Notules
dominicales de culture domestique n°87 - 1er décembre 2002
DIMANCHE.
Vie parisienne. Quand on se promène
autour de la gare Montparnasse, on comprend mieux les diatribes de Léo
Malet contre les promoteurs et architectes qui défiguraient le
Paris des aventures de Nestor Burma. C'est vrai que tout est très
laid mais il arrive qu'on soit surpris. Dans l'avenue du Maine débouche
une petite impasse où se trouve le Musée du Montparnasse,
qui est ma destination du jour. Brusquement, on fait un bond d'un siècle
en arrière : pavés grossiers, vigne vierge aux murs,
grandes verrières d'ateliers... Rien n'a changé, ou si peu,
depuis que Marie Vassileff créa, en ces lieux, la Cantine des Artistes
que fréquentèrent, entre 1915 et 1918, Modigliani, Chagall,
Matisse et Picasso (on se retrouve), Soutine, Apollinaire... Quelques
artistes y résident encore aujourd'hui et le musée abrite
une exposition intitulée "Métamorphoses de Franz Kafka".
Des photos de Prague, des peintures (celles qu'on voyait dans le documentaire
de Bober et Dumayet), quelques papiers personnels, des notes de Kafka
sur Paris. Kafka est venu deux fois, brièvement, à Paris
à deux reprises, en 1910 et 1911, il a vu le Louvre, la Comédie
Française, mais pas Montparnasse où vivait pourtant une
importante colonie tchèque, notamment le peintre Georges Kars qu'il
avait connu à Prague et Kupka dont on a vu les dessins à
Orsay en septembre.
Je flâne le nez en l'air à la recherche de fausses plaques
commémoratives mais je n'en trouve que d'authentiques consacrées
à Édouard Branly et au Père Lacordaire sur les murs
de l'Institut Catholique, rue de Vaugirard. Celle qui, rue Madame, indique
l'endroit où "vécut Sabine Zlatin, qui sauva des enfants
juifs à Izieu avant l'extermination de 44 d'entre eux à
Auschwitz" me paraît dénuée de toute fantaisie.
J'arrive au Jardin du Luxembourg où je m'arrête pour jouir
du spectacle. Des joggeurs. Des joggeurs partout, dans tous les sens.
Il y a pratiquement plus de gens qui courent que de gens qui marchent,
certains avec des appareils autour du bras pour mesurer la torture qu'ils
s'infligent. Je m'assois sur une chaise au soleil et les regarde passer
en fumant des cigarettes, tentant de me persuader qu'ils mourront tous
avant moi. Le dimanche matin, certains traînent au lit, d'autres
vont à la chasse, aux champignons, certains se lèvent à
l'aube pour rédiger des notules, d'autres, parfois les mêmes,
vont faire leur tiercé mais la plupart des gens vont jogger au
Luxembourg. Pas étonnant qu'il n'y ait plus personne à la
messe. Sur une esplanade, des jeunes gens armés de grands bâtons
s'exercent à un art martial sûrement extrême-oriental
au nom certainement barbare. Ici et là, des sculptures de Jean-Pierre
Rives, l'ancien rugbyman, qui prouvent qu'il a de la place chez lui. Je
croûte en regardant la Seine sur le pont Saint-Michel, bois un jus
au Départ Saint-Michel et pars prendre le train du retour.
TV. Six Feet Under. Où
l'on apprend l'origine de la vocation de Rico pour le métier de
thanatopracteur.
Toile. Je parviens à préserver le caractère
dominical des notules en les envoyant juste avant minuit.
GN m'annonce l'ouverture de la page "Polars" de son
site.
LUNDI.
TV. Six Feet Under. Dernier
épisode de la deuxième saison, une fin ouverte et efficace
: on guettera l'arrivée de la troisième saison avec impatience.
Le dernier plan montre la famille Fisher, qui a su vaincre toutes ses
dissensions, attendre à l'hôpital le résultat de l'opération
au cerveau qu'est en train de subir Nate.
MARDI.
Toile. Je m'abonne aux billets quotidiens
d'Hervé Le Tellier. Un commentaire, en 150 signes, une ou deux
phrases pas plus, de l'actualité du jour, exercice assez difficile.
Un mot d'A.M. qui cherche un poster de champignons en relief.
J.S. m'envoie sa nouvelle adresse à Montréal.
TV. P.J. La aussi, on boucle, fin de saison. Un épisode
plutôt réussi, sur un sujet difficile, un couple désemparé
face à un enfant autiste, pour lequel les auteurs ont oublié
pour une fois de chausser leurs gros sabots.
MERCREDI.
Emplettes. Je vais chercher les photos
destinées à accompagner mes travaux littéraires.
C'est bien le désastre pressenti : 5 clichés réussis,
le reste est noir. Restons serein.
Toile. Envoi d'un palindrome dantesque
à A.N. : "Etna : de lave rêva le Dante".
TV. Bruges, 1434, documentaire français de Jean-Loïc
Portron (2002) dans la collection "Les Foyers de la création".
Pas facile de saisir, en 50 minutes, toutes les données historiques
et artistiques de la première moitié du XV° siècle
dans les Flandres. Je pensais que ce serait plus centré sur la
peinture avec les trois figures majeures de Bruges à cette époque,
Robert Campin, Rogier Van der Weyden et Jan Van Eyck. Heureusement, une
partie du documentaire est consacrée au portrait des Arnolfini
de Van Eyck, dont dix détails sont disséminés dans
La Vie mode d'emploi, mais cette émission aura surtout avivé
chez moi le regret de n'avoir pu passer qu'en coup de vent un jour de
printemps 1999 dans la salle qui présentait l'intégrale
de Van der Weyden à la National Gallery.
JEUDI.
Cinéma. Le petit prince
a dit (Christine Pascal, France, 1992 avec Richard Berry, Anémone,
Marie Kleiber) dans le cadre de l'opération "Collège
au cinéma".
La nouvelle foudroie Adam : Violette, sa fille de dix ans, est atteinte
d'une tumeur incurable au cerveau. Il l'enlève aux médecins
et part avec elle rejoindre sa mère, Mélanie, dont il est
séparé.
Après plusieurs visions, ce film est toujours aussi bouleversant
et le fait d'être devenu, depuis la dernière fois que je
l'ai vu, père de quelques fillettes n'a pas vraiment contribué
à amoindrir ma sensibilité. Depuis le Kid de Chaplin,
l'histoire du cinéma est jalonnée de quelques grandes réussites
de couple homme-enfant. Depuis Le petit prince a dit, Clint Eastwood
(Un monde parfait) et Takeshi Kitano (L'Été de
Kikujiro) ont su perpétuer le genre. C'est la question du ton
qui est primordiale dans cet exercice, savoir trouver celui qui autorisera
l'émotion sans verser dans le sentimentalisme. Christine Pascal
l'a trouvé dans ce film, pas dans sa vie à laquelle elle
mit fin en 1996.
Courrier. J'envoie des coupures à
Y., à G.N. (extrait d'un canard syndical), des félicitations
à un ancien condisciple devenu docteur en Sorbonne et aux parents
du jeune Gaspard.
TV. Dead Again (Kenneth Branagh,
USA, 1991 avec Kenneth Branagh, Emma Thompson, Derek Jacobi, Hanna Schygulla).
Mike Church, détective privé à Los Angeles, recueille
une jeune amnésique. Par l'intermédiaire d'un mystérieux
antiquaire qui pratique l'hypnose, il trouve d'étranges correspondances
entre la jeune femme et une certaine Mme Strauss, assassinée par
son mari dans les années 40.
Immédiatement après son premier film, Henry V, Branagh est
appelé à Hollywood pour réaliser ce film. Il en absorbe
aisément les codes, limitant sa touche personnelle à son
interprétation et à des citations de Welles et d'Hitchcock.
L'histoire mêle allègrement hypnose, réincarnation,
psychanalyse dans la plus totale invraisemblance mais accroche l'intérêt
grâce à quelques rebondissements. Le final, qui les accumule,
est par contre totalement indigeste. On sent la volonté de Branagh
de s'approcher d'Hitchcock mais mieux vaut rester charitable et ne pas
chercher à comparer.
VENDREDI.
Toile. Sur la [listeoulipo], Alain
Chevrier parle de noms de médicaments anacycliques (MAALOX et son
générique XOLAAM) et palindromiques (XANAX). Ma situation
conjugale me permet de répondre en versant le KETEK, un nouvel
antibiotique, au dossier.
Vie scolaire. Un peu d'animation.
Un collègue se fait tancer en pleine salle des profs par la sous-maxé.
Et pourquoi pas, façon Dreyfus, la dégradation sur le front
des troupes dans la cour de récréation devant tous les élèves
assemblés ? Plus tard, je téléphone au collègue
pour l'assurer de mon soutien. Dans ma situation actuelle, quelqu'un qui
se fait enquiquiner par sa hiérarchie ne peut m'être que
foncièrement sympathique.
TV. Dieu est grand, je suis toute
petite (Pascale Bailly, France, 2000 avec Audrey Tautou, Édouard
Baer, Julie Depardieu)
Michèle tombe amoureuse de François, vétérinaire.
Lorsqu'elle découvre qu'il est juif, elle décide de se convertir.
Autant dire tout de suite que dans le genre "comédie religieuse
version hébraïque", L'Homme est une femme comme les
autres de Jean-Jacques Zilbermann avec Antoine de Caunes était
plus réussi, plus drôle. L'agitation incessante d'Audrey
Tautou et de la mise en scène ne suscite qu'un fort sentiment de
lassitude. Les mines ébahies de Baer, dépassé par
l'agitation en question, valent quelques bons moments bien trop rares.
SAMEDI.
Dilemme. Que faire le 11 janvier prochain
? Jusqu'à maintenant, c'était réglé : assemblée
générale de l'Association Georges Perec. J'apprends aujourd'hui
qu'au même moment, les Papous de France Culture seront à
Dijon pour une séance en public. Que faire ?
Lecture. Monsieur Proust (Céleste Albaret, souvenirs
recueillis par Georges Belmont, Robert Laffont, coll. Vécu, 1973)
Céleste Albaret fut la gouvernante de Marcel Proust de 1913 à
la mort de l'écrivain, le 18 novembre 1922. Elle avait 82 ans quand
elle se décida à livrer ses souvenirs, montrant un bel esprit
de résistance car on se doute que les sollicitations n'ont pas
manqué. Elle seule a partagé l'intimité d'un être
totalement secret et hors du temps.
Céleste passe rapidement sur ses années de jeunesse dans
un village de Lozère pour arriver au moment où elle entre
au service de Marcel Proust par l'intermédiaire de son mari qui
lui servait de chauffeur de taxi. A l'époque, Proust a presque
entamé sa vie de reclus : son dernier voyage à Cabourg,
où elle l'accompagne, a lieu en septembre 1914. La terrible crise
d'asthme qui le saisit au retour le conduit à s'enfermer définitivement
dans l'appartement du 102, boulevard Haussmann qu'il ne quittera que rarement
pour quelques sorties mondaines dans Paris.
Céleste apprend peu à peu le rituel étrange qui va
rythmer sa vie à l'envers, Proust travaillant la nuit et ne se
levant, ne s'éveillant plutôt, puisqu'il ne quittait pratiquement
pas son lit, que vers quatre heures de l'après-midi : le café
au lait et les croissants qui constituaient sa seule nourriture, les bouillottes,
les fumigations, les visites à faire, le courrier à porter,
les coups de téléphone à donner et surtout la conversation.
Elle devient peu à peu sa seule confidente, recueille ses avis
sur ses contemporains, ses souffrances vis à vis de son œuvre,
sa lutte contre le temps car il se sait voué à une mort
prochaine, sa certitude de voir son génie un jour reconnu. Sans
avoir pris une seule note, elle se remémore des pans complets de
conversation, sans compter une foule d'anecdotes, ce qui pose tout de
même le problème de la fiabilité et de la sincérité
d'une mémoire plus vraiment jeune.
Ce qu'on ne peut en revanche mettre en doute, c'est la sincérité
des sentiments de Céleste envers son maître : dévouement,
attachement, fidélité, respect, tendresse, amour pour un
homme qui, d'après elle, le méritait bien. Elle loue sa
sensibilité, sa finesse, son intelligence, son courage, sa bonté.
Surtout, elle s'insurge contre pratiquement tous ceux qui, avant elle,
ont rendu des témoignages sur Proust, chercheurs, journalistes,
proches, dont les écrits comportent nombre de mensonges qu'elle
tient à faire disparaître. Cependant, son souci de ne pas
voir l'image de Proust ternie par quelque tache que ce soit lui masque
parfois la vérité. La façon dont elle évacue,
en quelques phrases, l'homosexualité de son maître n'est
malheureusement pas suffisante sur le plan historique. Elle se donne aussi
peut-être un peu trop facilement le beau rôle quand elle cite
les compliments que lui adressait l'écrivain et quand elle dit
que c'est elle qui inventa les fameux becquets que Proust collait sur
les épreuves qu'il corrigeait et sur lesquels il écrivait
les ajouts à faire.
450 pages, c'est peu pour une vie dont on brûle de percer les secrets,
c'est aussi beaucoup quand on s'aperçoit que malgré la proximité,
Proust reste un mystère pour Céleste. Celle-ci en est réduite
à raconter les petits faits qui faisaient son quotidien, plutôt
répétitifs et anodins - comment préparer le café,
la température du lait, les taches de dentifrice sur la cravate...
Quand on s'intéresse à l'œuvre, des phrases comme "ce
couvre-pieds ressemblait à celui qu'il avait vu, enfant, sur le
lit d'une de ses tantes, dont il a fait la "Tante Léonie"
de son livre, et qu'il avait beaucoup aimée" ne constituent
pas des révélations renversantes. En fait, c'est au moment
de sa mort que Céleste fut la plus proche de l'auteur, et son récit
des derniers moments est des plus poignants.
J'ai été chercher chez Jean-Yves Tadié, dont le Marcel
Proust fait autorité en matière de biographie, comment Monsieur
Proust était considéré et j'ai été
agréablement surpris de lire, au lieu du commentaire d'universitaire
blasé et vaguement méprisant que j'attendais, ce jugement
respectueux : Céleste, "bien que très peu lettrée,
a pris conscience qu'elle vivait auprès d'un homme de génie,
dont la différence essentielle devait être protégée,
servie, aimée, avant et après la mort : aucune biographie,
aucun essai critique n'est plus émouvant que Monsieur Proust, où
cette femme du peuple, qui a gardé la même fraîcheur,
la même simplicité, a été le Boswell ou l'Eckermann
d'un autre grand homme." C'est un bel hommage.
TV. L'héroïque Monsieur
Boniface (Maurice Labro, France, 1949, avec Fernandel, Andrex, Liliane
Bert, Yves Deniaud)
M. Boniface, un homme sans histoires, a la surprise de découvrir
un soir un cadavre dans son lit.
Une dose d'humour noir (un genre qui va bien à Fernandel, voir
L'Armoire volante de Carlo Rim, son film précédent),
deux doigts de romance, quelques passages vraiment drôles (un dialogue
de bègues entre un chef de gare et son lampiste), quelques répliques
bien senties ("Si ma tante Caroline avait des roues, ce serait un
autobus"), trois chansons de Fernandel, un film du samedi soir comme
je les aime.
Lecture (bis). Des histoires vraies + dix (Sophie
Calle, Actes Sud, 2002)
Fragments autobiographiques.
Des histoires vraies fut publié en 1994. Sophie Calle y alignait
une suite de textes courts sur des objets, des hommes, des rencontres,
des situations extraits de son enfance la plupart du temps. Le hasard,
la coïncidence, l'étrange qui les caractérisent expliquent
l'insistance sur le mot "vraies". Actes Sud réédite
ce texte aujourd'hui introuvable, avec un ajout d'une dizaine d'histoires
qui sont presque toutes consacrées à son mariage et à
son divorce avec un Américain. Cette thématique unique est
à mon avis moins intéressante que le côté patchwork
du premier recueil. Je m'intéresse depuis longtemps au travail
de Sophie Calle qui cherche à faire de sa vie même une œuvre
d'art et dont les initiatives me séduisent presque toujours : essayer
de tout connaître d'un individu suivi dans la rue, organiser des
repas monochromatiques comme Madame Moreau dans La Vie mode d'emploi,
se marier dans un "24 Hr drive up wedding window" à Las
Vegas, voyager dans un wagon en Wallonie en lisant W de Perec,
se faire installer un lit au sommet de la Tour Eiffel... A la lire, on
s'aperçoit de tout ce que lui doit Valérie Mréjen
avec ses petits livres, Mon grand-père et L'Agrume, intéressants
mais moins radicaux que ces Histoires vraies.
Une histoire : Le lit. "C'était mon lit. Celui dans
lequel j'ai dormi jusqu'à mes dix-sept ans. Puis ma mère
l'a mis dans une chambre qu'elle a louée. Le 7 octobre 1979, le
locataire s'est couché et s'est immolé par le feu. Il est
mort. Les pompiers ont jeté le lit par la fenêtre. Il est
resté neuf jours exposé dans la cour de l'immeuble."
Bon dimanche.
Notules
dominicales de culture domestique n°88 - 8 décembre 2002
DIMANCHE.
Jardin. Je récolte navets ventrus
et poireaux étiques, de quoi assurer la soupe du soir, plante quelques
oignons de tulipe et quatre framboisiers. Pas grand-chose, juste de quoi
me mettre le dos en capilotade pour le reste de la semaine.
TV. The Sopranos. Après
Six Feet Under, Canal Jimmy diffuse la quatrième saison
de cette série au renom prestigieux mais dont je n'ai jamais regardé
un épisode. Peut-on prendre le train en marche ? Essayons.
Les Soprano sont une famille dont les chefs se consacrent aux activités
mafieuses, celles-ci ne semblant pas vraiment florissantes au début
de l'histoire. Comme ces gens-là ont le sens de la famille, les
neveux, cousins, beaux-frères et autres sont légion et il
n'est pas facile de s'y retrouver. Mon endormissement prolongé
au cœur du deuxième épisode n'est pas pour arranger les
choses. A suivre.
LUNDI.
Toile. A.N. m'envoie un avis d'alerte
virale qui, le fait est assez rare pour être signalé, n'est
pas un "hoax". J'en profite pour m'abonner à la lettre
du site hoaxbuster, spécialisé dans la traque des canulars
et rumeurs informatiques.
Musique. Sortie du nouveau disque
du Rêve du Diable.
TV. Hannibal (Ridley Scott,
USA, 2000 avec Anthony Hopkins, Julianne Moore)
Après son évasion, le redoutable docteur Hannibal Lecter
vit à Florence. L'agent du FBI Clarice Starling n'a pas renoncé
à le retrouver.
Ce n'est pas sans appréhension qu'on aborde cette suite donnée
au Silence des agneaux, qui fleure l'exploitation d'un bon filon.
Mais on se laisse vite porter par l'histoire et la crainte du mauvais
film se mue en crainte du personnage de Lecter, toujours aussi effrayant.
Ce qui fait son intérêt, c'est qu'il allie la violence la
plus crue (la fin est assez gore) à un raffinement exquis dans
ses autres activités. Il faut l'entendre donner une conférence
sur Dante dans la bibliothèque florentine dont il est devenu le
conservateur. A ce personnage de classe, Ridley Scott a voulu donner un
écrin de classe, ce qui pour lui signifie de larges extraits de
Bach, des ralentis et l'usage du filtre bleu. Cet aspect chichiteux s'oublie
vite face aux péripéties, aux punitions que réserve
Lecter à ceux qui, par appât du gain ou vengeance, cherchent
à s'attaquer à lui. Parallèlement, on s'intéresse
aussi au jeu fascination-répulsion qui domine les actes auxquels
se livre Starling (£). Dans le rôle, Julianne Moore est très
bien et ne souffre pas de la comparaison avec Jodie Foster qui l'y avait
précédée. La fin est bien entendu ouverte pour laisser
place à d'éventuelles nouvelles aventures.
MARDI.
Santé. Alice est atteinte à
son tour par la varicelle.
TV. Oscar (Édouard Molinaro,
France, 1967 avec Louis de Funès, Claude Gensac, Claude Rich, Mario
David, Paul Préboist).
Bertrand Barnier, un riche promoteur, reçoit son homme de confiance,
Christian Martin, qui ose lui demander une augmentation et la main de
sa fille.
On est là dans l'adaptation d'une pièce de vaudeville, avec
son lot de quiproquos, de rebondissements et de portes qui claquent. Le
problème, c'est qu'il s'agit d'un vaudeville très pauvre
- une pièce d'un certain Claude Magnier - inintéressant
au possible, à cent degrés au-dessous d'Hibernatus,
adaptation très réussie du même Molinaro pour le même
de Funès. Celui-ci fait son possible pour sortir le film du néant
mais en vain, sauf dans une scène où il se fait masser par
Mario David, ex "Apollon aux dernières Olympiades du muscle".
Lecture. Mon grand appartement
(Christian Oster, Éditions de Minuit, 1999).
Luc Gavarine perd la serviette contenant ses clés d'appartement.
Il couche à l'hôtel, puis rencontre Flore à la piscine.
Il l'accompagne en Bretagne, où elle accouche d'un bébé
dont il se considère comme le père.
C'est le film Une femme de ménage de Claude Berri qui m'a
fait sortir Christian Oster de mes étagères. Je n'ai pas
eu à le regretter. Oster nous fait visiter, de l'intérieur,
un homme insignifiant dont la vie va prendre un tournant inattendu à
partir d'un événement anodin. Le monologue intérieur
de Gavarine est remarquable d'ironie, qui dérape souvent dans l'absurde
le plus réjouissant, quand il évoque ses relations avec
sa serviette par exemple. L'écriture est d'une précision
diabolique, la phrase longue, léchée. C'est l'histoire d'un
homme qui se rend finalement compte qu'il a quelque chose à faire
sur terre et dont la volonté toute neuve vient à bout d'obstacles
devant lesquels il s'était toujours incliné. Il n'y a pas
là de pose, de procédé, mais un ton léger
très réjouissant.
Extrait : "J'eus un petit problème avec mes chaussettes. Les
pieds, probablement, constituent la partie du corps la moins aisée
à sécher, sans doute parce que l'homme, quand il est empêché
de s'asseoir - comme c'était mon cas dans cette cabine, dont j'avais
encombré le petit banc de mes affaires, que je ne voulais pas mouiller
en les déposant au sol, qui l'était déjà,
lui, mouillé - parce que l'homme, dis-je, n'accède à
leur plante, avec sa serviette, que l'une après l'autre, au prix
d'une difficile station sur une jambe. Or, le sol étant mouillé,
je dus aussi, quand j'eus approximativement séché mon pied
gauche, le maintenir en l'air, pour y enfiler ma chaussette, et prolonger
d'autant ma station sur le droit, tâche dans laquelle je n'échouai
qu'une fois, il est vrai, mais une fois suffisante pour que, mon pied
gauche ayant en quelque façon chuté puis rencontré
la flaque où je me tenais en équilibre, je dusse réentreprendre
de le sécher. Par chance, je n'étais pas parvenu à
y enfiler ma chaussette. Mais ce ne fut pas avec ce pied-là que
j'eus le plus de mal.
Debout ensuite sur le pied gauche, en effet, où j'avais finalement
enfilé ma chaussette et, dans la foulée, si je puis dire,
ma chaussure, je parvins sans trop de peine à maintenir en l'air
le droit, nu, mais sur celui-ci, encore trop humide hélas pour
qu'elle y glissât sans problème, ma seconde chaussette parvenue
à mi-chemin refusa d'avancer, de sorte que, de son côté
fermé, elle se mit à pendre, tandis que je tirais en vain,
sur sa partie ouverte, afin que tant bien que mal elle s'enfilât.
Pendant quelques précieuses secondes, donc, rien n'y fit, et c'est
toute la chaussette, bientôt, que je dus ôter avant de la
retrousser, cette fois, de façon que son bout fermé, faisant
butoir sur mes orteils, me permît en la déplissant d'en hausser
l'ouverture au niveau convenable, à savoir celui de ma cheville.
Et je ne parle pas des talons, celui du pied et celui de la chaussette,
qui ne parvinrent jamais à parfaitement coïncider. En clair,
je pris encore un peu de retard."
MERCREDI.
Emplettes. J'achète un petit
essai sur le football, un autre sur Kafka, et un polar de la série
Pierre de Gondol.
Art contemporain. Afin qu'ils sèchent
plus vite, on applique sur les boutons de l'enfant atteint de varicelle
un produit nommé fluorescéine qui, on le devine à
son nom, est très coloré. Caroline absente, c'est moi qui
suis chargé aujourd'hui du badigeon. Mon adresse légendaire
fait une fois de plus merveille : le flacon ouvert m'échappe des
mains, je tente de le rattraper d'un subtil amorti du cou-de-pied, ne
parviens qu'à le projeter contre le mur. La salle de bains a l'air
d'avoir été repeinte au Stabyloboss. Je passe un long moment
à tout nettoyer, en tentant de me convaincre que toute expérience
est bonne à prendre : c'est tout de même la première
fois que je lave une savonnette.
Toile. Je reçois une demande
d'abonnement aux notules. J'y réponds favorablement, bien sûr,
mais non sans appréhension : je ne connais pas du tout le demandeur,
qui devient mon premier abonné qui ne soit ni un ami, ni une connaissance,
ni un ami d'ami, ni une connaissance de connaissance, ni une connaissance
d'ami, ni un ami de connaissance, toutes personnes qui, du fait de leur
appartenance à un de ces statuts, me lisent avec une certaine mansuétude.
Cinéma. Bloody Sunday
(Paul Greengrass, G.-B. - Irlande, 2001 avec James Nesbitt, Tim Pigott-Smith,
Nicholas Farrell, Gerard McSorley, Kathy Kiera Clarke).
Évocation des faits qui ont endeuillé l'Irlande du Nord
le 30 janvier 1972 : 13 personnes abattues par l'armée britannique
au cours d'une manifestation pacifique destinée à défendre
l'égalité des droits civiques entre protestants et catholiques
et protester contre les emprisonnements sans procès du gouvernement.
Greengrass filme l'ensemble de la journée comme un reportage d'actualités,
caméra à l'épaule : la mise en place de la manifestation
(interdite) et des forces armées, le défilé, les
provocations et jets de pierres d'une minorité violente, la répression
aveugle des parachutistes, le décompte des victimes, le désarroi
des organisateurs, la parodie d'enquête au sein de l'armée
qui aboutit bien sûr à un non-lieu. C'est un exemple édifiant
du cinéma d'indignation, qui rend ici parfaitement compte de l'extraordinaire
faculté qu'ont les Anglais à se faire détester partout
où ils passent. La figure centrale est celle du député
Ivan Cooper, organisateur de la marche, qui se démène comme
un beau diable pour éviter le pire et qui voit peu à peu
la situation lui échapper. C'est lui qui tire la leçon de
ce dimanche sanglant : l'injustice et la frustration ressenties vont faire
grossir les rangs de l'IRA. Le mois suivant, un attentat de l'IRA contre
un mess d'officiers à Aldershot en Grande-Bretagne fera sept morts.
Bloody Sunday, la chanson de U2 qui accompagne le générique
final, n'avait jamais résonné aussi fort.
JEUDI.
Courrier. J'envoie des coupures à
Y. et à A.N., des félicitations à F. pour un acte
de bravoure dont la presse locale a rendu compte.
Cinéma. All or Nothing
(Mike Leigh, G.-B., 2002 avec Timothy Spall, Lesley Manville, Alison Garland,
James Corden, Ruth Sheen, Marion Bailey).
Dans la banlieue de Londres, un couple vit dans une lancinante routine,
avec un fils obèse et méchant et une fille taciturne, jusqu'à
ce qu'un accident provoque un électrochoc au sein de la famille.
Confirmation de l'impression que j'avais eue après Secrets et
Mensonges : Mike Leigh prend ses spectateurs pour des veaux et n'hésite
pas à user des ficelles les plus grosses pour les faire pleurer
comme tels. Mais le sentiment de compassion, de sympathie est phagocyté
par l'outrance. Dans l'immeuble où loge la famille, on a droit
à tout : la mère célibataire et sa fille-mère
en devenir, l'alcoolique, les jeunes désœuvrés, la mouise
derrière chaque porte. Un cinéaste comme Guédiguian
sait faire sortir l'humanité d'un tel milieu, Mike Leigh ne suscite
que l'exaspération. La scène finale, qui voit le couple
s'expliquer et se réconcilier se veut poignante, elle n'est qu'interminable.
Les acteurs, qu'on devine de qualité, surjouent chaque expression,
chaque geste. C'est un vrai miracle qu'émerge de ce magma lacrymal
la figure de Ruth Sheen, une découverte épatante.
VENDREDI.
TV. Le Vélo de Ghislain
Lambert (Philippe Harel, France-Belgique, 2001 avec Benoît Poelvoorde,
José Garcia, Daniel Ceccaldi).
Histoire d'un modeste coureur cycliste.
Je n'ai pas souvenir d'un seul film entièrement consacré
au sport cycliste de puis Les Cracks d'Alex Joffé en 1968
avec Bourvil. Entre-temps, on avait tout de même pu admirer Alain
Souchon en cuissard dans L'Été meurtrier et c'est
à peu près tout. En s'attachant à retracer la carrière
d'un sans-grade, Philippe Harel choisit donc un sujet original qui éveille
l'intérêt. D'autant que la carrière de Ghislain Lambert
se déroule au début des années 70, ce qui permet
de revoir avec plaisir les maillots Molteni, Kas, Bic, Peugeot, Mercier
et de sentir l'ombre tutélaire du grand Merckx. Le milieu des kermesses
belges, ces courses du dimanche où s'affrontent amateurs et professionnels
de faible renom est très bien rendu : la souffrance des "porteurs
d'eau", la tentation du dopage, les alliances plus ou moins licites,
la tyrannie des directeurs sportifs, l'ingratitude des petits leaders...
Quelques gags, portés par la réelle force comique de l'acteur
Poelvoorde, agrémentent le tout.
C'est nettement moins intéressant quand Lambert remporte Bordeaux-Paris
et participe au Tour de France, où il atteint la gloire en étant
lanterne rouge. Le film s'étire alors inutilement, s'essouffle
comme un échappé qui a présumé de ses forces.
SAMEDI.
Soulagement. C'est aujourd'hui que
mon beau-frère déménage. Je redoute une convocation.
Un coup de téléphone à la mi-journée m'autorise
à rester chez moi : on n'a pas besoin de ma maladresse, de mon
mal de dos et de mon physique de corde à linge. Je n'en suis pas
fâché.
Travail littéraire. Je mets
à jour mes Bars clos et mon Itinéraire patriotique
départemental en y insérant les rares photos réussies.
Fête. Saint-Nicolas est en
visite à l'école et défile en ville. Nous croûtons
chez les parents de Caroline où il a laissé quelques cadeaux
pour les filles.
Bon dimanche.
Notules
dominicales de culture domestique n°89 - 15 décembre 2002
DIMANCHE.
Vie sociale. Nous passons la journée
chez les N., près de Thionville, où je vois une bibliothèque
comme dans mes rêves. Bonne chère, conversation brillante,
petit tour au marché de Noël local et nous repartons, lestés
des cinq premiers CD de Signé Furax, de l'intégrale
de Proust sur CD Rom (un outil incroyablement riche) et d'une betterave
à cuire.
LUNDI.
Vie scolaire. Premier conseil de classe.
A nouvelle direction nouvelle mise en scène : le principal a fait
installer dans la salle un ordinateur relié à un téléviseur
sur lequel on peut voir (il ne dit pas "voir", bien sûr,
il dit "visualiser", comme il dit cadrer ou cibler pour définir,
optimiser pour améliorer, affiner pour préciser et dysfonctionnement
pour couille dans le potage) les résultats des élèves
et leur évolution sous forme de graphiques riches en courbes colorées.
L'école du XXI° siècle est en marche, seulement, comme
j'ai pour ma part conservé mon acuité visuelle du XX°,
tout ce que je distingue de ma place est un vague halo multicolore, une
sorte de vision de la façade de Beaubourg sans verres correcteurs.
Je ne m'en sens pas démesurément frustré.
TV. The Sopranos. Les Indiens
s'opposent à une fête italo-américaine destinée
à célébrer Christophe Colomb. Les personnages m'échappent
encore mais l'humour apparaît ici et là.
MARDI.
Chantier littéraire. J'achète
un petit carnet, un grand cahier et une lampe de poche à faisceau
étroit à poser sur ma table de nuit pour mettre en pratique
un exercice qui me trotte dans la tête depuis quelques semaines
: consigner mes rêves par écrit. Ce désir vient probablement
d'un double sentiment de frustration : d'abord celui de ne pas posséder
l'imagination qui me permettrait d'écrire de la fiction. Parallèlement,
et comme beaucoup de gens sans doute, je suis souvent étonné
de la richesse de l'imaginaire que je développe en rêve.
Malheureusement, seconde frustration, cet étonnement est souvent
la seule trace qui me reste à mon réveil : ce qui l'a suscité,
le rêve proprement dit, a disparu entre le moment où j'ai
ouvert les yeux et celui où j'ai posé le pied par terre.
Il faut donc agir vite pour noter les choses rêvées, d'où
l'acquisition de cet équipement. Je ne sais ce que je ferai de
ce qui sortira de ce travail : en général, les recueils
de rêves ne sont pas passionnants, même celui de Perec, La
boutique obscure, ne m'a pas vraiment intéressé. Si
j'essaie de cerner mes intentions, je pense qu'il s'agit ici inconsciemment
(c'est le cas de le dire) de soumettre ma vie entière à
l'écriture en transformant en production écrite le seul
moment de mon existence qui y échappe encore, le sommeil. Avec
ça, j'ai l'impression d'avoir bouclé la boucle, d'être
totalement sous le joug de l'écriture. Je n'en suis pas encore,
comme Kafka, à passer une moitié de ma nuit "éveillée"
et l'autre "sans sommeil" mais ça viendra. Ce doit être
le onzième ou douzième chantier littéraire ouvert,
tout aussi interminable et inutile que les autres mais ces livres, si
on peut les appeler ainsi, "n'existent que pour être écrits,
pas pour être lus" (Kafka encore, à propos du Procès
tout de même, citation à redimensionner à mon échelle
donc).
Courrier. Je reçois le Bulletin
de l'Association Georges Perec, j'y suis cité deux fois.
TV. Le Chevalier mystérieux (Il Cavaliere
misterioso, Riccardo Freda, Italie, 1948 avec Vittorio Gassman, Maria
Mercader, Yvonne Sanson, Gianna Maria Canale, Elli Parvo).
A Venise, Giacomo Casanova est chargé par la dogaresse de mettre
la main sur une lettre compromettante.
Intrigues de cour, diplomatie secrète et séduction, on retrouve
ici les principales caractéristiques de la vie de Casanova. Je
ne sais si ce qui est raconté dans ce film, son rôle d'intermédiaire
entre Venise et Saint-Petersbourg, est tiré de ses Mémoires
où a été inventé par les scénaristes.
Tout ce que je sais, c'est que la chose est assez poussiéreuse
et peu intéressante. Il reste le visage de Gassman passé
à la poudre de riz et quelques beaux plans d'une chasse à
l'ours en Russie qui évoquent Les Chasseurs dans la neige
de Bruegel.
MERCREDI.
Travail littéraire. Je recopie
sur mon grand cahier les quatre "bribes oniriques" (j'aime bien
ce titre) notées sur mon carnet à différents moments
de la nuit. La chose est lancée.
Cinéma. C'est le bouquet ! (Jeanne Labrune, France,
2002 avec Dominique Blanc, Jean-Pierre Darroussin, Sandrine Kiberlain,
Mathieu Amalric, Jean-Claude Brialy, Maurice Bénichou, Hélène
Lapiower, Dominique Besnehard, Richard Debuisne).
Emmanuel Kirsch, en revoyant Le Figurant avec Buster Keaton, se
rappelle la jeune fille avec qui il a vu ce film pour la première
fois quinze ans auparavant. Il lui téléphone et lui envoie
des fleurs.
Le bouquet de fleurs envoyé par Kirsch va jouer le même rôle
que la commode de Ça ira mieux demain, le précédent
film de Jeanne Labrune. Passant de main en main, il va servir de prétexte
pour nous faire découvrir une galerie de personnages aux prises
avec la réalité. Catherine, à qui il est destiné,
est mariée à Raphaël, tout juste viré de la
start-up où il travaille et qui s'interroge sur la flexibilité,
Stéphane son patron, Antoine et Alice ses voisins un peu trop curieux,
Edith sa collègue qui drague en citant Kant... Le ton de Jeanne
Labrune est toujours léger et sensible, elle sait jouer de l'absurde
dans les situations et dans les mots, rendre ses personnages attachants
avec trois fois rien. Confirmation d'un vrai talent.
Curiosité : la musique est due au pianiste spinalien Bruno Fontaine.
JEUDI.
Courrier. J'envoie des coupures et
des nouvelles radiophoniques à l'AGP, des articles sur Colette
et l'écriture féminine à N., la critique du King
Lear présenté à Nancy parue dans Le Figaro à
GN, d'autres coupures à F. et à Y.
Informatique. Création d'un
fichier intitulé Bribes oniriques.
TV. The Sopranos. Ça
y est, je suis dedans. J'ai enfin compris que les personnages secondaires
n'étaient que secondaires, que tout tournait autour du personnage
de Tony Soprano, interprété par James Gandolfini, une sorte
de Fernand Raynaud bouffi, un gros ours capable de sautes de violence
effrayantes : sa femme qui s'efforce de vivre comme s'il avait des activités
professionnelles normales, ses enfants qui ont hâte de quitter le
nid, ses lieutenants et cousins qui se tirent dans les pattes pour obtenir
la moindre miette de pouvoir.
VENDREDI.
TV. Panic (Henry Bromell, USA,
2000 avec William H. Macy, Donald Sutherland, Tracey Ullman, Neve Campbell).
Alex est tueur à gages au service de son père. Il rencontre
la jeune Sarah, qui l'attire. Quitter sa femme ? Quitter son métier
? Alex s'interroge.
William H. Macy, depuis Magnolia au moins, semble taillé
pour les rôles de dépressifs où ses yeux larmoyants
font merveille. C'est le cas ici dans un petit film où son abattement
contraste avec la bonne santé de Donald Sutherland qui vieillit
bien (voir Space Cowboys). Dire qu'on est passionné par
la crise d'âge mûr que traverse Alex serait exagéré
mais le film se laisse voir.
SAMEDI.
Courrier. N. raconte la célébration
de la Sainte-Lucie à Stockholm.
Vie sociale. Nous passons la soirée
à Ludres, chez les G., ce qui permet à Caroline, affligée
d'un mari peux disert, de prendre des nouvelles de ce qui se passe sur
mon lieu de travail.
Bon dimanche.
Notules
dominicales de culture domestique n°90 - 22 décembre 2002
DIMANCHE.
Courriel. J'envoie la proposition
de menu retenu pour le Nouvel An aux convives attendus.
Tendance. Caroline et Lucie se rendent au marché de
Noël du quartier. La prolifération de ces rassemblements va
bientôt atteindre celle des vide-greniers. Elle est là la
France coupée en deux : six mois de marché de Noël,
six mois de vide-grenier.
TV.
The Sopranos. Deux épisodes ce soir, avec, dans l'un, Jean-Hugues
Anglade en guest star inattendue.
Lecture. Kafka et les jeunes filles
(Daniel Desmarquest, 2002 Éditions Pygmalion/Gérard Watelet
à Paris).
Essai (Prix Médicis Essai 2002).
Cela fait maintenant plusieurs semaines que je suis sous Kafka comme d'autres
sont sous tutelle ou sous Prozac, avec un intérêt qui tourne
à la fascination. Je doute que ce livre apprenne beaucoup de choses
aux vrais spécialistes, même si le parallèle entre
Kafka et le peintre Balthus, lui aussi marqué par les jeunes filles,
me semble neuf et intéressant, mais il avait parfaitement sa place
dans ma phase de découverte. Bober et Dumayet, dans leur émission
sur la correspondance de Kafka, s'étaient limités à
ses rapports avec Felice et Milena. Desmarquest, lui, traite de toutes
les jeunes filles et femmes qui ont côtoyé l'auteur et qui
constituent un gynécée fourni. Il procède de manière
chronologique, en se référant continuellement au Journal
ou à la correspondance. On peut par moments déceler une
tendance à la biographie façon Troyat : "Six heures
du matin, le jour se lève. Kafka éteint la lampe et étire
ses jambes ankylosées de dessous la table. Il vient de mettre le
point final au Verdict, commencé la veille au soir à
dix heures et écrit 'd'une seule traite'. Son lit n'est pas défait.
A la bonne, croisée dans l'appartement familial, il annonce son
exploit..." Mais si on se reporte au Journal, à la
date du 23 septembre 1912, on retrouve tout : l'heure, l'ankylose, l'état
du lit, le passage de la bonne... Donc, Desmarquest fait des phrases,
des effets, mais la rigueur est là.
Rien n'est simple chez Kafka, on le sait. Aussi, quand Desmarquest essaie
de trouver une correspondance entre telle et telle phase de son œuvre
et la présence ou l'absence de telle ou telle femme dans sa vie
n'arrive-t-il pas toujours à quelque chose de convaincant. Kafka
recherche la compagnie féminine, il sait plaire, mais il ne s'engage
que pour mieux fuir car il a autant besoin de la présence que du
manque pour nourrir son œuvre. Les moments de bonheur complet sont rares,
mais ils sont tous dus à la présence d'une femme, Milena,
Minze, sa sœur Ottla, Dora qui vécut ses derniers jours à
ses côtés. Un bonheur qu'il s'empresse de détruire
par la fuite, la rupture, la dérobade : "La torture m'est
de grande importance, je ne m'occupe pas d'autre chose que de la subir
ou de l'infliger." Peu de femmes réussiront à le soulager
parce que peu de femmes ont compris l'importance qu'avait pour lui la
littérature. Aveuglement et cruauté inconsciente de l'entourage,
son drame le plus profond, le plus intime : Felice qui lui parle
de son "penchant" pour la littérature, sa mère
évoque "un passe-temps" que le mariage finira par apaiser
! Alors qu'il ne vit que par et pour l'écriture...
LUNDI.
Lecture. Les bouffons du foot (Christian
Authier, Éditions du Rocher, coll. Colère, 2002).
Essai.
Essai, ou plutôt pamphlet car l'intitulé de la collection
nous oriente clairement vers les coups de gueule. Celui d'Authier est
dirigé contre le football, ou plus exactement contre la transformation
subie par le football depuis la victoire de l'équipe de France
lors de la Coupe du Monde 1998. L'auteur ridiculise sans difficulté
les éditorialistes -ceux de Libération principalement- pour
qui ce sport est passé, en quelques semaines, d'une activité
imbécile pratiquée par des crétins en short et tout
juste bonne à alimenter les conversations bistrotières à
un symptôme d'une intégration réussie, à une
image de la France qui gagne, la fameuse France "black-blanc-beur".
Même si on a déjà lu ailleurs les commentaires qu'il
fait sur la starisation des joueurs, la toute-puissance de l'argent et
la menace d'éclatement de la bulle financière que constitue
ce sport, c'est tout de même une lecture rafraîchissante pour
ceux qui aiment le foot pour autre chose que l'argent qu'il peut leur
rapporter. Faire le procès du foot d'aujourd'hui ne peut se faire
qu'en faisant l'éloge du foot d'antan, mais Authier détourne
habilement l'accusation de nostalgie stérile qu'on pourrait lui
porter : "Un soir de foot à la télé, ce n'était
pas un soir comme un autre. Nostalgie ? Oui, sans doute, et tant pis si
cela déplait aux apôtres furieusement modernistes du néo-football.
Osons même avancer que l'amateur de foot est par nature un nostalgique
puisque son goût pour le ballon le renvoie inévitablement
à l'âge où cette passion s'est nouée - une
passion simple, certes ponctuée de ruptures et de rapports contrariés
mais dont dont on ne se détache jamais tout à fait. Cette
nostalgie ne peut se réduire au cliché éculé
du 'c'était mieux avant', car elle est aussi une lucidité
qui, par le souvenir et la connaissance du 'foot d'avant', permet aux
amateurs de ne pas mordre à l'hameçon du fast-foot d'aujourd'hui."
Nostalgique peut-être, le lecteur footophile se retrouvera dans
cette énumération : "Chaque amateur de ce sport a son
histoire, ses références, ses amulettes. Les vignettes autocollantes
des albums Panini, les pluies de confettis dans les stades argentins en
78, la partie de foot de Mort à crédit, les matchs épiques
de Saint-Etienne contre Liverpool, le Carton jaune de Nick Hornby, le
France/Koweït de 1982 digne d'un album de Tintin, la finale dans
la boue de la coupe UEFA Bastia/PSV Eindhoven 78, une chanson de Miossec
sur un arrière un peu brutal évoluant en troisième
division, un tacle de Di Meco, quelques phrases d'Eduardo Galeano, le
ballon orange sur le terrain de Sochaux recevant l'Eintracht Francfort,
les trois buts de Platini contre la Yougoslavie en 84..."
Franchement, il est quand même temps de s'interroger : quel football
allons-nous laisser à nos enfants ?
TV. Accattone (Pier Paolo Pasolini,
Italie, 1961 avec Franco Citti, Franco Pasut, Silvana Corsini).
Garçon pauvre d'un misérable faubourg de Rome, Accattone
s'est fait le souteneur d'une prostituée. Celle-ci est emprisonnée.
Accattone cherche à séduire une fille naïve pour l'exploiter
et s'aperçoit qu'il l'aime.
Pasolini m'est presque totalement inconnu. Si j'ai vu Salo ou Les cent
vingt journées de Sodome à la fin des années
70 au Caméo à Nancy, c'était plus par voyeurisme
que par intérêt cinéphilique. Je me souviens aussi
de l'émouvant hommage rendu à Pasolini par Nanni Moretti
dans Journal intime. Accattone est son premier long métrage
et méritait sans doute une meilleure attention que celle que j'ai
pu lui accorder, parasitée qu'elle était par une trop grande
fatigue et une lecture difficile des sous-titres (Pasolini utilise un
noir et blanc artisanal très contrasté et les sous-titres
sont blancs...).
Mais même une vision parcellaire permet de se rendre compte de la
nouveauté qu'apporte Pasolini au cinéma. Au son de la musique
de Bach, il filme la misère des faubourgs de Rome, l'humanité
qui émane de ses personnages miséreux les rend immenses.
Le visage de Franco Citti, non professionnel comme tous les autres acteurs,
est inoubliable. Son personnage, Accattone, petit proxénète,
atteint la pureté dans la dernière scène, phase ultime
du processus de sanctification des gueux entrepris par Pasolini.
Courrier. Je reçois le Bulletin
Marcel Proust de l'année.
MARDI.
Courriel. Échanges divers sur
Bruno Fontaine, Wagner, Emmanuel Carrère.
Célébration. Libations
de fin d'année au collège.
TV. Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda,
France, 1961 avec Corinne Marchand, Antoine Bourseiller, Dorothée
Blank, Michel Legrand).
Cléo, une jeune chanteuse de petit renom, attend les résultats
d'une analyse médicale. Elle redoute un cancer. Après avoir
consulté une cartomancienne, elle erre dans Paris.
Agnès Varda travaille presque en temps réel, ne rabotant
qu'une demi-heure aux 120 minutes vécues par Cléo pour les
faire entrer dans son film. Des incrustations viennent régulièrement
rappeler combien de temps s'est écoulé, combien il en reste
avant le verdict. Car c'est une sorte de course contre la montre, contre
la mort que vit Cléo, obligée, au sens propre, de tuer le
temps. Pour ce faire, elle multiplie les activités (c'est fou ce
qu'on peut arriver à faire en l'espace de deux heures) : shopping,
café, répétition avec musicien (Legrand) et parolier,
visite, promenade... Surtout promenade. La plupart du temps, Cléo
déambule et c'est là que le film tient sa plus belle réussite.
En même temps que le portrait d'une femme, Varda (qui avait déjà
à l'époque réalisé un film sur la rue Mouffetard)
fait celui de la ville qu'elle arpente. Quand elle filme les abords d'une
gare, on devine la documentariste qu'elle est aussi. Paris n'a jamais
été aussi bien filmée que par les cinéastes
de la Nouvelle Vague, Godard, Rohmer dans Le Signe du lion et donc Varda.
Celle-ci nous montre que la ville existe différemment pour chacun
selon le regard qu'on lui porte et les préoccupations qu'on a en
tête : Cléo se trouve confrontée à la mort
pratiquement à chacun de ses pas, croise un enterrement, passe
devant un magasin de pompes funèbres, etc., avant de rencontrer
un homme, parc Montsouris, qui pourrait être le seul à lui
faire oublier l'échéance s'il n'avait lui aussi à
faire face à un ultimatum mortifère : son départ,
le lendemain, pour l'Algérie.
MERCREDI.
Emplettes. Max Aub, Westlake, Nadeau,
Thomas Mann, Matisse-Picasso : belle moisson.
Vie sociale. Nous sommes conviés à dîner
dans le voisinage. Il y a là un avocat pour qui le terme familier
de "bavard" que l'on utilise parfois pour désigner les
membres de sa corporation semble avoir été inventé.
Mon ennui est tel qu'il se transforme en colère, ce qui me sera
ultérieurement reproché. Encore des gens qui vont se demander
ce que fait une si accorte apothicaire avec un tel ursidé.
JEUDI.
Courrier. J'envoie des vœux à
N., des coupures à l'AGP et à Y.
VENDREDI.
TV. Notre histoire (Bertrand
Blier, France, 1984 avec Alain Delon, Nathalie Baye, Michel Galabru).
Robert Avranche, garagiste, voyage en train de Genève à
Paris. Il rencontre Donatienne, couche avec elle, s'accroche et s'installe
chez elle.
Bertrand Blier poursuivait avec Notre histoire son entreprise de déstabilisation
commencée avec les Valseuses et poursuivie avec Buffet
froid. Déstabilisation construite sur l'utilisation d'acteurs
à contre-emploi (Delon ici, hagard, obsédé de la
canette), l'instabilité des personnages, la déstructuration
du scénario et l'absurde des situations et des dialogues. C'est
un choix qui peut agacer mais qui laisse parfois passer de belles choses.
Ici on retiendra les scènes qui se déroulent chez le voisin
de Donatienne, interprété par Galabru, où tout le
voisinage est rassemblé. Le plaisir que Blier prend à détruire
est alors communicatif : détruire les couples, détruire
les conventions, la logique, détruire le décor. Après
ce sommet, le film s'étire et devient franchement ennuyeux.
Lecture. Les derniers mystères
de Paris (Noël Simsolo, Éditions Baleine 2002, coll. Pierre
de Gondol).
Un mystérieux personnage assassine une personne par arrondissement
de Paris. Le commissaire Yèble demande de l'aide au libraire Pierre
de Gondol, qui a tôt fait de découvrir que le serial killer
s'inspire de la série des Nouveaux mystères de Paris
de Léo Malet.
La série des aventures de Pierre de Gondol permet aux auteurs qui
y contribuent de donner libre cours à leurs passions littéraires
et d'essayer de les faire partager aux lecteurs puisque les affaires criminelles
proposées sont toutes en relation avec la littérature. Dans
ce cadre, on a vu Jean-Bernard Pouy marcher sur les traces de Jim Thompson
et Roland Brasseur sur celles de Perec. Pour apprécier leurs réalisations,
il faut être assez intime avec l'écrivain étudié
et posséder une bonne connaissance bibliographique. Ce qui ne me
gêne pas outre mesure mais ce qui limite tout de même l'étendue
du lectorat potentiel. On dit les éditions Baleine prêtes
à mettre la clé sous la porte, et ça s'explique :
le Poulpe, destiné au grand public, s'essouffle et Pierre de Gondol
ne peut satisfaire que les happy few.
J'ai beaucoup de respect pour le travail de Noël Simsolo, notamment
à la radio : ses séries d'émissions sur France Musiques
et France Culture consacrées aux musiques des films de Minnelli
et au compositeur Franz Waxman font partie de mes cassettes de chevet.
Mais là, il se fait plaisir en prenant le risque de ne pas intéresser
grand monde. Il faut avoir une solide connaissance de l'œuvre de Léo
Malet et de ses rapports avec le groupe surréaliste pour suivre
Pierre de Gondol dans une intrigue-prétexte pas vraiment exaltante.
SAMEDI.
Courriel. Échanges avec GN,
A.N., Ch. Willy Wauquaire m'envoie son glossaire consacré aux figures
de style contenues dans Quel petit vélo de Perec.
Courrier.
Des vœux en provenance du Québec et d'Allemagne.
Vie
familiale.
Nous ossobuccons chez mes parents pour l'anniversaire d'une nièce.
Bon Noël.
Notules
dominicales de culture domestique n°91 - 29 décembre 2002
DIMANCHE.
Lecture. Crimes exemplaires
(Max Aub, 1956 and Heirs of Max Aub, traduit de l'espagnol par
Danièle Guibbert, Cent pages 1990).
Recueil.
Un des crimes relatés dans ce livre sert souvent de base aux exercices
de style pratiqués par les Papous de France Culture. Pour savoir
qui est Max Aub, la quatrième de couverture de ce volume est, pour
une fois, parfaite :
"Ami lecteur, tu te tiens au rayon littérature d'une bonne
librairie, plus précisément en position debout, les jambes
en appui.
Tu feuillettes le recueil Crimes exemplaires de Max Aub, écrivain
espagnol, ami de Bunuel, Dali et Lorca, réfugié à
Paris pendant la guerre d'Espagne, co-scénariste du film L'Espoir
avec Malraux, commanditaire du Guernica de Picasso. Emprisonné
en 1940, il erre de camp de concentration en prison puis s'évade
et rejoint le Mexique où il écrit trois romans sur les camps,
des recueils de contes, du théâtre, rédige à
lui seul une revue; c'est en 1956 qu'il publie ce recueil, catalogue d'une
centaine de crimes accomplis par agacement, impatience, principe ou charité.
Ami lecteur, tu hésites encore malgré tout cela, tu poses
et reprends le livre, tu le poses puis finalement sors de la bonne librairie,
les mains vides. C'est donc ainsi, les mains vides que tu sors. C'est
ainsi sur le trottoir que je te rattrape et t'occis."
Les crimes relatés sont présentés par l'auteur comme
des confessions orales qu'il aurait lui-même recueillies. On y trouve
une parfaite maîtrise de l'humour noir et du cynisme, ainsi qu'une
forme d'exutoire : bon nombre de ces crimes sont ceux qu'on a un jour
rêvé de perpétrer, contre un voisin trop bruyant,
un serveur trop lent, un bébé trop criard, un automobiliste
trop arrogant. Grâce à Max Aub, on se rattrape, on réalise
l'interdit.
Quelques exemples : "A vrai dire, ma sœur, personne ne pouvait la
supporter."
"Le ballon était à moi. Le couteau non. Mais c'est
du ballon dont il était question."
"Je voulais un fils, monsieur ! A la quatrième fille, je l'ai
tuée."
"Je suis instituteur. Cela fait dix ans que je suis instituteur à
l'École Primaire de Tenancingo, Zac. Beaucoup d'enfants sont passés
sur les bancs de mon école. Je crois que je suis un bon maître.
Je le croyais jusqu'à ce qu'arrive ce Pancho Contreras. Il ne me
prêtait aucune attention et n'apprenait absolument rien : parce
qu'il ne voulait pas. Les punitions aussi bien morales que corporelles
ne lui faisaient aucun effet. Il me regardait avec insolence. Je le suppliais.
Je le collais. Il n'y eut rien à faire. Les autres enfants commencèrent
à se moquer de moi. Je perdis toute autorité et le sommeil
et l'appétit jusqu'à ce jour où ne pouvant plus le
supporter et pour que cela serve d'exemple, je l'ai pendu à l'arbre
de la cour."
Aménagement du territoire.
Nous allons-retournons au-delà de Metz dans un grand magasin d'où
nous rapportons des objets (lustre, stores, portemanteau) dont l'installation
va meubler le reste de mon après-midi. Nous lorgnons sur les bibliothèques
qui permettraient de contenir l'invasion paginale que nous subissons,
mais il faudrait acheter une grosse auto pour transporter ces gros objets
alors forcément ça met en cause un budget plus conséquent.
TV. Le Signe du Lion (Éric
Rohmer, France, 1959 avec Jess Hahn, Van Doude, Michèle Girardon).
Pierre Wesserlin, musicien américain, vit à Paris, fréquente
le milieu de Saint-Germain-des-Prés. Il apprend la mort d'une riche
tante dont il doit hériter.
Cette promesse d'héritage ne se concrétisera pas. Pierre,
chassé de son appartement par le propriétaire, se retrouve
à l'hôtel, puis à la rue. C'est l'été,
toutes les connaissances qu'il essaie de contacter pour obtenir un peu
d'aide sont absentes, sur la Côte ou à la campagne.
Après plusieurs visions, Le Signe du Lion reste mon Rohmer
préféré, et même un de mes films français
de prédilection. Comme le Cléo de Varda vu la semaine
dernière, c'est un film ambulatoire, un film piéton. La
majeure partie est occupée par l'errance quasi muette de Wesserlin
dans Paris, sa clochardisation qui progresse, comme lui, pas à
pas : la tache d'huile sur le pantalon, la barbe qui pousse, les amis
injoignables, la tentation de la Seine, le vol à l'étalage,
la chaussure qui rend l'âme. Depuis ma dernière vision de
ce film, j'ai lu La Faim de Knut Hamsun et il est impossible de
ne pas mettre les deux œuvres en parallèle, seule la chaleur de
l'été parisien est à l'opposé du froid d'Oslo,
pour le reste c'est la même description implacable d'une même
descente aux enfers.
L'histoire de l'héritage est sans doute venue de Chabrol, producteur
du film, qui a pu se lancer dans le cinéma grâce justement
à un héritage. D'autres cinéastes font une brève
apparition, Melville, Resnais, et surtout Godard, hilarant mélomane
monomaniaque.
Jess Hahn, qui a passé sa carrière à jouer les utilités
musculeuses dans le cinéma français montre ici qu'il méritait
mieux.
LUNDI.
Mathématiques. Depuis cet été,
en bon oulipien, j'ai pris l'habitude de consacrer un peu de mes vacances
à l'étude de quelques phénomènes mathématiques.
Je m'intéresse cette semaine aux suites de Fibonacci.
Vie familiale. Après avoir
lâchement abandonné Alice à la crèche, je déambule
en ville avec Lucie en attendant l'heure de la séance de cinéma.
Nous n'avons rien à faire, rien à voir, juste à passer
du temps ensemble sans, pour une fois, avoir à courir pour attraper
le bus ou autre. C'est si rare que je m'efforce de savourer, comme si
ce moment pouvait effacer les "dépêche-toi" et
"je n'ai pas le temps" qui sont les phrases que Lucie entend
le plus fréquemment sortir de ma bouche. Je m'amuse du regard des
passants qui me prennent, me figuré-je, pour un père divorcé
qui profite de sa fille pendant les vacances, syndrome "un week-end
sur deux".
Cinéma. Mon voisin Totoro
(Toneri no Totoro, Hayao Miyazaki, Japon, 1988).
Deux fillettes, Satsuki et Mei, s'installent dans une nouvelle maison
plutôt vétuste avec leur père, en attendant que leur
mère sorte de l'hôpital. Elles font la connaissance de Totoro,
créature magique qui habite le voisinage.
Le seul point de repère que je possède, en matière
d'animation japonaise, est Le Tombeau des lucioles d'Isao Takahata.
Totoro est d'un niveau inférieur, que ce soit sur le plan émotionnel,
scénaristique ou initiatique. Mais il ne cherche pas le même
public : c'est un pur film pour enfants, avec des monstres gentils et
de bons sentiments. Un film qui ne tire pourtant pas toutes les ressources
de ses personnages, on pense notamment au chat-bus et à Totoro
lui-même qui sont sous-exploités.
Courriel. Une demande de désabonnement
aux notules.
Cinéma. Le Sourire de ma
mère (L'Ora di religione, Marco Bellocchio, Italie,
2002 avec Sergio Castellitto, Jacqueline Lusitg, Chiara Conti, Alberto
Mondini, Gianni Schicchi, Maurizio Donadoni, Giorgio Alberti, Bruno Cariello).
Ernesto, artiste athée, apprend que sa défunte mère,
étranglée dans son sommeil par son fils aîné,
un malade mental, va être élevée au rang de sainte
par l'Église.
Les thèmes de la folie et du meurtre de la mère étaient
déjà présents dans le premier film de Bellocchio,
Les Poings dans les poches, en 1965. S'y ajoute celui de la religion,
plus exactement la toute-puissance de l'Église dans l'Italie d'aujourd'hui,
son sens du commerce et des intrigues auquel s'oppose, seul, Ernesto.
Ça ne donne pas quelque chose de très passionnant, plutôt
un film bavard sur le plan des dialogues comme sur celui de la musique.
Arriver à son terme sans s'endormir constitue aussi une sorte de
brevet de sainteté que je n'ai pas réussi à passer.
MERCREDI.
Vie familiale. Nous passons le journée
de Noël chez mes parents. Toute la fratrie est réunie, avec
les neuf petits-enfants, mais c'est moins éprouvant que je ne le
redoutais. A la fin de la journée, je suis heureux d'entendre ma
mère admettre du bout des lèvres qu'elle a peut-être
passé l'âge d'organiser de tels rassemblements.
TV. L'Enjeu (Desperate Measures,
Barbet Schroeder, USA, 1998 avec Michael Keaton, Andy Garcia, Brian Cox,
Marcia Gay Harden).
Pour sauver son fils atteint de leucémie, le policier Frank Conner
pirate les fichiers du FBI et trouve un donneur de moelle osseuse, Peter
McCabe, un serial killer emprisonné.
Avec ce point de départ, on aurait pu avoir un film centré
sur le dilemme intérieur de McCabe : que peut-il gagner, lui
qui n'a plus rien à perdre, à sauver la vie d'un gamin,
fils de flic de surcroît, sinon une éventuelle rédemption
? On aurait pu voir Conner essayer de persuader McCabe, se battre pour
le convaincre. Cette piste est explorée au tout début du
film, au moment où le flic rend visite au tueur dans sa cellule.
Ensuite, Schroeder abandonne la psychologie pour se consacrer à
l'action. McCabe a finalement accepté de donner sa moelle, mais
il s'échappe au cours de l'opération. Prenant modèle
sur Piège de cristal de John McTiernan, Schroeder filme la traque
d'un tueur dans un milieu clos, ici un hôpital. Il y a des séquences
spectaculaires, un peu de suspense mais ça devient très
vite répétitif et lassant.
JEUDI.
Courrier. Je réponds à
des vœux, envoie des coupures à Y. et à l'AGP.
Lecture. Une vie en littérature
(Maurice Nadeau, conversations avec Jacques Sojcher, Éditions Complexe,
2002).
A quatre-vingt-douze ans, Maurice Nadeau est plus que jamais présent
sur la scène littéraire. On réédite son Sade,
son Leiris, son Flaubert, on l'interviewe dans Les inrockuptibles,
on s'entretient longuement avec lui sur France Culture (série A
voix nue, plusieurs Surpris par la nuit où il converse
avec Alain Veinstein) ou dans ce livre. J'y ai lu ce que j'avais déjà
entendu dans les émissions précitées mais sans lassitude,
tant ce qu'il raconte est intéressant. Nadeau a passé sa
vie dans le papier, le papier journal d'abord dans ses chroniques à
Combat, les revues qu'il a lancées, Les Lettres nouvelles
et La Quinzaine littéraire qu'il continue à diriger.
Les livres ensuite avec les collections qu'il a créées chez
divers éditeurs et sa propre maison. Avec, à son palmarès,
la fierté d'avoir mis le pied à l'étrier à
des gens comme Robert Antelme, Malcolm Lowry, Barthes, Beckett, Gombrowicz,
Perec, Houellebecq... Des auteurs qu'il a publiés et qui, une fois
le succès venu, sont allés poursuivre leur carrière
sous des cieux plus prestigieux et plus rémunérateurs sans
qu'il en conçoive amertume ou regret, satisfait d'avoir accompli
son devoir de dénicheur.
Nadeau parle aussi de son engagement politique chez les trotskistes, de
ses relations avec Breton et les surréalistes, de ses enfants qu'il
n'a pas pu, submergé de travail qu'il était, aider à
grandir (sur ce dernier point, le regret est fugitivement évoqué
mais bien présent). Sa lucidité et la clarté de sa
mémoire font merveille à chaque page.
Cinéma. Mon idole (Guillaume
Canet, France, 2002 avec Guillaume Canet, François Berléand,
Diane Kruger, Philippe Lefebvre, Clotilde Courau, Daniel Prévost,
Jacqueline Jehanneuf).
Un jeune assistant de télévision attire l'attention de son
idole, un célèbre producteur qui lui propose de travailler
sur un sujet commun.
Le film s'ouvre sur une émission de télé-réalité
- tendance Jerry Springer Show - et fait naître quelques craintes.
C'est que le cinéma n'est guère convaincant quand il s'agit
de faire la satire du milieu télévisuel pour la bonne et
simple raison que la satire ne peut atteindre la bassesse de la réalité.
Une caricature d'Arthur, par exemple, ne réussira jamais à
être aussi vulgaire que le véritable Arthur. Même Chabrol,
qui s'était essayé à la chose dans Masques,
n'avait pas été convaincant.
Heureusement on quitte rapidement les studios pour la maison de campagne
où le producteur (Berléand) vient s'emmerder tous les week-ends
et où il a convié le jeune talent qu'il a découvert
(Canet). La partie de campagne va tourner au cauchemar et permettre à
Canet réalisateur de varier les genres, la satire, toujours, des
milieux aisés, l'humour parfois grotesque, la peinture d'un monde
où règnent le cynisme et l'argent découvert par un
candide. Pour une première réalisation, Guillaume Canet
s'en tire honorablement, est intéressant de bout en bout ou presque,
évite la morale et offre à Berléand un rôle
étoffé dans lequel celui-ci fait étalage de son talent.
VENDREDI.
Voyage. Je file à Paris par
le train de 8 heures 03 et fais 14-18 (heures) à la Bibliothèque
des littératures policières. Le soir venu, je fouine chez
les libraires d'ancien et d'occasion de la rue Saint-André-des-Arts,
sans oublier de lever les yeux vers les fenêtres du numéro
50 où vécut Baudelaire (pas de plaque, il faut dire qu'il
a eu tellement d'adresses dans ce quartier qu'il aurait fallu ouvrir une
carrière de marbre pour les commémorer toutes). Dieu merci,
je n'ai pas la fibre bibliophilique et je n'achète rien, sinon
une poignée de cartes postales d'écrivains sur lesquelles
je rédigerai quelques vœux. Rue de la Huchette - à l'animation
factice détestable - on fait encore la queue pour aller voir La
Cantatrice chauve et ça fait quarante-six ans que ça
dure.
Lecture. Rapport sur moi (Grégoire
Bouillier, Éditions Allia, 2002).
Difficile de définir cet écrit dans lequel l'auteur revient
sur ses années d'enfance, sur quelques étapes de sa formation,
marquée par les rencontres féminines qui ont donné
une orientation nouvelle à son existence. Ce n'est pas vraiment
un recueil de souvenirs, non plus qu'une autobiographie classique, peut-être
est-ce ce que Doubrovsky appelle l'autofiction ? Ou c'est tout bêtement,
dans le fond il a dû avoir assez de mal à trouver son titre,
un "rapport sur lui". Ça n'a guère d'importance,
et si je m'attarde tant sur l'étiquette, c'est que le contenu ne
présente pas grand-chose d'intéressant. Les événements
sont présentés en éclats, sans ordre chronologique,
ce qui évoque les petits livres de Valérie Mréjen,
aussi publiés aux éditions Allia qui pensent peut-être
là tenir un filon. Mais là où Mréjen intrigue,
amuse, intéresse, Bouillier ennuie. Il faut, pour sortir de sa
torpeur, tomber sur ce superbe barbarisme : "Je montai en cours.
Le premier était celui de chimie. Il fallut faire un exercice.
Je le résolvai en moins de deux..."
SAMEDI.
Travail littéraire. Journée
continue à la Bilipo, je ne m'interromps que pour aller ingurgiter
des nourritures plus terrestres et acheter une photo de l'équipe
de foot de Coventry (saison 1909-1910) et un Série Noire cartonné
dans les boîtes d'une bouquiniste du quai de Tournelle.
Back home. Retour par le 17 heures
49, sans trop souffrir du retard occasionné par la découverte
d'un colis suspect dans le Paris-Strasbourg précédent, évacué
en gare d'Épernay. Au courrier, une lettre des M., de Dallas.
Bon dimanche.
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