Notules dominicales
de culture domestique n°62 - 2 juin 2002 DIMANCHE.
Exercices de stèle. Nous passons
une partie de la matinée, celle qui se situe entre deux grosses averses,
à sillonner les allées du Père-Lachaise, munis d'un plan
acheté à l'entrée permettant de localiser les tombes célèbres.
Nous commençons par Méliès, Balzac, passons du côté
de chez Proust qui repose enfin aux côtés de sa maman, Montand-Signoret,
Bécaud, Rossini, Jim Morrison, bien sûr, Sarah Bernard, terminons
par Colette. Dans le columbarium, nous trouvons la case que Perec partage avec
sa tante Esther Bienenfeld, voisine de celle de Stéphane Grapelli. Nous
tombons par hasard sur la tombe toute fraîche de Francis Lemarque. L'exercice
peut sembler un peu vain mais j'aime tout ce qui s'apparente à un pèlerinage
littéraire et certains monuments valent vraiment le jus : celui en forme
de grotte du spirite Kardec, un Parthénon miniature... On peut s'étonner
qu'un nommé Cendrier ait choisi l'inhumation... Je cherche une tombe célèbre
dont je ne me rappelle plus l'occupant et que je sais l'objet d'un culte priapique.
Est-ce Victor Serge ? Il n'est pas enterré ici. Est-ce Victor Cousin ?
Il y a deux Victor Cousin mais aucune de leurs tombes ne correspond à ce
que je cherche. Ce n'est qu'au soir, retour ici, que je retrouve le nom : Victor
Noir. Tant pis, ce sera pour la prochaine fois. Lecture.
Écrire sur Tamara (Marcel Bénabou, Presses Universitaires
de France, 2002). A la fin des années 50, le jeune Manuel quitte Casablanca
pour Paris et la khâgne de Louis-le-Grand. Il tombe amoureux de l'énigmatique
Tamara. Le grand Marcel Bénabou, secrétaire définitivement
provisoire ou provisoirement définitif (c'est son titre exact) de l'Oulipo,
grand coordonnateur du séminaire Perec et ancien grand ami de l'auteur,
professeur spécialiste incontesté d'histoire romaine, a un cœur
de midinette. Ce n'est pas grave, moi aussi. Ce qui l'est davantage, c'est qu'il
écrit comme une midinette. Le voilà qui, à l'heure de la
retraite, se lance dans le Bildungsroman, le roman de formation, dont il ne cache
pas l'inspiration autobiographique. Nous accompagnons son double Manuel au cours
des quatre premières années de sa vie parisienne : le pensionnat
à Louis-le-Grand, le Quartier latin, la découverte du cinéma,
de la littérature, de la politique, de l'art et bien sûr de l'amour
auprès de Tamara qui mourra avant qu'il ait pu concrétiser son penchant
pour elle. Cette histoire a un côté fleur bleue, naïf, difficile
à imaginer quand on connaît un peu l'auteur. Il tombe à
peu près dans tous les travers du genre : lyrisme, pédantisme, ridicule,
narcissisme. Comme pour se prémunir des critiques, il prend soin de mêler
à sa prose présente des extraits de ce qu'il écrivait à
l'époque. Peine perdue : on ne remarque pas la différence. C'est
plutôt décevant de la part d'une personne que je côtoie maintenant
depuis plusieurs années et que je n'imaginais pas capable de ça.
A sauver du désastre : un beau zeugme (Fabrice a versé dans une
casserole le contenu d'une grosse boîte de cassoulet qu'il remue doucement
avec une grande cuiller en bois et son éternel air rêveur.")
et un passage en forme d'hommage ("Haha ! Elle a osé te refaire le
coup de la disparition ? Elle ne manque pas d'air, ta petite sainte ! Mais ne
t'inquiète pas trop, allez. Je parie que les choses vont s'arranger, et
qu'elle ne va pas tarder, comme l'autre fois, à jouer les revenantes. Dans
cinq ou six semaines, elle te racontera qu'elle a été saisie par
des espèces de spasmes.") dans lequel l'œil exercé reconnaîtra
quatre titres de Perec. Mail. F.
me fait espérer une prochaine visite et m'apprend le prochain déménagement
de J. LUNDI. Vie scolaire.
Je trouve dans mon casier un mot de mon principal m'invitant à venir le
voir dans son bureau. Mon rapport d'inspection a dû arriver. "Ce n'est
pas pour une bonne nouvelle." C'est donc bien ça. En fait, il l'a
depuis vendredi et s'il l'a gardé sous le coude, ce n'est pas pour
préserver la quiétude de ma fin de semaine mais parce qu'il a essayé
en vain de contacter les autorités inspectoriales pour savoir que faire
de moi l'an prochain. Ce qu'il souhaite, c'est que je fasse une nouvelle année
en tant que stagiaire, mais cette fois suivi par un conseiller pédagogique
et épaulé par mes collègues qui m'aideraient à bâtir
un projet en béton destiné à plaire à la hiérarchie.
J'oppose une fin de non-recevoir : je n'ai pas envie de jouer les repentis, de
passer une année à psalmodier les sourates des Instructions Officielles,
je n'ai pas envie d'avoir un chaperon sur le râble, je n'ai pas envie d'enquiquiner
mes collègues avec mes problèmes. J'avais bien pensé au début
de cette année, me doutant de ce qui me guettait, faire semblant un moment
d'être dans la norme mais y avais rapidement renoncé. J'ai joué,
j'ai perdu. Je lis le rapport. M. G., qui est en passe de devenir l'idole de mes
années d'âge mûr, renouvelle par écrit les reproches
qu'il m'a faits à l'oral. En gros, faire ce qui me plaît plutôt
que ce qui est au programme. Grandeur de l'homme : il est allé jusqu'à
fouiner dans les archives afin de consulter les cahiers de textes des années
précédentes pour voir que mon mépris des Instructions Officielles
ne datait pas d'hier. Il y a bien dans son rapport quelques malhonnêtetés
mais dans l'ensemble ce qu'il dit, si on regarde la réalité avec
ses œillères à lui, est justifié. Je ne corresponds pas à
la norme, ce qui est, d'un certain point de vue assez rassurant : je ne ressemblerai
jamais à ce faisan et je devrais plutôt m'en féliciter. Comme
attendu, la conclusion tombe comme un couperet : "Monsieur Didion ne manque
certes pas d'atouts pour dispenser un enseignement efficace, mais il lui faut
avant tout connaître et suivre les Instructions Officielles pour construire
un projet cohérent, gage de formation et de progrès pour les élèves
qui lui sont confiés. J'émets (c'est lui qui souligne) un
avis défavorable à l'intégration de Monsieur DIDION dans
le corps des certifiés." Ite missa est. Je remonte en cours un
peu envapé. Après un épisode émétique je descends
au bistrot où je rédige d'une seule traite la réponse suivante
: "J'ai pris connaissance du rapport rédigé par Monsieur J.-N.
G. chargé d'une mission d'aide à l'inspection des Lettres. J'ai
pu mesurer, grâce à Monsieur G., l'étendue de l'incompétence
dont je fais preuve depuis septembre 1982, date à laquelle me fut confiée
pour la première fois une classe de français. (Monsieur G. devrait
pouvoir trouver les cahiers de textes des classes de 6°5 et de 4°1 dans
les archives du Collège André Theuriet à Bar-le-Duc).
Je remercie Monsieur G. pour sa clairvoyance et la sûreté de son
jugement qui lui ont permis, en un peu plus d'une heure de temps, de décider
des 18 années de ma vie professionnelle à venir. Face à
l'ampleur des tares dont mon enseignement est affligé, il me paraît
inconvenant de persister dans mon projet d'intégrer le corps des certifiés.
J'émets donc ici le souhait de poursuivre ma tâche à Châtel
en tant que PEGC, statut sous lequel Monsieur G. semble penser que je suis moins
susceptible de nuire à la "formation et [aux] progrès [des]
élèves qui [me] sont confiés." Et surtout pas de
formule de politesse. J'ai la main qui tremble comme aux plus beaux jours de ma
splendeur alcoolique. J'ai bien conscience que ce n'est pas la chose la plus intelligente
à faire, de brûler mes vaisseaux, mais si je ne fais rien, si je
ne réagis pas, je m'en voudrai toute ma vie. Contrairement à ce
que j'escomptais, le principal accepte de joindre ma réponse au rapport
d'inspection qu'il doit retourner. Dans le cas contraire, je l'aurais de toute
façon envoyée à titre personnel. Il aurait tort de se priver
de jouer les Pilate : il ne sera plus là l'an prochain et si la merde se
met à gicler dans le ventilateur ce n'est pas lui qui aura à nettoyer
sa cravate. Mail. Rédaction
et envoi des notules 61. G.N. m'annonce son accession à la propriété.
Y. a repris le collier après son congé de paternité.
MARDI. Moral des troupes.
Le passif de M. G. s'alourdit : il me doit désormais deux nuits de sommeil,
un repas, une sieste et trois pastilles de menthe. Vie
scolaire. Je donne ma liste de courses aux collègues qui partent
demain en Angleterre : Branston Pickles, baked beans, salad cream et malt
vinegar. Courrier. Une carte postale
de Stockholm, où N. est en reconnaissance pour son nouveau poste.
MERCREDI. Mail. S., qui a de gros
P.V. en souffrance, me demande des renseignements sur l'amnistie présidentielle.
Je lui envoie un article du Monde électronique sur le sujet. J'adresse
l'annonce d'une émission de radio avec Jacques Roubaud à la [listeoulipo].
Courrier. Je reçois un faire-part
de mariage (la fille d'une ancienne collègue).
Effectif réduit. Caroline, qui a rendez-vous avec un spécialiste,
emmène Lucie à Nancy. Je repique choux-fleurs et laitues avec Alice.
Radio. J'entends et recopie ce joli
distique du poète fin-de-siècle Jean Lorrain : "J'ai passé
cette nuit entre deux débardeurs Ils m'ont débarrassé
de toutes mes ardeurs." C'est autre chose que la Gay Pride...
T.V. Chinatown (Roman Polanski, U.S.A.,
1974 avec Jack Nicholson, Faye Dunaway, John Huston, Perry Lopez, John Hillerman,
Diane Ladd). Los Angeles 1937. Le cadavre d'un responsable de la Compagnie
des Eaux est repêché dans un réservoir. Sa femme venait d'engager
le privé J. J. Gittes pour le surveiller, le soupçonnant de lui
être infidèle. C'est le moment de réviser son Polanski,
qui vient d'être couronné à Cannes pour Le Pianiste.
Il rend ici hommage au film noir, avec deux personnages archétypaux : le
privé hard-boiled et la femme fatale. On prend plaisir à voir le
premier incarné par Jack Nicholson, c'est quand même autre chose
que Thierry Lhermitte dans Une Affaire privée, d'autant que c'est le Jack
Nicholson d'avant, d'avant Vol au-dessus d'un nid de coucou et d'avant
Shining, deux films qui le rendirent prisonnier d'une image de fêlé
dont il n'a jamais pu sortir (comme Anthony Perkins victime de Psychose
ou, dans un autre genre, Jean-Pierre Léaud, Doinel pour l'éternité).
Dans le deuxième, on trouve Faye Dunaway, mystérieuse à souhait
sous sa voilette. Autour d'eux gravitent d'autres figures connues : le flic obtus,
le nervi, la secrétaire du privé... L'histoire, malheureusement,
est un peu trop tordue pour que le film soit vraiment passionnant : histoires
de corruption, d'inceste... auxquelles je n'ai pas tout compris. Un film estimable,
dans lequel je n'ai pas trouvé le chef-d'œuvre dont on parle ici ou là.
JEUDI. Moral des troupes.
J'ai passé une bonne partie de la nuit à chercher à positiver,
à trouver des raisons de me réjouir, même si le mot est un
peu fort, de ma nouvelle situation. 1. Il y a la satisfaction, je l'ai déjà
notée, de ne pas appartenir au même monde que les G.. 2. Intérêt
rédactionnel : voilà qui va sortir du ronron notulien, le numéro
de dimanche sera un peu plus saignant. 3. Gain de temps : je ne remplis plus
le cahier de textes de classe. 4. Enrichissement des sensations. Je suis d'un
tempérament ordinairement paisible, d'un caractère équanime.
Par conséquent, dans une humanité que je divise volontiers en deux
groupes, celui des écraseurs et celui des écrasés, j'ai toujours
été plus proche du paillasson que du brodequin. J'ai eu des amis,
il m'en reste même quelques-uns. Et voici que me tombe du ciel un type humain
que je ne connaissais pas encore : un ennemi. Et pas n'importe lequel, un vrai,
un beau, un pur, un allégorique. Ma palette émotionnelle s'enrichit
d'un sentiment que je ne me connaissais pas encore : la haine. Mail.
Encore une alerte virale bidon. J'envoie une revue de presse à la [listeperec].
Courrier. J'envoie des coupures à
l'AGP (Histoires littéraires) et à L. (Le Monde), un enregistrement
vidéo (les Who) à G.N., les doubles de mon rapport d'inspection
et de ma réponse à mon syndicat, non pas pour être défendu
(je suis indéfendable) mais pour savoir si un cas semblable au mien
s'est déjà produit (à mon avis non). VENDREDI.
Vie scolaire. L'affaire rebondit.
Le principal m'annonce la prochaine visite de Mme X (j'ai oublié son nom),
l'inspectrice en chef dont Cowboy Georges n'est que le séide. On ne se
contente plus des missi dominici, on envoie les généraux. Encore
une semaine et c'est le ministre qui s'annonce. Serais-je devenu un spécimen,
un unicum, une curiosa, un hapax ? C'est le signe que ma réponse a
remué un peu le Landerneau. Je me demande ce que cache cette insistance.
Si c'est pour m'enfoncer un peu plus, c'est peine perdue, je ne peux pas être
plus bas. Si c'est pour voir comme je me suis amendé depuis la visite de
l'autre, la déception risque d'être au rendez-vous : nihil novi sub
sole, sinon une volonté d'auto-destruction décuplée. Si c'est
pour me dire que saint Nicolas m'apportera des mandarines l'an prochain si je
suis sage, ce sera non. C'est ma santé qui est désormais en jeu.
Le manque de sommeil commence à se faire sentir, c'est l'entourage, Lucie
surtout, qui en subit injustement les conséquences. Gainsbourg devenait
l'homme à tête de chou, moi je me sens devenir chèvre. Je
passe la journée à ciseler des répliques plus venimeuses
les unes que les autres en vue de l'entretien à venir. Quitte à
se saborder, autant que ce soit en y mettant les formes. TV.
Premier match de la Coupe du Monde de football. Le Sénégal bat la
France 1 - 0. Dans les buts de l'équipe africaine, j'ai la surprise de
retrouver Tony Sylva, qui fut gardien du S.A.S., l'équipe d'Épinal,
il y a a quelques saisons, au temps où j'allais encore voir quelques matches
J'espère que la délégation française a emporté
en Corée des vidéos de Jacques Chirac : un premier tour à
moins de 20 %, un second tour à plus de 80, ça devrait montrer
aux joueurs que rien n'est perdu. J'enregistre la première saison
de Six Feet Under que Canal Jimmy rediffuse en continu pendant la nuit.
Ma mère devrait aimer ça. Mail.
Je lis le journal en ligne
des parents du jeune Colin. SAMEDI. Contre
la montre. En l'espace d'une matinée, il s'agit d'aller à
la boulangerie, chez le marchand de journaux, au PMU, au marché (c'est
le baptême de bus d'Alice, aller par le 9 heures 37, retour par le
10 heures 31), de tondre la pelouse, de nettoyer chaises et table du jardin pour
leur première utilisation de la saison, de faire du feu, d'ouvrir le parasol
sans se coincer les doigts, de faire comprendre à Alice que le sable contenu
dans le bac n'est pas destiné à l'ingestion, de descendre tout le
saint-frusquin nécessaire à un repas en plein air de la cuisine,
de mettre la table, d'installer les filles, le tout à mains nues (Caroline
est d'ouverture et de fermeture du matin, d'ouverture et de fermeture de l'après-midi,
comme tous les jours de la semaine). A 12 heures 30 pétantes, je suis debout
devant mon barbecue rougeoyant, une bière (s. a.) à la main
et si je pleure, c'est à cause de la fumée. Je suis un winner. L'après-midi
est plus paisible, une petite sieste, Lucie plante des choux, moi des salades,
on arrose... TV. Lisa (Pierre
Grimblat, France-Suisse, 2000 avec Jeanne Moreau, Marion Cotillard, Benoît
Magimel, Sagamore Stévenin). Sam, jeune cinéaste, cherche à
réaliser un film sur Sylvain Marceau, un acteur qui a disparu pendant la
Deuxième Guerre Mondiale. Il retrouve Lisa, qui avait une liaison avec
Sylvain à l'époque. Lisa raconte ses souvenirs. Au début
de la guerre, elle était pensionnaire d'un sanatorium proche du lieu de
tournage du dernier film de Marceau. Celui-ci parti à la guerre, le sana
devient une cachette pour les Juifs qui finissent par être dénoncés
par la meilleure amie de Lisa. Un film surchargé de situations convenues,
de personnages surdéterminés (le collabo, le Juste, le vieux professeur
juif...), travers qui peut venir du fait que Grimblat a fait l'essentiel de sa
carrière à la télévision. Comme si ça ne suffisait
pas, l'histoire de Sam est elle aussi plombée par un père (Jonasz)
lui-même enfant juif caché pendant les années noires et chez
qui on décèle un soudain cancer. C'est très lourd, mais ça
permet à de jeunes acteurs (Magimel, Cotillard) de faire leurs gammes sous
l'œil bienveillant de Jeanne Moreau. Le nom de Gérard Mordillat, qui a
participé aux dialogues, surprend un peu mais après tout, tout le
monde a besoin de manger. Bon dimanche, ou ce qu'il en reste. Notules
dominicales de culture domestique n°63 - 9 juin 2002
DIMANCHE.
Célébration. Nous passons la
journée à Saint-Jean-du-Marché pour la communion d'un neveu.
Mail. GN s'est mis à Connely
et semble conquis. Il m'envoie l'adresse d'un site consacré à l'écrivain.
LUNDI. Condition féminine.
J'attrape, enregistre et recopie ces deux vers de Louis Bouilhet destinés
à une femme et entendus à la radio : "Tu n'as jamais
été dans les jours les plus tendres Qu'un banal instrument sous
mon archet vainqueur." On savait rompre, à l'époque.
Vie scolaire. Les réactions aux
notules de la veille ne se font pas attendre et se succéderont tout au
long de la semaine : témoignages d'amitié, volonté d'apaisement,
appels au calme et à la raison, souvenirs personnels, bonne blague ("Tu
ne feras jamais partie des Amis de Georges") et, surtout, curiosité
de connaître la suite... Je partage cette impatience, même si je préférerais
mille fois écrire un numéro de notules qui ne soit consacré
qu'aux livres vus et films vus. Au collège, ce qui domine chez moi est
l'écœurement et le dégoût. Il n'y a qu'avec les élèves
que je suis bien, que je me libère, que je travaille et rigole avec le
même plaisir que d'habitude. Je m'aperçois finalement combien
j'aimais ce métier. Lecture.
Mouvements (n° 15/16, mai-juin-juillet-août 2001, La Découverte).
Société. Politique. Culture. Dossier : Le polar, entre critique
sociale et désenchantement. J'avais acheté cette revue pour
son dossier, sans imaginer que je faisais fausse route. En effet, Mouvements
n'est pas une revue littéraire mais une revue consacrée aux sciences
sociales, un domaine qui n'est pas le mien. Il y a quand même des choses
accessibles dans les 120 pages consacrées au polar, pris dans sa dimension
sociale : un entretien avec Daeninckx, un article sur Izzo, un autre sur les rapports
entre Dostoïevski et Jim Thompson. L'étude ne se limite pas au polar
français, les articles sur le genre en Italie et en Écosse sont
si précis qu'ils ne semblent destinés qu'aux spécialistes.
Le reste de la revue aborde des thèmes aussi divers que l'effondrement
de l'allemand dans les écoles ou la mort à l'hôpital. Enfin,
les livres chroniqués semblent au novice d'une incroyable complexité.
MARDI. Vie scolaire. Après
la réaction épidermique que constituait ma lettre de lundi dernier,
j'attaque l'étape n° 2. Dans la matinée, je rédige la
lettre suivante, toujours pour les services d'inspection. "Suite
à ma réponse du 27 mai dernier en réaction au rapport d'inspection
de Monsieur G., Chargé d'une mission d'aide à l'inspection des Lettres*,
il m'a semblé nécessaire de revenir sur certains points dudit rapport.
"Certains élèves
n'ont pas le livre, ce que ne semble pas remarquer Monsieur DIDION." Si j'avais
suivi la procédure habituelle, à savoir : 1. recension
des livres manquants 2. inscription sur le carnet de correspondance à
la page "Oublis" 3. inspection des carnets de correspondance des
élèves fautifs (au 3° oubli, c'est un avertissement) 4.
inscription des éventuels avertissements sur les fiches de suivi des élèves
Monsieur G. n'aurait pas manqué d'écrire : "Monsieur DIDION
perd un temps précieux à ..." Quand un inspecteur ou un
chargé d'une mission d'aide à l'inspection*
se présente, un professeur de bon sens cherche à faire un travail
de professeur, pas de policier. "Des
jeux d'expression" Le grand mot est lâché ! On joue ! A aucun
moment dans son rapport Monsieur G. ne parle de travail, sinon pour dire qu'il
"se limite à ...". On joue, on ne travaille pas. Les élèves
ont-ils eu l'impression de jouer avec moi tout au long de l'année ?
On n'en saura rien, Monsieur G. n'interrogera pas les élèves qui,
paraît-il, devraient être au centre du système éducatif.
"... il
ne maîtrise pas suffisamment sa discipline sur le plan didactique ni sur
le plan pédagogique." C'est d'autant plus vrai que je serais bien
en peine de dire quelle est la différence entre ces deux termes.
"Le projet
d'année est des plus flous." Je n'ai, c'est vrai, pas d'autre projet
que celui de ne pas m'ennuyer et de ne pas ennuyer mes élèves en
classe. "...
cahier de textes sommairement instruit." Je pense que ce qu'on me reproche
ici est surtout de ne pas me servir d'un stylo à quatre couleurs. "Monsieur
DIDION (...) reste coi." Monsieur G. aimerait laisser croire qu'il m'a réduit
à quia. Il omet de dire qu'au bout d'un moment, sachant pertinemment que
ma cause était entendue, j'ai refusé de répondre à
ses questions pour que l'entretien finisse au plus tôt. "Les
textes fondateurs n'ont pas encore trouvé place dans le projet." Il
m'avait semblé préférable d'attendre que les élèves
aient à se prononcer sur le choix de l'option latin en 5° pour leur
présenter des textes anciens (une rencontre avec le professeur de latin
est prévue au mois de juin). Il va de soi que ces points ne sont que
des détails et que je ne conteste pas le reste du rapport de Monsieur G.
ni sa conclusion qui a su me remettre à la place que je n'aurais jamais
dû avoir la prétention de quitter." *
J'adore lui donner son titre exact et entier, surtout pour bien
souligner le fait que ce con n'est même pas inspecteur. (retour)
Le principal, que mon combat quichotesque semble amuser, accepte de
transmettre ma lettre. Je me sens soulagé. Je m'étais promis d'exposer
tous ces arguments au cours de la prochaine visite de l'inspectrice (j'ai retrouvé
son nom, Mme P.) mais je connais ma piètre maîtrise de l'oral et
je sais qu'il y a de grandes chances que je me barricade à nouveau derrière
un mutisme borné. Transformer mon fiel en encre, sorte de transsubstantiation
au rabais, me soulage. Courrier. Je
reçois un disque de Joe Hisaishi, compositeur des musiques des films de
Takeshi Kitano. Vieillissement. Caroline
a embauché à la pharmacie une préparatrice dont je fus assez
gravement amoureux au cours de mes années de lycée et qui est probablement
à l'origine de mon penchant pour les pharmaciennes. Après toutes
ces années, elle est restée très aimable mais je peux maintenant
la voir, l'entendre et lui parler sans sentir mon cœur s'échapper de ma
poitrine. Je lui donne des produits de mon jardin. Autrement dit, il y a 25 ans
je lui aurais volontiers proposé la botte, aujourd'hui je lui offre des
radis. Téléphone. Je
prends des nouvelles de H. qui retourne à l'hôpital en fin de semaine
pour la pose de sa prothèse oculaire et a hâte de revenir dans les
Vosges. Mail. B., ancien de Garlamb'Hic,
nouvel abonné aux notules. De beaux contrepets sur la [listeoulipo]
: les couleurs de la 2; le consul d'Angleterre est en Corée; et surtout
celle-ci : J'avais toujours cru que les pulls en shetland étaient fabriqués
dans les îles du même nom. Quelle ne fut pas ma surprise quand j'appris
que ces gros pulls se faisaient en Corée !
TV. Banana Split (The Gang's All Here, Busby Berkeley,
U.S.A., 1943 avec Alice Faye, Carmen Miranda, Eugene Pallette, Charlotte Greenwood,
Benny Goodman). Un sergent permissionnaire s'éprend d'une danseuse
de revue. Après avoir réglé les ballets des comédies
musicales pour d'autres réalisateurs (les évolutions aquatiques
d'Esther Williams), Busby Berkeley avait choisi de mettre lui-même en scène
ses chorégraphies. Ici, l'histoire est inepte, une amourette sur fond de
Guerre Mondiale (le ballet final est destiné à une souscription
aux bons de la Défense) et malheureusement le film ne parvient pas à
s'inscrire dans une toile de fond géographique ou thématique à
la manière des grandes réussites du genre (Un jour à New
York, Un Américain à Paris, le milieu de la mode pour
Drôle de frimousse...). Ça n'enlève rien à la
beauté des scènes dansées. On comprend les ennuis que Berkeley
eut avec le code Hayes en voyant la manière dont ses girls s'amusent avec
des bananes géantes. Le côté novateur de Berkeley est patent
dans les recherches géométriques de la scène finale.
L'humour est présent grâce au numéro de l'étonnante
Charlotte Greenwood, sorte de grande tige étonnamment douée pour
la danse. Les vedettes en revanche, à l'image d'Alice Faye, sont plutôt
pâlottes et Carmen Miranda n'est qu'un faire-valoir exotique. En fait, s'il
y a une vedette dans le film, c'est le Technicolor et ses couleurs éclatantes
qui sont un véritables éblouissement. MERCREDI.
Mail. J'envoie au site du Ministère
une demande de renseignements sur la procédure à suivre en vue d'une
démission. C'est peut-être exagéré et prématuré
mais je préfère parer à toute éventualité.
Vie familiale. Je m'efforce de choyer
Lucie que j'ai injustement rudoyée ces derniers temps. Je l'accompagne
à la Bibliothèque Municipale pour l'Heure du conte, lui fais
mes excuses pour mes sautes d'humeur, la câline. Elle pleure un peu. Je
ne te lâcherai pas le panty, Mr G. 100 ans d'enfer pour chaque larme sur
les joues de ma fille. Nous irons cracher sur ta tombe.
Téléphone. P., du SGEN-CFDT, m'appelle suite à
mon courrier. Selon lui, j'ai eu tort d'envoyer ma première lettre (ça,
je le savais déjà en l'écrivant). En fait, la décision
pour mon changement de statut interviendra au cours d'une commission qui se tient
au Ministère en septembre, pour laquelle l'inspecteur n'émet qu'un
avis mais n'a pas de pouvoir décisionnaire. Cependant, les cas comme le
mien sont fréquents en Lettres, avec, dit-il, "P. et ses sbires".
Mail. GN exhume quelques souvenirs
romarimontains et se souvient de M. G. avec qui il a eu des mots. Les ennemis
de nos ennemis sont nos amis. JEUDI. Mail.
Échange lexicographique avec Y. sur le terme "incrémenter".
Vie scolaire. Le principal a eu
Mme P. au téléphone. Celle-ci a tenu à me faire savoir qu'elle
ne viendrait pas pour une inspection sanction (on doit commencer à me sentir
chatouilleux). J'irai donc moi-même avec l'esprit ouvert. Je commence à
remettre à jour mon cahier de textes. Je suis un pleutre. TV.
Coupe du Monde de football. France - Uruguay (0-0). Le commentateur
de TF1, l'inénarrable Thierry Roland, n'attend même pas la mi-temps
pour critiquer l'arbitre, un Mexicain soupçonné de sympathie avec
les Uruguayens à cause d'une trop grande proximité géographique
entre leurs deux pays. Il y a 7 000 kilomètres entre Mexico et Montevideo.
Forcément, ça crée des liens.
Courrier. J'envoie des nouvelles radiophoniques à l'AGP, des
coupures à L. (Le Monde), Y. (Le Monde, La Liberté de l'Est), N.
(Mouvements). Lecture. Les quatre
coins de la nuit (Four Corners of the Night, Craig Holden 1999, 2000
pour la traduction française de Stéphane Carn et Catherine Cheval,
Rivages/Thriller). Une jeune fille de 12 ans disparaît. L'affaire ressemble
d'autant plus à un enlèvement que dans la même ville, sept
ans plus tôt, la fille de Bank, un policier local, s'était elle-même
volatilisée. Bank, qui n'a jamais renoncé à retrouver sa
fille, redouble d'ardeur dans ses recherches. C'est Mack Steiner, le coéquipier
de Bank, qui raconte l'histoire. Habilement, Craig Holden fait alterner les chapitres
consacrés à l'enquête contemporaine et ceux relatant l'enquête
passée. D'autres reviennent sur l'enfance des deux policiers dans laquelle
on va trouver la clé des intrigues d'aujourd'hui. Au fur et à mesure
que la vérité se dévoile, Steiner découvre qui est
réellement Bank et apprend beaucoup de choses sur lui-même. Un polar
original, au ton amer, qui ne laisse aucune lueur d'espoir sur le monde contemporain.
VENDREDI. Cinéma. Bridget
(Amos Kollek, U.S.A., 2001 avec Anna Thomson, David Wike, Lance Reddick, Julie
Haggerty). Bridget n'a qu'une idée en tête, récupérer
son fils, placé dans une famille d'accueil suite au meurtre de son mari.
Pour récolter l'argent nécessaire, elle multiplie les occupations,
dealer international, vedette de peep-show, caissière... Quatrième
volet de la collaboration entre Kollek et Thomson après Sue, Fiona,
Fast Food, Fast Women (je ne connais que le premier), Bridget témoigne
à nouveau de la fascination d'un réalisateur pour son actrice. Coiffée
d'une perruque blonde, "habillée" en strip-teaseuse, vêtue
d'une blouse de caissière ou d'une panoplie d'aventurière, Anna
Thomson est magnifiée dans chaque plan, élevé au rang d'icône.
Son visage, à la fois douloureux et sensuel, devient l'égal des
mythes hollywoodiens (Taylor, Gardner). le réalisateur multiplie les épreuves
qu'elle doit traverser au mépris de toute vraisemblance dans un scénario
rocambolesque qui culmine dans un voyage à Beyrouth où elle
va chercher une cargaison de drogue. Tout ça pour récupérer
un gamin qui est moche comme un pou. Qu'importe, Emma Thomson traverse tout ça
sans dommage, sublime, forcément sublime.
Lecture. Joconde jusqu'à 100 (Hervé Le Tellier,
Le Castor Astral 1998). 99 (+1) points de vue sur Mona Lisa. Hervé
Le Tellier, membre de l'Oulipo et de l'équipe des Papous, donne la parole
tantôt à Mona Lisa elle-même, tantôt à son créateur,
à ses admirateurs, à son frère corse ("Mona Lisa, qu'est-ce
que tu fais à la fenêtre ? Et à cette heure-ci ! Rentre à
la maison !") et à d'autres encore dans un florilège à
mi-chemin entre les Exercices de style de Queneau et les 35 variations de Perec.
On compte plusieurs "A la manière de..." qui pastichent Céline,
Camus, San Antonio, Audiard, Perec (un lipogramme en E) ... Mais il y a aussi
le point de vue du Poilu ("J'aime pas trop te voir en noir, j'ai l'impression
que t'es ma veuve"), le point de vue de l'avocat, du Petit Nicolas (un
pastiche parfait), de Jules César ("Veni, vidi, vinci"). C'est
souvent très drôle, toujours plaisant et ça donne un très
ressemblant portrait ... d'Hervé Le Tellier. SAMEDI.
Fausse joie. Je trouve trois G. dans les avis
de décès de La Liberté de l'Est (un Grosg., un G. et un G.
exactement). Malheureusement, le mien n'est pas dedans. Courrier.
Je reçois un disque de sonates pour piano de Beethoven et le n°10 d'Histoires
littéraires. Sortie. Nous
dînons au Calmosien avec mes parents. Bon dimanche. Notules
dominicales de culture domestique n°64 - 16 juin 2002 DIMANCHE.
Jardinage. Nous installons des jardinières
(géraniums, impatiens doubles, fuchsias) aux fenêtres et je termine
les semis et plantations : navets, betteraves, haricots, poivrons, aubergines,
piment. TV. Soirée électorale
plutôt terne, et pour cause. Lecture.
Joconde sur votre indulgence (Hervé Le Tellier, Le Castor
Astral 2002). 100 (nouveaux) points de vue sur Mona Lisa. Dans ce deuxième
volume sont pastichés Rabelais, Borges, Calvino, Prévert, Jarry,
Perec (bis), Godard, le Guide du Routard... C'est dans les points de vue les plus
brefs que Le Tellier apparaît le plus brillant. Quelques exemples :
"Le point de vue de l'agent 007. - Ne nous sommes-nous pas déjà
rencontrés, Monsieur ? - Cond, my name is Cond. Joe Cond.
Le point de vue d'Aloysius Alzheimer. Tiens, mais c'est la quoi déjà
? Le point de vue de l'énigme judiciaire. Vinci m'a dessiner.
Mail. Des nouvelles de J. qui prépare
son déménagement et a été accidentée à
Paris. LUNDI. TV. U-571
(Jonathan Mostow, U.S.A., 2000 avec Matthew McConaughey, Bill Paxton, Harvey Keitel).
Un sous-marin américain prend possession d'un U-Boot allemand au cours
de la Guerre de l'Atlantique. Il s'agit de s'emparer d'une machine Enigma qui
permet aux Allemands de chiffrer leurs messages. Comme tout bon film de guerre,
U-571 mêle une aventure collective (la guerre sous-marine pour s'emparer
d'Enigma) et une destinée individuelle, celle du lieutenant Tyler appelé
à prendre le commandement des opérations après la mort du
pacha. C'est un éloge du courage et de l'ingéniosité sans
surprise mais efficace. Les scènes d'action sont spectaculaires, semblent
résulter d'un travail de documentation très précis, mais
passent mal l'épreuve du petit écran. Une chose appréciable
qui disparaîtt peu à peu des productions hollywoodiennes : les
Allemands parlent allemand (à ce propos, cocasserie du doublage, un marin
américain s'adresse à un prisonnier allemand : "Parlez-vous
français ?"). Une chose moins appréciable mais pas surprenante
: le rôle des Anglais dans la capture et le déchiffrage d'Enigma
est totalement passé sous silence. MARDI. TV.
Coupe du Monde de football. France 0 - Danemark 2. L'équipe de France rentre
à la maison sans gloire. C'est dommage, je ne suivais déjà
la chose que d'un œil, là, ça ne va pas vraiment me passionner.
Gageons qu'à l'image du commentateur Larqué, on ne va pas tarder
à brûler, et avec la même ferveur, ce qu'on a tant adoré.
En tout cas, cette élimination a des côtés positifs : 1. Un
véritable accident industriel pour TF1 qui a acquis pour 168 millions d'euros
l'exclusivité des retransmissions de 2002 et de 2006 et qui se retrouve
avec un paquet de matches qui n'intéressent plus personne à diffuser.
L'action de TF1 se brade par brouettées. 2. Conséquence de 1, un
accroc de plus dans la bulle financière qu'est le football international
et qui finira bien par exploser comme une vulgaire start-up. 3. Pas de scènes
de liesse obligatoire à subir. 4. Pas de pose avantageuse pour certain
grand escrogriffe dans les jardins de l'Élysée. Mail.
Festival de contrepets footballistiques envoyé par P. J'envoie l'annonce
d'une émission de radio sur [listeperec].
Lecture. Encyclopædia inutilis (Hervé Le Tellier, Le Castor
Astral 2002). Fin de ma cure de Le Tellier avec ce volume dans lequel il
livre onze portraits de savants fous ou d'inventeurs imaginaires qui auraient
tout à fait leur place dans Les fous littéraires d'André
Blavier. La fantaisie se mêle à l'érudition et comme d'habitude,
Le Tellier salue au passage ses maîtres Queneau, Calvino, Perec ("Un
dessin au trait d'un immeuble de huit étages, rue Simon Crubelier à
Paris...", "A 11h43, le train atteignit sa vitesse de croisière.",
"Karl craignait d'ailleurs que les militaires ne se privent un jour dans
leur message de la lettre e. (...) Heureusement, aucun officier n'eut jamais l'idée
d'une telle disparition."), sans oublier Jean-Baptiste Botul. Les deux
tableaux les plus réussis sont ceux consacrés à Zéphyrin
Dauvergne, inventeur d'une nouvelle pédagogie de l'histoire qui a pour
résultat d'en bousculer totalement le chronologie et à Jakob Romanson,
linguiste bien sûr (cf. Roman Jakobson) qui classe les mots d'une langue
selon la fréquence et la position des "lettres de vent" O, N,
E, S représentant les points cardinaux) qu'ils contiennent : mots calmes,
mots agités, turbulents, abrités, équibeaufortiens et autres
occupent vingt pages d'un délire délicieusement pataphysique.
MERCREDI. Emplettes. J'achète
des billets de train (m'est avis qu'un changement d'air ne me fera pas de mal
après l'inspection de demain), le volume 6 de l'intégrale Ed McBain,
un Raymond Roussel. Mon coiffeur m'annonce que je perds mes cheveux. Je vais finir
par ressembler à M. G., qui n'est peut-être pas pour rien dans
cette alopécie. TV. Heat
(Michael Mann, U.S.A., 1995 avec Robert De Niro, Al Pacino, Val Kilmer, John Voight,
Diane Venora). Un braquage tourne mal à cause d'un membre du gang qui
ne peut s'empêcher d'abattre un vigile. Le chef, Neil McCauley, est désormais
dans le collimateur d'un flic acharné, Vincent Hanna. Le bandit, c'est
De Niro, le flic, Al Pacino. Chacun des deux personnages est un monomaniaque :
McCauley veut à tout prix réussir un dernier coup avant de se retirer,
Hanna ne vit que pour le coincer. Les relations entre les deux hommes, qui aboutissent
à un combat à mort, sont un curieux mélange de haine, d'estime
et de fascination réciproques. Portés par de tels acteurs, les personnages
prennent une vraie dimension héroïque. Intelligemment, Michael Mann
multiplie les rebondissements et les intrigues annexes. Il sait filmer les scènes
d'action et faire de son film, grâce à sa mise en scène, autre
chose qu'un produit destiné à mettre en valeur ses deux têtes
d'affiche. JEUDI. Vie scolaire.
Mme P. m'inspecte en première heure. Je pourrais aussi bien faire mon cours
en anglais ou en patagon qu'elle ne le remarquerait pas tant elle semble attentive
à ce que je fais. Une heure d'entretien ensuite, au cours duquel le nom
de M. G. n'est pas évoqué, ce qui est mieux pour tout le monde.
J'ai bien fait de ne pas me bercer d'illusions, elle n'est pas venue pour désavouer
son porte-coton. C'est un véritable massacre. Elle me descend en termes
très durs, parfois justes, parfois volontairement méchants voire
diffamants dans un crescendo bien préparé. On est venu me rendre
la monnaie de ma pièce épistolaire, me faire bien comprendre qu'on
ne gagne rien à se battre contre un tel système. J'absorbe ses compliments,
je n'ai plus de haine, plus de larmes, je n'ai plus rien, je ne suis plus rien.
Courrier. J'envoie des coupures à
A. (La Lettre de la Pléiade), Y. (Le Monde), l'AGP (des pages de Le Tellier
et des nouvelles radiophoniques) et je déniche une carte postale de Stockholm
que j'adresse à N. qui va y résider. VENDREDI.
Vie scolaire. Je prends des nouvelles d'un
collègue de français (absent 20 jours par an, constitutionnellement
incapable d'arriver à l'heure ou de rendre une copie à temps, dont
le cahier de textes s'arrête à la date du 15 septembre, tutoyant
l'alcoolisme chronique -et je m'y connais- mais plus à l'aise que moi dans
l'envoi de poudre aux yeux et la courbure d'échine, bon copain au demeurant)
qui s'est fait inspecter après moi par la même Mme P. : tout
s'est admirablement passé. Je le félicite et me félicite
aussi du fait que mon attitude n'ait pas occasionné de dégâts
collatéraux. On me tape sur l'épaule. Ma disgrâce a donc été
rendue publique (pas par moi, la déconfiture, ça ne s'étale
pas), ce qui ajoute à ma honte. Courrier.
Une lettre de P., lui aussi en froid avec ses autorités patronales.
Voyage. Je pars pour Paris par le 19h36.
Les voyages en train sont propices à la rumination, ce ne sont pas les
vaches qui les regardent passer qui diront le contraire. Je gamberge, trouve,
comme d'habitude après coup les phrases que j'aurais dû dire à
P. Je ne lirai pas son rapport, ça m'évitera de me faire du mal
et de faire des bêtises. Professionnellement, je suis fini et ce qui peut
m'arriver de mieux est de me tuer sur la route. Il me reste à essayer de
sauver le reste. Lecture. Pourquoi
je n'ai écrit aucun de mes livres (Marcel Bénabou, Presses Universitaires
de France, coll. Perspectives critiques 2002, réédition de Hachette
1986). Le titre, démarquage du Comment j'ai écrit certains de
mes livres de Raymond Roussel, est alléchant. Le but poursuivi par l'auteur
est intéressant : montrer que son désir de littérature
n'a jamais pu se concrétiser : "... bien que n'ayant jamais rédigé
que des fragments sans suite, je n'ai jamais cessé de me prendre pour un
littérateur." Il nous parle donc de ses diverses tentatives, de ses
échecs, du doute qui l'envahit au fil du temps. Finalement, ce livre
tant attendu, toujours repoussé aux calendes, il a fini par l'écrire
puisque c'est cette année qu'est paru Écrire pour Tamara.
Le style de Bénabou, fait de phrases longues, pleines d'incises, qui tourbillonnent
au point de perdre le lecteur, est le même dans les deux livres. Il nuit
malheureusement à la clarté du propos de Pourquoi... Quant à
Tamara, j'ai déjà eu l'occasion de dire que ce n'était pas
vraiment un grand livre. Pourquoi Bénabou n'a-t-il pas continué
à n'écrire aucun de ses livres ? Citation qui correspond assez
bien à mon état d'esprit du moment : "Enfant, à l'âge
où d'autres se promettent d'être Chateaubriand ou rien, j'avais écrit
que je serais moi-même ou rien. Je n'avais certes pas prévu que je
me trouverais un jour dans la situation d'être en même temps moi-même
et rien." SAMEDI. Vie parisienne.
Dernière séance du séminaire Perec à Jussieu,
consacrée à une pièce peu connue, Les horreurs de la guerre,
drame alphabétique, par Marc Parayre, un prof de Perpignan. Marcel Bénabou,
un peu crispé, dit qu'il s'apprêtait à publier une étude
sur le même texte. C'est le problème dans ce cénacle dont
les membres peuvent être classés en trois catégories : les
étudiants qui viennent là glaner des choses utiles à leurs
travaux, quelques curieux, dont je suis, qui ne sont là que pour le plaisir,
et les chercheurs professionnels qui s'épient, s'observent, se jalousent
et se tirent souvent dans les pattes pour la plus grande joie des deux premières
catégories (les passes d'armes Magné - Bellos ou Magné -
Brasseur auxquelles j'ai assisté valaient le déplacement). Chacun
a peur que l'autre vienne empiéter sur son territoire, lui pique le thème
ou le bout de texte de Perec qu'il décortique en vue d'une publication.
La première fois où je suis venu, on m'a regardé d'un drôle
d'air puis, un jour, Roland Brasseur m'a demandé si je m'apprêtais
à publier quelque chose. Tout le monde a semblé soulagé de
ma réponse négative et c'est à ce moment-là, quand
on a su que j'étais totalement inoffensif, que j'ai été pleinement
accepté. J'utilise ma carte de fidélité venue à
terme à la librairie Dédale pour acheter un livre sur Prague et
Kafka à mon père. Je saucissonne sur un banc de la rue des Écoles
avant d'aller travailler sur mon Atlas à la Bilipo. J'aimerais croire que
j'ai d'autres carrières qui m'attendent... Lecture.
12, rue Meckert (Didier Daeninckx, Gallimard, Série Noire n°
2621, 2001). Maxime Lisbonne, journaliste, enquête sur une série
de crimes sexuels dans la région de Châteauroux. Un ancien confrère
qui cherche à le contacter est abattu devant son immeuble. Lisbonne se
trouve alors face à une affaire bien compliquée. Si compliquée
d'ailleurs qu'il m'est impossible d'en retrouver le cheminement une fois le livre
refermé. S'y mêlent des histoires de pédophilie, d'avortements
clandestins, de détournements de fonds, de barbouzes, que sais-je encore.
C'est comme si Daeninckx avait voulu rassembler douze histoires du Poulpe en un
seul volume. On retrouve les thèmes quasi-obsessionnels de l'écrivain
: la Commune (le vrai Maxime Lisbonne fut un ami de Louise Michel), la corruption
des juges et des politiques, la Nouvelle-Calédonie, l'injustice sociale,
assortis d'un soupçon de modernité : allusion à des affaires
récentes (Roland Dumas), scandale des farines animales, utilisation des
techniques informatiques modernes. Il est comme ça, Daeninck, il aime rabâcher,
enfoncer le clou avec un manque d'humour confondant. Ce pourrait être lassant
s'il n'y avait un aspect du livre très réussi, son cadre historico-géographique.
Avec sa compagne Eléonore, Lisbonne cavale aux quatre coins de Paris et
chaque rue, chaque place, chaque monument est prétexte à une digression
historique - en rapport le plus souvent avec la Commune et ses acteurs - pleine
d'intérêt, comme savait en faire Léo Malet. Retour.
Je constate avec dépit que cette sortie parisienne n'a pas réussi
à faire passer mes préoccupations au second plan. La perspective
d'avoir à vivre 18 ans comme ça n'a rien de réjouissant.
Bon dimanche. Notules
dominicales de culture domestique n°65 - 23 juin 2002 DIMANCHE.
Élections. Je vote PS, ce qui ne m'était
pas arrivé depuis un moment. Campagne.
Nous passons la journée à Saint-Jean-du-Marché à le
recherche d'un peu de fraîcheur et de tranquillité d'esprit. Je n'y
trouverai ni l'une ni l'autre. En fait, j'en suis arrivé à croire
que le jugement de P. est vrai. Toutes mes tartarinades et rodomontades écrites
ne sont que faux-fuyants destinés à me masquer la vérité :
il n'est jamais facile de se voir révéler comme un être foncièrement
médiocre. La haute opinion que j'ai cru avoir de moi-même explique
la hauteur de la chute. Cette nouvelle réalité (qui n'est nouvelle
que pour moi, en fait) ouvre des perspectives plutôt ternes mais j'ai au
moins la chance que les filles soient encore trop jeunes pour avoir honte de moi.
Me vient en même temps l'envie de mettre un point final dimanche à
ces notules qui depuis plusieurs semaines ne sont plus que jérémiades,
complaisances et autojustifications. Je m'y pose comme un être volontaire
et pénétré de ses certitudes alors que je ne suis que doute
et velléité. On est passé de la culture domestique de l'intitulé
à l'imposture nombrilique, et il vaudrait mieux que je prenne les devants
avant que les abonnés ne me signifient leur lassitude. De plus, ça
me fait mal de me dévoiler maintenant que je sais ma vacuité.
LUNDI. Vie scolaire. Journée
torture au collège où je résiste à la tentation de
me terrer. Moi qui n'ai eu comme principale préoccupation que celle de
passer inaperçu, je suis servi, voilà que j'attire les regards.
J'ai le sentiment d'avoir un rôle apaisant pour tout le monde : dans
une collectivité, on cherche toujours quelqu'un qui est plus bas que soi.
Ça permet de se rassurer, de se dire qu'on n'est pas le dernier. On me
regarde comme au jeu des chaises musicales on regarde, soulagé et goguenard,
le couillon qui reste debout quand on a réussi à s'asseoir. Apaisant
aussi parce que la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit. Avoir
une brebis galeuse auprès de soi permet de se sentir épargné.
Ça me rappelle l'époque où on m'emmenait à la pêche
parce que je ne prenais jamais rien et que mon résultat bredouille était
gage de réussite pour les autres. Une collègue me transmet
une invitation à venir festoyer en sa nouvelle maison à la fin de
la semaine. Je décline dans un premier temps - a-t-on vraiment besoin d'un
boute-en-train comme moi ce soir-là ? - avant d'accepter. Il serait
tout de même malgracieux d'envoyer bouler quelqu'un qui ne cherche qu'à
m'aider. La journée se termine par un conseil de classe. Je n'ai jamais
prononcé plus de trois mots dans ce genre de cénacle et ce n'est
pas aujourd'hui que je vais me permettre de juger un élève alors
que je me suis tant trompé sur moi-même. MARDI.
Vie scolaire. Ch. me donne copie d'une lettre
adressée au Recteur par mes collègues. Dans laquelle il appert que
je ne suis pas l'étron décrit par P. et que contrairement à
ce qu'elle affirme les élèves qu'ils réceptionnent après
un passage dans mes classes ne sont pas les néandertaliens que je suis
censé produire. La démarche, plutôt rare, me fait chaud au
cœur, d'autant que mon attitude au sein de la communauté (mutisme, fuite)
n'est guère propice à susciter la sympathie. Dans le mot de remerciement
que je rédige aussitôt j'exprime la crainte que cette initiative
n'attire l'attention sur le collège et sur eux, qu'une victime suffit et
qu'il n'y a pas besoin de dommages collatéraux. D'autant, conclus-je, que
la personne pour laquelle ils se mobilisent n'en vaut peut-être pas la peine.
Chaleur. Je sors et gonfle la piscine
pour les filles. L'actionnement de la pompe à pied vaut l'escalade d'un
col de quatrième catégorie et comme cette cochonnerie se dégonfle
tout le temps, je vais finir les vacances avec une hypertrophie du mollet droit.
Presse. Je découpe un bel avis
de décès paru dans le carnet du Monde et concernant un certain Louis
Centner, mort dans sa quatre-vingt-deuxième année. Trop court.
TV. Escrocs mais pas trop (Small
Time Crooks, Woddy Allen, USA, 2000 avec Woody Allen, Tracey Ullman, Hugh
Grant, Elaine May, Michael Rapaport, John Lovitz, Carolyn Saxon). Ray est
un cambrioleur calamiteux qui cherche à dévaliser une banque en
utilisant comme couverture une pâtisserie voisine tenue par sa femme Frenchy.
Le casse échoue mais l'entreprise de cookies devient un succès commercial.
Ray et Frenchy découvrent la fortune. On pense, au début, aux
romans de Westlake mettant en scène Dortmunder, prototype du cambrioleur
malchanceux, entouré de la même bande de bras cassés. Allen
quitte vite cette piste pour s'intéresser à la vie de nouveaux riches
de Ray et Frenchy. Celle-ci, consciente de ses limites et de son manque de classe,
cherche à s'initier à la culture et aux bonnes manières avec
l'aide d'un professeur (Grant). On est alors dans une sorte de démarquage
du Bourgeois gentilhomme, avec quelques scènes qui font penser au
Goût des autres d'Agnès Jaoui. Celle où le couple assiste
à un ballet de danse contemporaine est particulièrement réjouissante.
L'entreprise florissante finit par faire faillite et les deux protagonistes,
que le succès avait séparés, retrouvent l'amour et leur condition
première de losers, gage de bonheur. Au total, une comédie pas géniale
mais agréable à suivre. MERCREDI. Apaisement.
Ce n'est qu'aujourd'hui que je trouve une piste de réflexion propre à
me faire retrouver sinon la sérénité, du moins un semblant
d'apaisement. Je remonte à l'origine de mes ennuis. Qu'est-ce que je voulais ?
Changer de statut pour trouver un poste à Épinal. Avantages :
fin des trajets automobiles qui m'effraient de plus en plus, découverte
d'un nouveau public avec remise en question de mon ronron habituel, fin de l'enseignement
de l'anglais qui m'ennuie au profit d'une matière qui me passionne. Mais
maintenant, il me faut ouvrir les yeux : avec le dossier que j'ai et que
je traînerai jusqu'au bout, avec le côté indélébile
de l'opprobre, toute mutation m'est désormais interdite. Il faut imaginer
la confiance que j'inspirerais au chef de l'établissement dans lequel je
débarquerais avec un tel casier judiciaire. Me voici donc à Châtel
jusqu'en 2020. A partir de là, il ne peut plus rien m'arriver, on fera
de moi ce qu'on voudra, cela m'indiffère. La prochaine année - au
moins - sera difficile à vivre puisque je vais être mis sous tutelle
- j'allais dire sous contrôle judiciaire - inspecté, réinspecté
peut-être mais ça finira bien par s'atténuer. C'est la première
fois que je faisais preuve de quelque chose qui peut s'apparenter à de
l'ambition et je ne suis pas près de recommencer. Bien sûr, je ne
suis pas totalement naïf et je savais que les côtés atypiques
de mon enseignement allaient être mal vus. Je pensais cependant que l'existence
d'une certaine dose de liberté était négociable. J'ai commis
une grave erreur de jugement en mésestimant le côté susceptible
du mammouth, le caporalisme et la thrombose qui régissent l'institution,
la vilenie de ceux qui l'incarnent. L'expérience me laisse à l'état
d'épave mais je me suis sorti d'autres épreuves plus traumatisantes.
S'il faut faire l'âne pour avoir du son, je brairai à l'unisson et
m'enterrerai dicrètement ici, médiocre mais apaisé. En tout
cas, je me sens soulagé : voilà mon esprit et les notules désencombrés
de ces préoccupations. Jardin.
L'apaisé plante ses poireaux. TV.
Les Fantastiques Années 20 (The Roaring Twenties, Raoul Walsh,
USA, 1939 avec James Cagney, Priscilla Lane, Humphrey Bogart). Démobilisés
après la guerre de 14, Eddie, George et Lloyd font fortune dans le trafic
d'alcool au temps de la Prohibition. De la première scène où
les trois personnages se rencontrent par hasard dans un trou d'obus à la
dernière où Eddie meurt sur les marches d'une église, une
quinzaine d'années de l'histoire américaine est mise en scène.
La petite histoire, celle de trois hommes qui n'ont rien d'exceptionnel se marie
avec la grande (l'Armistice, la Prohibition, le krach de 1929 et l'élection
de Roosevelt). Eddie est le porte-parole d'une génération sacrifiée
qui, après avoir risqué sa vie pour la patrie, ne rencontre ni travail
ni reconnaissance à son retour au pays et trouve son salut dans l'illégalité.
Dans le rôle, Cagney est vraiment étonnant et donne à son
personnage une complexité inattendue : tantôt petite frappe, tantôt
nouveau riche, tantôt amoureux au grand cœur jusqu'à la sanctification
finale. Walsh filme ces innombrables péripéties sur un rythme trépidant,
n'hésitant pas à avoir recours à la voix off et aux images
d'actualité pour accélérer le mouvement. JEUDI.
Vie scolaire. Incroyable comme je suis détendu
après ma résolution d'hier. Je jette les programmes de lycée
sur lesquels, mine de rien, j'avais commencé à travailler. C'est
tout juste si je ne commence pas à rédiger mon discours de départ
en retraite. Je retrouve un nouveau sens des priorités, une nouvelle hiérarchie
des préoccupations. Car tout ceci, quand même, est beaucoup moins
important que la littérature. Courrier.
Je reçois une invitation à l'anniversaire de F. et ses frères,
semble-t-il, pour octobre. J'envoie des coupures à Y. (Le Monde diplomatique)
et à l'AGP (Elle, L'Humanité, Le Monde) ainsi qu'un mot de félicitations
au nouveau député de notre circonscription, pharmacien chez qui
Caroline a travaillé et avec qui nous entretenons des liens amicaux.
Horizon éclairci. Les bonnes nouvelles
s'accumulent. Caroline a trouvé un pharmacien assistant à embaucher
deux jours par semaine au moins jusqu'en octobre. J'avoue que la perspective
de passer l'été à m'occuper des filles sans assistance maternelle
m'effrayait un peu : la seule journée d'hier fut, la chaleur aidant, particulièrement
éprouvante. VENDREDI. Vie
scolaire. Le principal me transmet le rapport d'inspection de P. Je
flanque mon exemplaire à la poubelle, signe les autres sans les regarder,
j'ai eu assez de la version orale. SAMEDI. Courrier.
Une lettre syndicale m'informe que j'avais obtenu une mutation pour le collège
Clemenceau à Épinal avant que celle-ci soit suspendue, puis maintenue,
puis semble-t-il (la feuille est surchargée de ratures) annulée
définitivement. Dommage, c'était une situation idéale :
17 minutes en bus jusqu'à la place des Quatre-Nations puis 5 minutes à
pied, tout ce que je souhaitais. Mais que je ne souhaite plus. Vie
sociale. Nous nous retrouvons une belle brochette à couscousser
chez une collègue qui fête son emménagement à Golbey
et la naissance à venir d'un bébé. J'apprends que le
matin-même une prof du collège a été suspendue de cours
pour avoir molesté un élève. Finalement, je suis quelqu'un
d'exemplaire. Bon dimanche. Notules
dominicales de culture domestique n°66 - 30 juin 2002 DIMANCHE.
Radio. J'écoute Répliques d'Alain
Finkielkraut enregistré la veille sur France Cul et consacré à
l'enseignement des lettres. Finky a invité un Inspecteur Général
et une prof insoumise. Je retiens cette phrase : un prof de lettres est face à
une seule alternative, soit il rend service à ses élèves,
soit il plaît à son inspecteur. Farniente.
Nous récupérons de notre sortie de la veille à Saint-Jean-du-Marché.
TV. Space Cowboys (Clint Eastwood,
USA, 2000 avec Clint Eastwood, Tommy Lee Jones, Donald Sutherland, James Garner).
La NASA fait appel à un quatuor d'astronautes retraités pour aller
réparer un satellite défaillant. On ne retiendra que la première
partie du film dans laquelle on s'amuse à voir nos quatre papys s'entraîner
avant d'être envoyés dans l'espace : visite médicale, remise
en forme physique, le tout sous la menace de plus jeunes spécialistes qui
n'attendent qu'un signe de défaillance pour prendre leur place. Une fois
qu'ils sont mis sur orbite, leur aventure présente moins d'intérêt.
C'est une succession de scènes déjà vues cent fois au cours
desquelles ils essaient de réparer un engin, suivis par les visages anxieux
des occupants de la salle de contrôle. Jamais Eastwood, plutôt paresseux
sur ce coup, ne parvient à faire sortir son film des sentiers battus.
LUNDI. Mail. P. me narre l'Ardéchoise,
une épreuve cyclosportive qui semble plutôt costaud et dont il est
sorti vivant. MARDI. Courrier.
Je reçois un beau coffret consacré à la chanson napolitaine
de 1650 à 1987. A l'écoute, on comprend mieux d'où viennent
les musiques de Vincent Scotto et de Brassens. Vie
scolaire. Cérémonies de fin d'année au
collège. On salue les partants, on revoit les retraités, on découvre
les enfants qui ont grandi, on boit du faux champagne. Le principal, lui-même
sur le départ, a le bon goût d'abandonner les vers de mirliton qu'il
nous inflige habituellement dans ses discours. Caroline et les filles viennent
faire un tour, je montre ma salle à Lucie. La nuit venue, on barbecute.
Il fait froid. MERCREDI. Emplettes.
J'achète un roman de Vassilis Alexakis et le dernier René Frégni.
Wimbledon. Je tonds la pelouse.
JEUDI. Vie scolaire.
Je surveille les épreuves du Brevet. Le plus difficile est de ne pas s'endormir.
Je trouve dans mon casier le dernier Tonino Benacquista, offert par Ch. pour me
consoler de mes déboires. Courrier.
J'adresse des coupures à Y. (Le Monde, Télérama, Les Cahiers
du cinéma). Une lettre de B. Téléphone.
J'appelle les propriétaires du gîte de l'Eure où nous devons
séjourner fin juillet afin d'en avoir l'adresse exacte. Je ne parviendrai
pas à l'avoir : la femme que j'ai au bout du fil ne me semble pas très
alerte intellectuellement. TV. Midnight
Run (Martin Brest, USA, 1988 avec Robert De Niro, Charles Grodin, Yaphet Kotto,
John Ashton, Dennis Farina, Joe Pantoliano, Richard Foronjy, Robert Miranda, Jack
Kehoe). Un chasseur de primes est chargé de convoyer un comptable véreux
de New York à Los Angeles où il doit être jugé. Les
anciens employeurs du comptable et le FBI font tout pour que sa mission échoue.
Le comptable (Grodin, étonnant), et son ange gardien (De Niro), d'abord
antagonistes, se laissent peu à peu gagner par une complicité qui
constitue la seule originalité de ce film d'action calibré. Le voyage
des deux personnages s'effectue au moyen de divers véhicules (avion, train,
auto, camion, bus) au gré des péripéties. De Niro trouve
ici un rôle, cascades comprises, proche de ceux du Belmondo de l'époque
trépidante. Une mise en scène sans génie pour un objet de
consommation peu subtil mais pas indigeste. Lecture.
Sépulture (The Church of Dead Girls, Stephen Dobyns, 1997,
traduit de l'anglais par Julien Deleuze, Calmann-Lévy, coll. Suspense).
Trois jeunes filles disparaissent dans une petite ville de l'État de New
York. Un chien dans la soupe de Stephen Dobyns était un petit polar
un peu loufoque présentant des aspects intéressants mais pas inoubliable.
Sépulture est d'un tout autre calibre. On y trouve une peinture
extrêmement fouillée d'une petite ville dont la vie sans histoire
est tout à coup gangrenée par une affaire tragique. Petit à
petit, la tranquillité fait place au soupçon. La police piétine,
on crée une milice privée. Tous les habitants qui présentent
un aspect hors normes sont pris pour cible : les homosexuels, les maris ou les
épouses infidèles, les étudiants qui se réunissent
au sein d'un groupe de réflexion d'inspiration marxiste. Au bout d'un moment,
même les gens les plus ordinaires ne sont plus à l'abri. Le poison
est partout, la communauté s'auto-détruit. Ce processus est raconté
avec lenteur par un narrateur qui occupe un poste d'enseignant à la faculté
locale, lui-même homosexuel et donc soupçonné. L'ambiance
délétère fait penser au film Virgin Suicides de Sofia Coppola
: cadre provincial, âge et sexe des victimes, lenteur du récit, sentiment
de malaise qui atteint le lecteur aussi bien que le spectateur. Dans la catégorie
des polars US hors héros récurrents, c'est certainement une des
réussites majeures de ces dernières années. Un mot sur
la traduction. Si on peut déplorer l'utilisation systématique du
verbe rentrer pour entrer, on appréciera que le pangramme "The quick
brown fox jumps over the lazy dog" soit traduit par son équivalent
français "Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume."
VENDREDI. Vacances. Les miennes
commencent à 10 heures 30. Pour fêter la chose, Alice et Lucie ont
chacune une angine. Visite de Ch., retour de correction du Brevet. Elle m'apprend
que le poste d'Épinal qu'on m'a refusé a été attribué
à quelqu'un qui possède 81 points (les points sont la résultante
des années d'ancienneté, de l'échelon atteint, du nombre
d'enfants, etc.). J'en avais 365... Qu'importe : je retrouve ma créativité
et rédige une pièce de théâtre en 11 lignes.
Cinéma. L'auberge espagnole
(Cédric Klapisch, France, 2002 avec Romain Duris, Judith Godrèche,
Cécile de France, Audrey Tautou). Xavier passe une année à
Barcelone dans le cadre du programme d'échange universitaire européen
Erasmus. Il devient colocataire d'un appartement occupé par d'autres étudiants
de diverses nationalités. Klapisch essaie de rééditer
le coup (réussi) du Péril jeune : faire le portrait d'un génération
à partir d'un groupe représentatif, filmer le délicat passage
à l'âge adulte. Les années ont passé, le cadre s'est
élargi, les frontières se sont ouvertes. La réunion, sous
le même toit, d'un Français, d'un Italien, d'une Belge, d'un Danois,
d'une Anglaise, d'une Espagnole et d'un Allemand peut sembler artificielle. Le
film est souvent bavard, parsemé de digressions parfois intéressantes
(sur la façon de s'approprier une ville), parfois oiseuses (sur la spécificité
catalane). La voix off du début, la présence d'Audrey Tautou et
le final montmartrois lorgnent du côté d'Amélie Poulain. Les
"audaces" techniques (accélération, surimpression, split
screen) essaient de donner du rythme mais les bonnes trouvailles sont souvent
étirées jusqu'à en devenir filandreuses. Malgré
ces défauts, le film a un certain charme, aidé en cela par de jeunes
comédiens attachants (les Anglais, sans surprise, sont les meilleurs).Quelques
situations comiques fonctionnent bien et si on peut être agacé par
le côté artificiel, l'outrance sentimentale et la spontanéité
un peu forcée de la chose, on se dit que ces caractéristiques sont
celles de la jeunesse ici mise en scène : Loft Story n'est pas loin.
SAMEDI. Vie sociale. Nous
recevons deux couples médicaux (un généraliste, une radiologue,
deux dentistes). Ils discutent entre eux. Je ne comprends pas tous les mots. Un
coup de téléphone d'A. me permet de m'échapper un moment.
Bon dimanche. |