuse refuse de démarrer. Dans l'heure, mon voisin immédiat me prête un engin tondeur-débrousailleur dans le genre d'Attila que j'ai un peu de mal à maîtriser dans un premier temps (un groseiller à fleurs en fera les frais) mais qui remplit son office. Je m'aperçois de la chance que j'ai d'être entouré, dans un périmètre d'une vingtaine de mètres, de voisins qui exercent leur profession dans des domaines où j'ai encore moins de compétences que dans ceux où j'enseigne mais dans lesquels je peux avoir (et j'ai déjà eu) un besoin urgent : un réparateur de tondeuses, donc, un garagiste, un électricien - réparateur TV. Le quartier manque un peu de plombier mais c'est déjà ça. Sans compter la pharmacie qui se trouve sous mes pieds et qui peut être utile si me prend un jour l'envie saugrenue de me lancer dans une des activités maîtrisées par ces si précieux voisins. En retour, je dois dire que si quelqu'un de l'entourage a un jour besoin d'un dictionnaire provençal - français en deux volumes et 2361 pages, du Petit Livre Rouge de Mao en langue anglaise, d'une carte d'état-major du Lac Kipawa (Québec), de l'enregistrement d'un discours de Léon Blum de 1929, de l'intégrale en 10 CD des chansons de Bourvil, d'un 45-tours de Valéry Giscard d'Estaing ou d'une vidéo des As d'Oxford avec Laurel et Hardy, je suis prêt à dépanner immédiatement. Bien sûr, il y aurait peut-être une analyse des besoins à effectuer car jusqu'à maintenant la demande n'a pas été trop forte mais on ne sait jamais.

Musique. Comme Thora Birch dans Ghost World, j'écoute en boucle le Devil Got my Woman par Skip James (1931).

Cinéma. Irène (Ivan Calbérac, France, 2002 avec Cécile de France, Benoît Putzulu, Olivier Sitruk, Estelle Larrivaz, Patrick Chesnais).
Irène fait le désespoir de ses parents : à trente ans, elle n'a toujours pas trouvé de fiancé à leur présenter. Elle n'a pas de chance, Irène : elle casse tout ce qu'elle touche, rate toutes les occasions sentimentales qui se présentent et se retrouve foncièrement malheureuse. Au travail, elle a bien remarqué le beau Luca qui la mène en bateau et s'avère être un détraqué incapable de faire l'amour autrement que par internet (!). Mais pendant qu'elle court après Luca, elle néglige sa vraie chance : François, le peintre qui vient chaque jour travailler dans son appartement. Parce que François, c'est un bon gars, c'est même LE bon gars (Putzulu) : épaules carrées, bon sens, nourri au boulgour et au lait de soja, marié mais sa femme vient fort opportunément de le quitter. Alors Irène va-t-elle laisser passer sa chance ?
Non, parce qu'en plus de peintre, François est aussi musicien et un jour qu'elle est chez lui, il lui joue une de ses compositions, un air de piano à l'eau tiède qui la fait fondre. Hop, au lit. Mais le lendemain, débarque la femme de François (Lisa Martino, rescapée de PJ), etc., etc.
Cécile de France (de nationalité belge, en fait) a un bon agent : on la voit dans les magazines, trois films avec elle sortent quasiment en même temps : A + Pollux, L'Auberge espagnole et celui-ci où elle tient la vedette. Elle semble avoir du talent mais son frais minois et son abattage méritent mieux que ce scénario fadasse.

Web. Y. envoie ses photos de vacances. Des photos de vacances sous le soleil. Il ne manque pas d'air.

MERCREDI.
TV. On appelle ça... le printemps (Hervé Le Roux, France, 2001 avec Marilyne Canto, Maryse Cupaiolo, Marie Matheron, Pierre Beriau).
Trois jeunes femmes en rupture de domicile conjugal essaient d'organiser leur vien ensemble.
Le propos ressemble curieusement à celui de 15 Août où l'on suivait l'histoire du côté des trois hommes abandonnés. Mais là où le film de Pierre Alessandrin accumulait les poncifs et les situations convenues, celui d'Hervé Le Roux n'arrête pas de surprendre par sa construction et son montage nerveux, par la détermination dont font preuve les trois
femmes qui n'hésitent pas à user de méchanceté quand il s'agit de se venger, et par son recours au loufoque : l'espèce de communauté formée par le trio et deux amants rappelle Adieu, plancher des vaches d'Otar Iosseliani, l'absurde pointe dans les dialogues (scène de drague : "Vous faites quoi ce soir ? - Je pensais à un rôti de porc") et Le Roux ressort même le gag de slapstick du goudron et des plumes. Dommage que les dialogues soient marmonnés du bout des lèvres par les comédiens et souvent incompréhensibles.

JEUDI.
Jour férié. Caroline est de garde. J'arrache les patates.

Courrier. J'envoie des coupures à Y. (Le Monde, Le Figaro, La Liberté de l'Est) et ma phynance héroïfique au Collège de 'Pataphysique.

TV. Larmes de clown (Victor Sjöström, USA, 1924 avec Lon Chaney, John Gilbert, Norma Shearer, Marc MacDermott, Harvey Clark).
Beaumont se fait piquer ses découvertes scientifiques et sa femme par le baron Regnard. Désespéré, il change d'existence, devient clown dans un cirque en attendant d'avoir la possibilité de se venger du baron.
C'est l'époque où Hollywood s'enrichissait de tous les talents européens qui venaient s'y installer de façon provisoire (Sjöström) ou définitive (Sirk, Curtiz, Stroheim...). Sjöström a été remarqué en Suède par sa Charrette fantôme, la MGM lui laisse toute latitude pour tourner ce mélodrame. Il ne s'en prive pas, a recours a des audaces techniques (trucages à la Méliès, surimpressions inaugurées par le même Méliès en 1898) et esthétiques (les ballets de clowns)
importantes. Le visage hilare et grimé de Lon Chaney est une image inoubliable, même si on se lasse des outrances du jeu des acteurs et du manque de surprise de l'histoire.

VENDREDI.
Satisfactions littéraires. Je viens à bout de ma recherche des citations de La Montagne magique contenues dans La Vie mode d'emploi de Perec, qui sont au nombre de 11 (nombre perecquien par excellence). Il est à noter que dans la deuxième citation, Perec rétablit l'orthographe de l'adjectif caparaçonné, faussement écrit carapaçonné dans la traduction. C. m'indique des allusions à Thomas Mann figurant également dans La Disparition. Par ailleurs, je viens à bout plutôt facilement des questions du concours Alexandre Dumas de Télérama portant sur Joseph Balsamo. Je préférais ces concours quand il fallait courir les bibliothèques et remuer de forts volumes pour y trouver un indice. Internet affadit la chose.

TV. Palettes : Les Sabines de Jacques Louis David. Voir http://www.diagnopsy.com/Louvre/pages/077.htm
Alain Jaubert regarde l'immense toile (3,85 m sur 5,22 m) qui représente l'interruption du combat entre Romains et Sabins, Hersilie s'interposant entre son époux Romulus et son père Talius, comme un appel à la paix civile après les années de Terreur qui ont suivi la Révolution française.

SAMEDI.
Presse. "Des promeneurs qui flânaient sur les berges de l'étang de la Plaine à Pusieux ont retrouvé un objet pour le moins insolite, un dentier, qu'ils ont apporté en mairie de Saint-Nabord. Celui ou celle à qui la mésaventure est survenue peut désormais venir réclamer ses dents à ladite mairie." (La Liberté de l'Est)

Courrier. Une carte postale des C., en Corse.

Mathématiques. Je m'intéresse à la loi de Benford, découverte sur la [listeoulipo], qui indique que dans les nombres que l'on rencontre dans la vie de tous les jours, les chiffres de 1 à 9 apparaissent en position initiale avec une probabilité décroissante. Ainsi, la probabilité que le premier chiffre d'un nombre soit 1 est de 30%, contre 5% pour le chiffre 9. La loi a été testée sur toutes sortes de domaines : longueur des fleuves du globe, superficie des pays, cours de la Bourse, résultats des élections, liste des prix d'un magasin... Ça marche à tout coup, à tel point que le Trésor américain se sert de cette loi pour traquer les fausses déclarations de revenus.

TV. Palettes : Olympia d'Edouard Manet. Chercher dans http://www.decorhomegallery.com/dhg/export/index.html
Le tableau comme palimpseste. Jaubert dévoile tout ce que Manet, dans cette toile au parfum de scandale, a emprunté à ses prédécesseurs : l' ornement de chevelure provient d'une infante de Velázquez, le chat sort de la Raie de Chardin, la pose du modèle est celle de la Vénus d'Urbin du Titien (ça, je le savais déjà après avoir lu On n'y voit rien de Daniel Arasse), ceci vient de Giorgione, cela de Goya... Comme j'aimerais un jour trouver ça tout seul...

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de villégiature exotique n°73 - 25 août 2002

DIMANCHE.
Cassettes. Nous passons la journée à Saint-Jean-du-Marché. J' y transporte mon matériel d'enregistrement : France Culture diffuse cinq heures d'émission sur Blaise Cendrars.

Mathématiques. J'expérimente la loi de Benford, qui ne s'avère pas infaillible.

TV. Mon père... (José Giovanni, France, 2000 avec Bruno Cremer, Vincent Lecœur, Rufus, Michèle Goddet).
A la Libération, Manu s'est fait embarquer par son oncle dans un trafic louche qui a abouti à une fusillade et à son arrestation. Son père se démène pour le faire échapper à la peine capitale.
On connaissait la jeunesse agitée de José Giovanni, qu'il a racontée dans ce qui donna naissance au Trou de Jacques Becker, et dont il s'inspira pour les polars qu'il écrivit ou qu'il tourna. On ignorait le rôle qu'avait joué son père dans la commutation de sa peine, puis dans sa totale réhabilitation. Arrivé à un âge plus que respectable (il est né en 1923), Giovanni tient lui-même, en quelque sorte, à réhabiliter son père. On perçoit dans son film toute l'amertume, tout le regret de n'avoir pas su trouver les mots pour mettre fin au silence et au non-dit qui caractérisent si souvent les rapports père-fils. Le père qu'il met en scène fait lui-même tout pour se tenir en retrait : il travaille au salut de son fils mais attribue à d'autres les démarches qui font progresser la remise de peine. On pense à l'abnégation de Jean Valjean lorsqu'il confesse son passé de bagnard à Marius sans dire aussi qu'il l'a ramené vivant de la barricade : "C'est en me dégradant à vos yeux que je m'élève aux miens". Un film sobre (sans musique), digne et émouvant.

Lecture.
Le livre des illusions (The Book of Illusions, Paul Auster, traduit de l'américain par Christine Le Bœuf, éditions Actes Sud, coll. Lettres anglo-américaines, 2002).
David Zimmer a perdu femme et enfants dans un accident d'avion. Pour échapper au désespoir, il se lance dans l'écriture d'un livre consacré à une figure oubliée du cinéma muet, Hector Mann, porté disparu de puis 1929. Une fois son livre paru, il a la surprise de recevoir une lettre de la femme d'Hector : celui-ci souhaite le rencontrer.
Les prétentions philosophiques de Paul Auster sur l'incertitude du destin de l'homme et la sinuosité de son parcours terrestre ne m'ont jamais franchement convaincu. En revanche, s'il est un talent qu'on ne peut lui enlever, c'est celui de conteur. Auster, dans ce livre comme dans ses précédents, prend une vie par un bout, tire sur le fil, déroule la bobine de façon régulière sous l'œil du lecteur littéralement subjugué. Qu'il soit une fois de plus question d'identité incertaine, d'influence du hasard, d'errance, de réalité mouvante prouve, au choix, que Paul Auster mène son œuvre avec constance ou qu'il exploite minutieusement un filon. J'avoue croire plutôt en la deuxième possibilité, d'autant qu'on a l'impression par moment que le filon s'épuise, que l'auteur tire à la ligne, ce qui n'était jamais le cas dans La Musique du hasard ou Léviathan par exemple.

LUNDI.
Courrier. Carte postale des M & M qui ont froid en Auvergne.

Rentrée des classes. Conformément à ce que je m'étais promis, je mets le nez dans les manuels scolaires, histoire de me préparer à jouer le rôle de professeur modèle voulu par mes inspecteurs. En même temps, j'écoute Blaise Cendrars répondre à un questionnaire du genre "Quel est votre écrivain préféré ? Votre vertu préférée chez l'homme ?" etc. Arrive la question : "Quelle est votre occupation préférée ?" Réponse : "Ne rien foutre". Je ferme mes livres et passe à des activités plus sérieuses.
Je n'ai peut-être pas tellement envie d'être un professeur modèle après tout.

Cinéma.
Avalon (Mamoru Oshii, Japon, 2001 avec Malgorzata Foremniak, Wladyslaw Kowalski, Jerzy Gudejko, Darius Biskupski).
Championne du jeu virtuel "Avalon", Ash ne cesse d'avancer plus loin dans son exploration. Nombre de joueurs y ont laissé leur santé et leur raison. Mais Ash veut savoir ce que protègent les différents mondes du jeu et connaître l'ombre qui le hante.
J'avoue que le résumé qui précède est recopié dans L'Officiel de spectacles. Seule la disette cinématographique de l'été m'a poussé à aller voir ce film, en sachant que son sujet avait peu de chance d'être perceptible à mon entendement. Confirmation : les histoires d'anticipation, les mondes virtuels font appel à une zone cérébrale que je ne possède pas.
C'est dommage parce que, esthétiquement, le film est intéressant. Oshii a étudié et digéré les univers de Jeunet (Delicatessen), de David Lynch (Eraserhead) et des films de Wim Wenders. La recherche des couleurs et les effets spéciaux sont soignés.
Comme beaucoup de productions récentes (Amen de Costa-Gavras, par exemple), le film a été tourné en Pologne où l'on trouve apparemment comédiens et techniciens compétents à un prix défiant toute concurrence. Ça donne des effets inattendus, une partition japonaise interprétée par l'Ochestre Philharmonique de Varsovie, les rues de Varsovie, justement, censées représenter un monde futur, un futur indéterminé dans lequel on cuisine toutefois du chou comme si on attendait Jean-Paul II pour dîner.

MARDI.
Rentrée. Alice fait son retour à la crèche, sans pleurs contre toute attente. J'en profite pour reprendre le fil de mes écrits.

Courrier. Carte postale des D. qui naviguent sur l'Atlantique.

TV. Sitcom (François Ozon, France, 1997 avec Évelyne Dandry, François Marthouret, Marina De Van, Stéphane Rideau).
Une famille bourgeoise. Un soir, le père ramène un rat blanc dans une cage. Peu après, le fils découvre et révèle son homosexualité et la fille se jette par la fenêtre.
On comprend mieux les films suivants d'Ozon à la lumière de cette première œuvre. Son goût pour le théâtre d'abord. Gouttes d'eau sur pierres brûlantes et 8 Femmes sont des adaptations de pièces, ce qui n'est peut-être pas le cas ici mais le premier plan est celui d'un rideau rouge qui s'ouvre et la maison familiale est quasiment le seul lieu filmé. Son goût pour les relations familiales et les relations sentimentales ambiguës ensuite. Le méli-mélo familial de 8 Femmes et l'homosexualité de Gouttes d'eau sont ici des thèmes clairement ébauchés.
Ozon film avec une bonne humeur inattendue et réjouissante la décomposition et la résurrection (après la mort du père, Marthouret, sublime indifférent) d'une famille dont chaque membre a perdu le nord et où la mère, par exemple, cherche à combattre par l'inceste l'homosexualité de son fils. Cruel, drôle et décapant.

MERCREDI.
Emplettes. Je fais mon retour en ville par le 8 heures 37. J'achète du papier et du tissu pour ma rentrée, et quelques livres pour mes loisirs : Tchekhov, Alain Gagnol, Wodehouse, Verheggen.

Courrier. Carte postale des M., de retour à Bonaire (Antilles Néerlandaises), lettre de Ch. qui parle des notules, de Thomas Mann et souhaite lire ma Tentative d'Épuisement.

TV. Je bâille devant Tunisie-France (1-1)

JEUDI.
Obituaire. J'apprends dans la presse locale la mort d'un ancien élève, âgé de 27 ans, qui dépannait un camion sur une aire d'autoroute.

Courrier.
J'envoie une cassette et des coupures (Télérama) à l'AGP, un état des lieux actualisé de mes écrits à Ch.

Cinéma. Monique (Valérie Guignabodet, France, 2002 avec Alex Dupontel, Marianne Denicourt, Philippe Uchan, Marina Tomé, Sophie Mounicot, Gilles Gaston-Dreyfus).
Alex, que sa femme, Claire, vient de quitter, commande par accident une poupée en silicone de taille humaine. Il l'appelle Monique et file avec elle le parfait amour.
Le film est beaucoup moins gras que son résumé et sa bande-annonce pourraient le laisser supposer, ce qui constitue une bonne surprise. Bien dirigé, ce qui n'était pas le cas dans son Créateur, Dupontel peut être un acteur étonnant. Il a ici un rôle quasi muet : Claire étalonne le délitement de sa vie de couple à la longueur des phrases qu'il prononce et au début du film il en est déjà rendu aux monosyllabes. L'arrivée de la femme plastique va lui redonner goût à la vie, en même temps qu'elle va susciter chez Claire une jalousie destructrice. L'usure du couple, l'ennui, la répétition, le vide, l'artifice des relations sont autant de thèmes intelligemment traités.
Tendance : La femme, dans le film français récent, est une créature entourée de copines. Comme l'Irène d'Ivan Calbérac, Claire rencontre ses copines après le travail au café, au club de gym ou dans l'atelier de sculpture où elles libèrent leurs pulsions créatrices. Elles discutent, mais sur un seul sujet : l'état des relations qu'elles entretiennent avec leurs jules respectifs. Et elles ne se cachent rien, qu'il s'agisse du psychique ou de l'anatomique (mais ça, c'est peut-être l'influence de la sculpture). Est-ce que c'est la même chose dans la vraie vie ? Est-ce que nos compagnes ou épouses passent leur temps à comparer nos mérites et nos travers avec leurs copines ? J'avoue mon inquiétude.
Même si son film était moins réussi, on pardonnerait beaucoup à Valérie Guignabodet pour le petit rôle qu'elle offre à une de mes idoles, Robert Rollis, ancien de la bande des Branquignols de Robert Dhéry. Robert Rollis est né en 1924. Il interprète un pensionnaire d'une maison de retraite. Ça n'a pas dû beaucoup le changer de sa réalité...

Lecture. La Cerisaie (Vishnóvyi sad, Anton Tchekhov, 1904, traduction nouvelle d'Elena Pavis-Zahradnikova et Patrick Pavis, Le Livre de Poche n°1090).
Lioubov Andréevna Ranevskaïa rentre au pays après un long séjour en France. Le domaine de la Cerisaie, dont elle est propriétaire, doit être vendu pour raisons financières. Ermolaï Alexéevitch Lopakhine, dont le père et le grand-père ont travaillé dans la propriété de Lioubov, finit par l'acheter.
Première rencontre avec le théâtre de Tchekhov (que je ne connais que par parodie : "Il neige... Une heure passe... Il neige toujours...") avec cette pièce étonnamment aérienne par défaut d'intrigue : le fait de savoir à qui écherra finalement la Cerisaie n'occupe qu'un infime moment. Pièce éthérée, mais pas vide : on y sent passer, même si c'est un cliché, le souffle de l'âme slave, un mélange de nostalgie, de fatalité et d'impuissance face au travail du temps. Lioubov et sa Cerisaie sont des vestiges surannés d'une Russie en pleine mutation, où l'aristocratie disparaît, remplacée par une classe nouvelle de marchands et d'entrepreneurs. La Cerisaie, jardin d'Eden, écrin des souvenirs d'enfance, n'a plus sa place : à la fin, on entend les premiers coups de hache destructeurs. C'est une pièce de fin du monde, de fin de vie, la dernière de Tchekhov qui mourra quelques mois après sa création.

VENDREDI.
Obituaire. La Liberté de l'Est annonce le décès d'Hélène Chatelain. Je découpe l'avis : Hélène Chatelain, la secrétaire de Nestor Burma...

Esprit de compétition.
Je lis en diagonale la moitié de L'Affaire du collier de la reine pour le concours Alexandre Dumas.

SAMEDI.
Vie sociale. Les JVC nous visitent pour la fin de semaine. Nous parlons de Romand (Jean-Claude), de théâtre et de poésie persane du XIII° siècle.

Bonne semaine.