Notules dominicales 2003
 
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Notules dominicales de culture domestique n°92 - 5 janvier 2003

DIMANCHE.
Aménagement du territoire (suite). Je refixe, revisse et réinstalle les différents éléments fixés, vissés et installés dimanche dernier, qui manifestent depuis une tendance marquée à l'affaissement.

Lecture. Mauvaises nouvelles (Bad news, Donald Westlake, 2002, Éditions Payot et Rivages pour la traduction française, traduit de l'américain par Jean Esch, coll. Rivages Thriller).
Dortmunder et ses acolytes aident Petite Plume à prouver qu'elle est le dernier membre vivant de la tribu des Pottaknobbees - ce qu'elle n'est pas. Pour ce faire, ils courent les réserves indiennes, les motels, les casinos et les cimetières où ils déterrent des cercueils et font un tas de choses fort éloignées de leur vraie vocation : le cambriolage.
Finalement, il faudra que Dortmunder réalise un cambriolage, un vrai, un de ces exploits rocambolesques dont il a le secret : "Enfin un boulot pour moi", s'écrie-t-il. La faculté qu'a Westlake d'imaginer des histoires biscornues, farfelues, étonne toujours. Cet épisode des aventures de Dortmunder, cambrioleur génial et calamiteux à la fois, est un des meilleurs. On y retrouve tout le talent de l'auteur à se moquer gentiment des absurdités de la société américaine - ici l'exploitation des casinos par les Indiens - avec un humour dévastateur.

TV. Nous nous lançons dans 24 heures chrono, série fleuve qui va nous occuper un moment.

LUNDI.
Santé. Dernière angine de l'année pour Lucie.

Courrier. J'envoie une flopée de chèques pour mes bonnes œuvres : associations d'amis d'écrivains (Perec, Fallet, Proust) et abonnements à des revues littéraires (Temps noir, Histoires littéraires). J'abandonne ATTAC où les combats internes ont pris le pas sur la ligne générale.

TV. Le Roman d'un tricheur (Sacha Guitry, France, 1936 avec Sacha Guitry, Serge Grave, Pierre Assy, Jacqueline Delubac).
Un homme revient sur son passé. A douze ans, il échappa à la mort qui frappa tous les membres de sa famille par l'intermédiaire d'un plat de champignons : il en avait été privé en punition d'un menu larcin. Depuis, il a mené une vie guidée par la malhonnêteté.
Si on a parlé de théâtre filmé à propos de Pagnol, on pourrait tout aussi bien parler de roman filmé à propos de Guitry : les images illustrent le récit en voix off du narrateur, les scènes dialoguées n'occupent qu'une partie infime du film, qui est donc une sorte de film muet commenté. Le texte est bien sûr brillant, à l'image de ce qu'on connaît de Guitry, c'est à dire de sa légende. Le début de l'histoire, marqué par le nombre 12 - le narrateur a 12 ans, sa famille compte 12 membres - est tout naturellement raconté en alexandrins. Le propos est délicieusement immoral, chaque tentative du narrateur pour se placer du côté de l'honnêteté se soldant par un échec. Seuls le vol et la tricherie lui réussissent et gouvernent sa vie. C'est très plaisant à suivre avec, en cadeau, une chanson interprétée par Fréhel.

MARDI.
Célébration. Nous fêtons la fin de l'année at home en compagnie de quelques vieux branchages, fidèles entre les fidèles. Il y a là, mis bout à bout, pas loin d'un siècle d'amitié. Le cheveu est plus rare est les traits plus creusés mais les piluliers ne jouxtent pas encore les ronds de serviette sur la table d'apparat. La nourriture est un peu trop roborative mais la soirée est agréable. Tout le monde couche sur place...

MERCREDI.
...et regagne ses pénates qui lorraines, qui savoyardes, en milieu de journée. Le départ de la troupe me laisse dans un état de délabrement moral aussi profond qu'inattendu. Décidément, et j'imagine que ce doit être vrai dans d'autres circonstances de la vie, mieux vaut partir qu'être quitté.

Bilan annuel. "Quand arrive cette époque, on résume, involontairement, ses douze mois, comme les négociants qui font leur inventaire." (Gustave Flaubert, lettre à la Princesse Mathilde du 31 décembre 1869, in Correspondance, vol. 4, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard). Un de mes grands plaisirs au premier de l'an est en effet, après celui d'errer au petit matin dans la ville déserte à la recherche du Monde et d'un guichet de PMU ouvert, d'entamer l'agenda de l'année qui commence par un inventaire statistique de l'exercice passé :
 94 livres lus (- 16,81% par rapport à 2001).
 179 films vus (- 12,25%) dont 62 au cinéma (- 13,88%).
 170 pages de lecture de longue haleine (- 46,88%) soit de Sartre, Dumas, Flaubert, Kafka, Nabokov, Proust, Blavier lus en boucle par tranches de 10 pages.
 31 abonnés aux notules version électronique (+ 106,66 %).
 738 visites sur le site des notules (non ouvert en 2001).
 poids oscillant entre 66,6 (+ 0,6) et 69,4 kg (=).

En ce qui concerne mes chantiers littéraires :
 L'inventaire concernant l'année 1998 est toujours en cours d'élaboration.
 Mon Aperçu de littérature passive couvrant les années 2001 et 2002 est bouclé et attendra une période moins encombrée pour passer en phase de mise au propre.
 L'inventaire intitulé Félicités compte 47 éléments.
 Les Propos sur l'art peint étudient 952 peintres (+ 115).
 Les Souvenirs quotidiens atteignent le numéro 1506 (+ 365, bien sûr).
 61 Nouvelles en deux lignes écrites (+ 10).
 120 volumes étudiés dans le cadre de l'Atlas de la Série Noire (+ 21).
 L'Itinéraire patriotique départemental en est à la commune de Balléville (+ 4).
 22 photos de Bars clos sont commentées (+ 2).
 La Petite géographie de l'incipit comporte 113 entrées (+ 58).
 L'année 2002 aura vu aussi l'ouverture d'un recueil intitulé Bribes oniriques riche pour l'instant de 36 éléments.

JEUDI.
Exotisme. Nous commençons à nous pencher sur le choix du gîte qui abritera nos prochaines vacances d'été. La destination est déjà choisie, ce sera le Loir-et-Cher (je rappelle que, selon la contrainte en vigueur, les vacances doivent avoir pour cadre un département qu'aucun des membres de la famille n'est capable de situer sur une carte).

Courrier. J'envoie des vœux, des extraits du bouquin de Nadeau à l'Association Georges Perec et des coupures à Y.

VENDREDI.
Rentrée. Retour d'Alice à la crèche.

Courrier. J'envoie une lettre au courrier des lecteurs du quotidien local, La Liberté de l'Est, lettre que j'avais depuis longtemps en tête mais pour laquelle j'avais du mal à trouver le ton juste :
"Intrigué par le caractère fortement récurrent de certains noms, je me suis attaché à faire le recensement des lecteurs publiés dans votre rubrique hebdomadaire. En étudiant les quatre derniers mois, je me suis aperçu que M. Albert Vitry, de Mattaincourt et Mme Janine Jacquel, d'Épinal, avaient eu l'honneur d'être cités dans vos colonnes à 7 reprises. Soit, en gros, une fois toutes les deux semaines. Ce n'est pas mal, mais ce n'est rien comparé à l'omniprésence de Mme G.G., de Châtel-sur-Moselle, qui a été publiée le 24 septembre, les 1°, 8, 22 et 29 octobre, les 5, 12, 19 et 26 novembre, les 17 et 31 décembre, soit 11 fois.
Une question s'impose à la lecture de ces dates : si on peut imaginer que l'absence de Mme G.G. le 24 décembre est due à un déplacement pour aller fêter Noël dans un endroit situé hors de la zone de diffusion de votre journal, comment expliquer sa double défaillance des 3 et 10 décembre ? En d'autres termes, où était-elle entre le 26 novembre et le 17 décembre ? A-t-elle été hospitalisée ? Ou l'a-t-on fait taire ? On ne peut imaginer qu'une raison grave à ce soudain silence. En aucun cas on ne peut l'attribuer à un manque d'inspiration dû à une actualité un peu terne. Car pour Mme G.G., de Châtel-sur-Moselle, tout fait ventre : l'insécurité routière, Papon, Raffarin, les collectes pour les bonnes œuvres, l'alcool et les cigarettes, le désespoir des salariés licenciés, l'augmentation du tabac et la prise d'otages à Moscou (dans la même lettre !), la France qui va mal, les chats abandonnés à Granges-sur-Vologne (!), les abus de pouvoir, Sarkozy et, en guise de marronnier, les Noëls de jadis. Mme G.G. fait partie de cette heureuse catégorie de gens qui ont un avis sur tout, ne doutent de rien et surtout pas d'eux-mêmes. Les hauteurs de vue de Mme G.G. s'expriment dans des sentences aussi définitives que "Que fait l'Etat ?" ( 1/10); "Vraiment, s'il fallait aider tout le monde, ma petite retraite ne serait pas suffisante" (8/10); "Je crois qu'il serait temps qu'on responsabilise les gens" (22/10); "La France va mal" (12/11); "Avec l'amour de la chienne (cent fois meilleure que les hommes...)" (sic, 19/11) et le mot de la fin "Toute la magie de Noël a disparu" (31/12).
Ce qui me ramène à la disparition de ce phare de la pensée châtelloise entre le 26 novembre et le 17 décembre. Comment ne pas faire le rapprochement avec celle d'Agatha Christie au cours de l'hiver 1926, et qui n'a été expliquée qu'en 2001 par François Rivière dans la réédition de sa biographie Agatha Christie, duchesse de la mort ? Faudra-t-il aussi attendre 75 ans pour savoir ce qu'a fait Mme G.G., de Châtel-sur-Moselle, au cours de l'hiver 2002 ?
Je sais votre rédaction pleine de talentueux limiers aux dents longues. Peut-être est-il temps de les lancer sur cette piste. Peut-être est-il temps aussi d'offrir à Mme G.G. ce qu'elle mérite, à savoir une place d'éditorialiste en première page, une tribune prestigieuse d'où elle pourrait nous éclairer, avec la sagacité qui lui est désormais coutumière, sur le devenir du monde.
Je vous remercie de l'accueil que vous saurez réserver à ma suggestion et vous prie de croire en la poursuite de ma lecture, vous l'aurez compris, attentive.

Signature."

Cinéma. Ivre de femmes et de peinture (Chihwaseon, Im Kwon-taek, Corée du Sud, 2002 avec Choi Min-sik, Ahn Sung-ki, You Ho-jeong, Kim Yeo-jin, Son Ye-jin).
Au XIX° siècle, le destin d'un peintre surdoué, Ohwon, d'origine roturière, libre et passionné, qui vivait de son art, de femmes et d'alcool.
On peut picorer un peu ce qu'on veut dans ce film. Goûter la beauté des paysages, enrichir, ou plutôt inaugurer ses connaissances sur l'histoire de la Corée au XIX° siècle qui semble se résumer à un va-et-vient entre le Japon et la Chine, s'intéresser aux techniques de peinture sur tous supports (papier, poteries, paravents, éventails), constater que le débat esthétique (faut-il peindre le monde extérieur ou ce qu'on a à l'intérieur de soi) n'est pas très éloigné de celui qui avait cours à l'époque en Occident, suivre la destinée d'un personnage à l'existence riche en rebondissements. Toutes ces données mises ensemble m'ont paru un peu indigestes et ont provoqué chez moi un assoupissement pas du tout désagréable, dans la mesure où j'ai pris plaisir à reprendre un petit bout de film à chaque fois que j'ai rouvert les yeux. Ce qui semble confirmer que je ne suis pas fait pour la biographie à la mode orientale, comme j'avais déjà pu le constater à la vision de Kanzo Sensei de Shohei Imamura.

SAMEDI.
Toile. J'envoie un exemplaire des notules et une proposition d'abonnement à deux correspondants. Aucun refus ne m'est encore parvenu à cette heure.


Bonne année.

 

Notules dominicales de culture domestique n°93 - 12 janvier 2003

DIMANCHE.
Obituaire. Décès de Vermillon, discret cyprinidé qui n'aura ma foi que fort peu nagé en l'an 2003.

London. Comme certains axes autour de la région parisienne sont bloqués par la neige, les premiers bulletins d'information font état d'une situation apocalyptique. Nous nous apprêtons à effectuer une expédition londonienne (d'après l'auteur, pas la ville) en prenant la route pour Buxières-sous-les-Côtes (ça ne s'invente pas, c'est dans la Meuse) où doit avoir lieu le baptême du jeune Gaspard, neveu, tout à fait opportun en ce jour d'Épiphanie. Finalement, nous y parvenons sans encombre, juste à temps pour la cérémonie dans une église glaciale, célébrée par un prêtre batave au léger accent germanique. Au bord du lac de la Madine, nous traversons le village d'Essey-et-Maizerais où j'étais venu voir passer le Tour de France avec P. en 1993. Au retour, un beau vol de grues cendrées, sans doute en route pour leur gîte étape du lac du Der.

Toile. Une demande d'abonnement aux notules.

TV. The Sopranos. Télérama publie cette semaine un article intéressant sur la série, illustré par un montage photographique astucieux présentant les membres de la famille Soprano dans une reconstitution de la Cène de Léonard de Vinci. Tony Soprano y est décrit comme un personnage dans lequel chacun reconnaît la part d'ombre qui est en soi, un personnage qui suscite à la fois terreur et attirance, terreur pour la violence qu'il impose et attirance pour la puissance qu'il incarne. Ce n'est pas mal vu.

Lecture. Excès du roman (Tiphaine Samoyault, Editions Maurice Nadeau, 1999).
Essai.
Tiphaine Samoyault distingue quatre domaines dans lesquels le genre roman peut présenter un côté excessif propre à désorienter, voire décourager le lecteur, mais qui en fait toute sa valeur : l'excès dans la quantité (c'est le roman monstre, qui exprime un désir de totalisation du monde, type La Comédie humaine), l'excès dans la longueur (le roman fleuve, Les Thibault ou Les Hommes de bonne volonté), l'excès dans les détours, les digressions (le roman poulpe aux nombreux tentacules, comme Tristram Shandy), l'excès dans la diversité (le roman encyclopédique, L'Homme sans qualités). Pour conclure en disant que le roman le plus remarquable, le roman monde, est celui qui combine ces quatre éléments pour donner La Montagne magique, A la recherche du temps perdu, L'homme sans qualités, Ulysse ou La Vie mode d'emploi pour ne citer que ceux que j'ai lus.
Cet essai doit provenir d'une thèse universitaire, on le devine à sa construction très structurée et à l'utilisation d'un vocabulaire hermétique qui constitue un véritable obstacle. Ce qui fait que si j'ai pu suivre à peu près les pages concernant les auteurs que j'ai déjà pratiqués, je n'ai guère compris le reste. Ça ne va pas m'empêcher de pinailler : la revue d'Eugène Jolas, dans laquelle Joyce fit paraître les premiers fragments de Finnegans Wake s'appelait transition, avec une minuscule, et non Transition comme Tiphaine l'écrit p. 31.

LUNDI.
New York Herald Tribune. Je réponds en compagnie de Ch. aux questions d'une journaliste sur le thème de l'ange et du démon dans le cinéma, ou plutôt bredouille quelques moignons de phrase et passe le reste de la journée à ruminer tout ce que j'aurais pu dire.

Toile. AN envoie une alerte virale.
Échange avec DR sur Jeanne Labrune.

MARDI.
Presse. Pas de lettre de G.G. dans La Liberté de l'Est d'aujourd'hui.

Vie sociale. Nous croûtons en compagnie de H. et J.-P., ça fait une bonne moitié du groupe Garlamb'Hic rassemblée. On rigole franchement en évoquant nos vieux souvenirs d'écumeurs de scènes de bars à bière tiède. H. nous donne des nouvelles rassurantes de la santé de X. et nous apprend quelques rudiments du langage sourd-muet.

MERCREDI.
Emplettes. J'achète un recueil de Sherlock Holmes, un essai de Patrice Bollon, des chroniques de Robert Benchley, une revue littéraire, un roman du dernier Prix Nobel, fais encadrer la dernière image d'Épinal, achète des billets de train et abandonne vite la ville aux chasseurs de soldes. At home, je retrouve Alice sérieusement cabossée après une chute dans les escaliers de la pharmacie.

JEUDI.
Courrier. Je reçois une lettre de B.G., accompagnée d'une biographie de la fille cachée de Lord Byron (bigre !), envoie des vœux à divers correspondants, des choses sur Dante à A.N., un mot à Tiphaine Samoyault et des coupures à Y.

Lecture. Voyages d'écrivains (Plon/Le Figaro, 2002).
Durant l'été 2001, Le Figaro a publié une série d'enquêtes sur des voyages d'écrivains. Plusieurs auteurs sont partis sur les traces de Balzac en Ukraine, de Simenon au Cap Nord, de Céline à New York et d'une dizaine d'autres. Le processus est le même à chaque fois : évocation du grand écrivain dans telle ou telle région ou ville, puis recension des vestiges évoqués encore visibles, mélange de littérature, de géographie et de mémoire qui a tout pour me plaire puisque je le pratique souvent (Perec à Paris, Flaubert à Rouen, Cohen à Genève...). Comme on est dans Le Figaro, on trouve des auteurs assez marqués, comme Claudel, Bernanos ou Barrès. Ce dernier, que je ne lirai sans doute jamais, est d'ailleurs une bonne surprise. Son voyage en Grèce, dont il attendait monts et merveilles, le déçoit énormément et ses notes de voyage valent le détour. L'Acropole : "de la vaisselle cassée au bord de la mer"; les murs de telle cité antique sont "recouverts d'une exploitation agricole, sous laquelle je n'étais que trop disposé à les laisser dormir".
Selon les auteurs évoqués et selon la manière dont ils sont évoqués, l'intérêt varie. Baudelaire à l'île Maurice, Céline à New York, London dans le Grand Nord et Stendhal en Russie sont les plus réussis. En revanche, Claudel, même au Japon, suinte l'ennui, Hemingway à Venise a l'air de sortir d'un roman photo et Proust à Paris est magistralement raté.

TV. Europa (Lars von Trier, France-Danemark, 1991 avec Jean-Marc Barr, Barbara Sukowa, Eddie Constantine).
1945. Un jeune Américain d'origine germanique arrive en Allemagne pour travailler comme employé des wagons-lits.
Europa est un film d'esthète, pas vraiment à sa place sur le petit écran. Lars von Trier utilise un noir et blanc glacial, celui des films allemands d'avant-guerre, parsemé de quelques taches de couleur blafardes. Ses plans minutieusement composés comme autant de tableaux forment un véritable catalogue d'école de cinéma. L'ambiance du film évoque un croisement entre les univers de Wim Wenders, Alphaville de Godard (impression renforcée par la présence d'Eddie Constantine) et Eraserhead de David Lynch. Le train qui emmène les personnages traverse les cauchemars de l'Allemagne, on y voit entre autres des personnages entassés et couchés sur des grabats aux visages évoquant ceux des prisonniers des camps de la mort.
Maintenant, au-delà de l'esthétisme, il faut bien dire que l'histoire proposée ne donne pas grand-chose de rationnel à se mettre sous la dent et que l'exercice peut sembler un peu vain.

VENDREDI.
Courrier. Vœux de M.C, De M.D. et de Y.

Lecture. Vagabondages (Michèle Rozenfarb, Série Noire n° 2593, Gallimard, 2000).
Trois femmes ont été assassinées de la même manière. Un vagabond est soupçonné des meurtres et interrogé.
Le problème, c'est que ce vagabond est victime de crises d'épilepsie qui lui font perdre la mémoire. L'enquêteur qui le questionne pense d'abord que le vagabond est un simulateur, puis se met à douter. Le livre est composé uniquement du dialogue entre ces deux personnages. Aucun passage narratif, aucune description, aucune phrase pour introduire les répliques. Pourquoi pas ? Seulement, il aurait fallu nourrir ces dialogues avec autre chose que cette intrigue molle aux implications œdipiennes totalement tartes. Une fausse bonne idée, dommage.

Voyage. Départ pour Paris avec Caroline par le 19 heures 35 qui démarre à 19 heures 50.


SAMEDI.
Vie parisienne. Il fait un froid de gueux. C'est le moment ou jamais de déclamer entre deux rafales de vent glacial l'alexandrin délicieusement tautologique de Jean Dayros (dans "Le Marchand de marrons. Poème complétif, inoxydable", Les Solitaires, 1898, cité dans l"Exhortation au lecteur" du Père Ubu d'Alfred Jarry) : "L'hiver est à Paris la plus froide saison". J'assiste au séminaire Perec à Jussieu où Éric Lavallade (qui pousse son imprégnation de l'œuvre du maître jusqu'à ressembler à Un homme qui dort) parle, et d'une façon très intéressante, de "Perec face à quelques auteurs policiers connus et méconnus". Pour une fois je comprends tout. Je retrouve Caroline au Bouillon Racine où le cochon de lait a du mal à nous réchauffer et retrouve la gent perecquienne à la Bibliothèque de l'Arsenal où a lieu l'Assemblée Générale de l'Association Georges Perec. Claude Burgelin, président, et Danielle Constantin, secrétaire, annoncent qu'ils entament leur dernier mandat. Ella Bienenfeld, la cousine de Perec, gardienne du temple et des droits, marche désormais avec deux cannes, une de plus que l'an dernier et deux de plus que la première fois que je l'ai vue.
Pas moyen de voir le dernier Scorsese, la salle est comble au moment où nous arrivons au Rex. Faute de se payer une toile, on se glisse dans les nôtres à 21 heures 15. La vie parisienne, quoi...

Bonne semaine.

 

Notules dominicales de culture domestique n°94 - 19 janvier 2003

DIMANCHE.
Vie parisienne. Visite du Musée Maillol, rue de Grenelle, à côté de la massive fontaine des Quatre-Saisons. Par cette température, mieux vaut voir des Maillol à l'abri qu'au jardin du Carrousel. Même si ce ne sont pas vraiment les Maillol qui nous attirent ici : la sculpture est pour moi terra incognita, un domaine dans lequel je suis totalement ignorant. Devant les bronzes présentés, je m'aperçois que je ne sais même pas comment ils sont fabriqués. Comment fait-on un bronze ? Est-ce qu'on fait un moule ? Dans ce cas, comment se fait-il que les Maillol sont parfaitement lisses alors que les bronzes de Rodin ont l'air d'avoir été travaillés au burin ? Maillol peignait aussi, un peu à la manière de Renoir, des tableaux sont accrochés à côté de petites choses de Matisse, Kandinsky, Camille Bombois (une découverte, des tableaux qui ont l'air d'être éclairés par l'arrière), Picasso, des ready-made de Duchamp (un urinoir renversé, bien sûr). L'exposition temporaire, pour laquelle nous sommes là, est consacrée à Christian Schad, un peintre allemand appartenant au courant de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité). Ses portraits de l'entre-deux-guerres sont saisissants de réalisme, d'érotisme décadent (voir www.capcite.com/shtml/articles/article-4505.shtml). Nous croûtons au Sip Babylone, boulevard Raspail et prenons le train du retour en début d'après-midi. Arrêt à La Ferté-sous-Jouarre, une heure de retard, correspondance ratée, cette fois à cause d'un rail cassé. Depuis octobre, j'ai eu droit sur cette ligne à un déraillement, une alerte au colis piégé et maintenant donc au rail cassé. Je me demande encore comment le train dans lequel une voiture de wagons-lits a pris feu peu avant Nancy a pu partir sans moi.

Lecture. Être sans destin (Sorstalanság, Imre Kertész, 1975, Szépirodalmi, Budapest, 1998, Actes Sud pour la traduction française, traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba).
Un jeune homme de quinze ans est arrêté à Budapest et déporté à Auschwitz puis à Buchenwald.
Comme beaucoup de monde, j'ignorais jusqu'à l'existence d'Imre Kertész, écrivain hongrois, avant qu'il reçoive le Prix Nobel de littérature 2002. Les éditions Actes Sud n'avaient pas attendu cette soudaine renommée pour traduire et publier son œuvre en français et doivent aujourd'hui s'en frotter les mains. Dans Être sans destin, qui est le premier volet d'une trilogie, Kertész raconte l'expérience des camps qu'il a lui-même connue.
Auschwitz encore. Comment écrire après Auschwitz ? Question rebattue. Comment, surtout, écrire sur Auschwitz après ce que Primo Levi et Robert Antelme ont écrit sur le sujet ? Kertész fait la démonstration que c'est possible en adoptant un point de vue neuf, celui qu'il avait à l'époque, celui d'un adolescent peu au fait des choses de la vie et spectateur passif de ce qu'il vit. Pas question pour Kertész de prendre la parole au nom de la communauté juive : c'est dans le camp qu'il se découvre juif, juif rejeté par ses coreligionnaires d'ailleurs parce qu'il ne parle pas yiddish. Le narrateur regarde, subit, observe, survit, mais ne comprend rien à ce qui lui arrive. De ce point de vue, pour trouver un équivalent cinématographique, on est plus proche de Benigni que de Claude Lanzmann. Kertész ne fournit pas d'explication a posteriori : le lecteur ne sait pas plus que lui pourquoi il a pu miraculeusement échapper à la mort en étant bien soigné à l'infirmerie, pourquoi un médecin et un infirmier se sont attachés à lui. Il essaie d'expliquer à ses anciens voisins, lors de son retour à Budapest, qu'il n'a pas eu le sentiment de vivre l'horreur : "Puisque là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des "horreurs" : pourtant en ce qui me concerne, c'est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c'est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrais parler la prochaine fois, quand on me posera des questions." On comprend le fait que Kertész, dans son refus d'entretenir une vision purement manichéenne, dans sa célébration du bonheur de survivre, ait eu un mal fou à se faire publier et ait été mis au ban de la Hongrie communiste." A suivre.

LUNDI.
Lecture. Poésie 2002, n° 94, octobre 2002.
Poétique de Georges Perec.
La revue donne la parole aux perecquiens "canal historique" (Bénabou, Roubaud), aux universitaires chenus (Bernard Magné) ou plus récemment apparus dans la sphère perecquienne (Christelle Reggiani) et à d'autres que je ne connaissais pas (Marie-Claire Blancquart, Daniel Bilous...). Bernard Magné s'intéresse au choix effectué par Perec pour une série d'émissions radiophoniques, "Poésie ininterrompue", dont il était l'invité. Il montre que les poètes lus par Perec et les poèmes de lui qu'il a choisis forment ce qu'il appelle "une manière d'art poétique implicite" dans laquelle on retrouve la prépondérance des thèmes qui traversent toute son œuvre : les nombres, la liste, les citations...
Reggiani explique deux poèmes de sa manière obscure et jargonnante, ce qui fait qu'elle n'explique rien, Roubaud est comme d'habitude illisible, Bénabou fait un exercice oulipien amusant, les autre contributions ne sont pas marquantes.
Mais la pièce maîtresse du numéro est un article dans lequel David Bellos explique la pudeur de Perec, dont les textes (à part Les Revenentes) ignorent tout ce qui a trait au sexe, par ce qu'il appelle "un manquement en tant qu'homme" soit, tout simplement, l'impuissance. Pour étayer son affirmation, il se base sur une lettre de Perec à Suzanne Lipinska (qu'il ne cite pas) qui fut sa maîtresse à l'époque du Moulin d'Andé, et sur une phrase de W ("Désormais il ne viendra à toi que des étrangères; tu les chercheras et repousseras sans cesse; elles ne t'appartiendront pas, tu ne leur appartiendras pas...") ce qui est tout de même un peu léger. Un peu de courage, Bellos : pourquoi ne pas avoir posé directement la question à Paulette Perec ? Elle n'a pas été mariée très longtemps avec l'écrivain, mais assez quand même pour avoir un avis autorisé sur la question...

Lecture (bis). Le fils du pauvre (Mouloud Feraoun, 1954, Le Seuil, coll. Points Roman n° 69).
Kabylie, début du XX° siècle. Le jeune Fouroulou Menrad (anagramme suffisamment claire), issu d'un milieu très pauvre, raconte comment, destiné à devenir berger, il a pu étudier, conquérir un diplôme et sortir de sa condition.
Encore une part de la tarte à la crème des souvenirs d'enfance, à la sauce kabyle cette fois. Seul le côté socio-ethnique peut retenir l'attention avec la peinture d'une société dans laquelle se côtoient les traditions séculaires et la modernité coloniale. A part ça, pas de surprise, c'est La gloire de mon père en burnous.

MARDI.
Presse. Retour de G.G. dans le courrier des lecteurs de La Liberté de l'Est. Où elle parle, je l'aurais parié, de la vague de froid.

Courriel. Une confirmation d'abonnement aux notules.
Y. m'annonce que le site desdites notules est désormais référencé sur les moteurs de recherche Yahoo et Google.
Sur la [listeoulipo], on s'amuse à proposer des définitions pour le mot "homéopathie". Ma préférée est celle de Francis Mizio : "Exclamation poussée par le nègre d'Homère quand il a appris que celui-ci venait de rejoindre les rangs communistes".

MERCREDI.
Courrier. Je reçois le dernier numéro de Viridis Candela, les carnets trimestriels du Collège de 'Pataphysique, qui consacre un dossier à l'aptonymie. Rappelons que l'aptonymie est la science de la recherche et de l'étude des relations entre les patronymes et les activités de ceux qui les portent. J'ai plaisir à retrouver, dans la liste publiée par Alain Zalmanski, certains aptonymes que je lui ai fournis, découverts par mes soins ou par ceux de mes correspondants qui connaissent mon intérêt pour la chose. Où l'on découvre avec joie, parmi des centaines d'autres, Henri Crampe, kinésithérapeute à Barèges, Claude Quignon, boulanger à Châlons-en-Champagne, les opticiens Louchez, le garage Courapied, le cardiologue Boncœur et l'inégalable Jean Cula, ramoneur.

Lecture. Guide Nicaise des Associations d'Amis d'Auteurs 2001 (établi par Jean-Etienne Huret, Librairie Nicaise, 2000).
On estime en général qu'il existe 250 associations d'amis d'auteurs, françaises, belges ou suisses. Ce guide en recense 201 qui fonctionnent effectivement et concernent 183 auteurs (certains ont droit à plusieurs associations). Pour chacune, on donne le statut, la date de création, les coordonnées, le montant de la cotisation, le nombre d'adhérents, les noms des responsables et la liste des activités (publications, manifestations, colloques...). C'est un outil assez intéressant à parcourir, déjà parce que je fréquente quelques-uns des cénacles présentés, mais aussi parce que tout un chacun peut y trouver des choses surprenantes.
Première constatation : la renommée d'un écrivain n'assure pas un grand nombre d'adhérents à la structure en charge de sa mémoire. 80 fidèles pour Céline, 90 pour Victor Hugo et Lamartine... A l'opposé, de parfaits inconnus ont une cour nombreuse : 200 membres pour Panaït Israti (qui ?), 200 pour Albert Robidat (qui ??), 400 pour Henri Béraud (qui ???), 560 pour le vicomte de Lavarède (qui ????). Les plus petits effectifs sont chez Stefan Zweig (10 membres) et Jean Lorrain (22), les plus importants chez Brassens (1000), Hergé (800) ou, dans un domaine plus purement littéraire Zola (750) et Giono (700).
Si les écrivains morts dominent logiquement, ils n'ont pas l'exclusive : 4 vivants, Pierre Béarn (qui ?), Kenneth White, Gabriel Matzneff et Michel Houellebecq ont leurs fidèles.
Si l'on a peu de moyens financiers, il est conseillé d'adhérer aux Amis de Paul Déroulède ou à l'Amitié Charles Péguy, ça ne coût que 20 F et c'est beaucoup plus abordable que l'Association des Amis d'Ivan Tourgueniev où la cotisation coûte 350 F.
Curiosités : * Le siège de l'Association des Amis d'André Gide est à Nancy.
* Jean-Bernard Raimond, ancien ministre des Affaires Etrangères, est président de l'Association des Amis de Jean Giraudoux.
* Valéry Giscard d'Estaing est président d'honneur des Amis de Léon Tolstoï.
* Jean-Jacques Lefrère, spécialiste de Rimbaud, préside les Amis de ... Lautréamont.
* Jean-Claude Killy est administrateur de l'Espace Saint-Exupéry.
* Qui est ce/cette B. Bardot membre d'honneur de l'Association des Lecteurs et Amis de l'œuvre de Marguerite Yourcenar ?
* La liste des noms des responsables de la Société Pierre-Joseph Proudhon ressemble à un gag. Qu'on en juge : Président d'honneur, Jean Bancal; Président, Georges Navet; membre du comité de rédaction, J. Bouché; auteur apparaissant dans les travaux publiés, Jacques Bouché-Mulet. En vrac, aussi, un Cherpillod, une Gaillard, un Cingolant. En voilà qui ne doivent pas s'ennuyer quand ils font l'appel au début de leurs réunions.

TV. J'ai faim !!! (Florence Quentin, France, 2001, avec Catherine Jacob, Michèle Laroque, Alessandra Martines; diffusé sur Canal + en janvier 2003).
Afin de reconquérir son fiancé, Lili entreprend la chasse aux kilos superflus et essaie d'éliminer une rivale filiforme.
Pour cela, elle est bien secondée par ses copines, schéma qui sera repris un peu plus tard dans Monique de Valérie Guignabodet où le rôle de la rivale était tenu par un mannequin de latex. Monique s'intéressait au point de vue masculin de l'affaire, avec un rôle intéressant tenu par Albert Dupontel. J'ai faim !!! est un film de copines uniquement. C'est un bon exemple de la comédie française de milieu de tableau, bien emmenée par des actrices qui font preuve d'un bel allant. On s'y moque gentiment de la dictature des régimes et de l'image de la femme renvoyée par les magazines. Jean-Louis Richard fait une apparition réjouissante dans un rôle de diététicien arnaqueur ET obèse, auteur d'une méthode à succès et hors de prix. C'est sans prétention, ça a dû être assassiné par la critique, mais ça se regarde sans déplaisir.

JEUDI.
Courrier. Je reçois le dernier numéro de la revue Temps Noir, envoie des coupures à Y., à GN et à l'AGP, des vœux et des chèques.

Courriel. T. m'envoie des aptonymes (des dentistes de Lisieux nommés Odent), P. une brassées d'anagrammes à caractère cinématographique (à retenir, "Max, tu sens la gnôle", anagramme du titre de film "Les longs manteaux").

Cinéma. Sweet Sixteen (Ken Loach, G.-B., 2002 avec Martin Compston, Michelle Coulter, Annmarie Fulton, William Ruane, Gary McCormack, Tommy McKee).
Écosse. Le jeune Liam aura 16 ans lorsque sa mère sortira de prison. Il rêve de s'installer avec elle dans un intérieur douillet. Pour engranger l'argent nécessaire, il passe du trafic de cigarettes au trafic de drogue.
J'ai l'impression que Loach, à ce stade de sa carrière, a atteint une maîtrise parfaite de ses sujets et de ses modes d'expression. Il lui suffit d'une succession de trois plans sur quelques mesures d'une chanson des Pretenders pour bâtir un climat. Pas question pour lui de gaspiller deux heures pour aboutir à une réconciliation familiale après la crise cardiaque d'un enfant obèse comme Mike Leigh dans All or Nothing. Son cinéma se nourrit de péripéties, de changements de cap et c'est à juste titre qu'il a obtenu le Prix du Scénario au Festival de Cannes 2002. En suivant les traces de Liam, on rencontre la violence, l'injustice, l'ambition, la bêtise, l'amitié, la jalousie, la trahison, et on échappe au moralisme et au didactisme qui n'ont pas toujours été absents des précédents films de Loach. Porté par des interprètes impeccables - et inconnus - le film montre les membres d'une famille éclatée qu'aucune tentative ne parviendra à réunir. La description du monde douteux des trafiquants de drogue d'une petite ville poursuit celle qui était déjà à l'œuvre dans My Name is Joe. Cohérence, fidélité à une vision du monde pessimiste, refus du compromis, Loach continue à creuser son sillon, obstinément, les yeux au ras du gazon pelé des jardinets de banlieue.

VENDREDI.
Courrier. Des nouvelles de Dallas, des Sables-d'Olonne, un faire-part de naissance d'une jeune Lou Ann, un disque de Zao, artiste congolais.

Qualité de la vie. Caroline a embauché un pharmacien assistant qui la remplace tous les vendredis. L'ambiance s'en trouve nettement améliorée pour tout le monde en fin de journée.

SAMEDI.
Courriel. J'envoie l'annonce d'une émission radio sur Perec à l'AGP, reçois un quiz lycéen consacré à la littérature de la part d'A.N.

Poussière.
Je descends une des guitares du grenier et me dérouille les phalanges sur In My Hour of Darkness de Gram Parsons. Alice m'accompagne aux harmonicas. Comme elle a vomi plutôt copieusement dans l'après-midi, il est assez facile de déterminer après coup ceux dans lesquels elle a soufflé.

TV. The Sopranos (deux épisodes diffusés sur Canal Jimmy le 12 janvier 2003).
Où l'on voit Tony Soprano succomber aux charmes d'une unijambiste. Ce que l'on peut traduire par une partie de jambe en l'air.


Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°95 - 26 janvier 2003

DIMANCHE.
Obituaire. Mort de Françoise Giroud. "Je me souviens de l'article de Claude Lanzmann dans les Temps modernes qui s'appelait "Du hareng saur au caviar ou la passion selon Françoise Giroud" (Georges Perec, Je me souviens, Jms n° 401).

Courriel. GN m'envoie des incipit géographiques et m'apprend l'existence d'un M. Pain, boulanger à Lunéville.

TV. Deux épisodes des Sopranos, un peu fades.

MARDI.
Emplettes. Une des quatre librairies d'Epinal ferme ses portes. L'annonce de la liquidation a paru voici déjà deux semaines au moins et il n'y a plus grand-chose en rayon, sauf du côté des usuels : j'achète un dictionnaire étymologique, un dictionnaire des synonymes, un Robert Benjamin et un Robert Junior pour la scolarité à venir des filles, un Modiano poussiéreux et un vieux recueil de grilles de Scipion pour l'Observateur.

Courrier. Un disque d'Aimee Mann, une carte de vœux.

Cinéma. Un monde presque paisible (Michel Deville, France, 2002 avec Simon Abkarian, Lubna Azabal, Zabou Breitman, Clotilde Courau, Vincent Elbaz, Julie Gayet, Stanislas Mehrar, Denis Podalydès, Malik Zidi).
La vie en 1946 dans un atelier de confection pour dames du Sentier, où chacun essaie de se reconstruire après le génocide.
En adaptant Quoi de neuf sur la guerre ? de Robert Bober, Michel Deville réalise un film sans surprise, assez paresseux. Le découpage en chapitres centrés sur tel ou tel personnage était déjà dans le livre, les ajouts pratiqués - un conte mis en images et un final longuet dans une colonie d'enfants juifs - ne sont pas très heureux. L'atmosphère historique est bien rendue, mais on a l'habitude. Pour transcender un tel produit, on peut en général compter sur l'interprétation. Pas de chance : il y a des erreurs de casting (Elbaz, Courau comme d'habitude), des rôles féminins surjoués (les sourires forcés et crispants de toutes les comédiennes). Heureusement, il y a Podalydès dont le rôle et le jeu dominent tout le reste. Il est Charles, un homme qui a perdu femme et enfants dans les camps et qui vit en essayant de garder leur souvenir. La scène où il est face à face avec Zabou dans l'atelier sauve le film.
Les percquiens seront satisfaits de constater que le personnage du petit Georges, qui passe son temps à faire et à défaire des listes, a été conservé par Deville et que celui-ci rend hommage au travail cinématographique de Robert Bober par une série d'instantanés qui évoquent, en ouverture du film, En remontant la rue Vilin.

MERCREDI.
Courriel. Y. met fin à mon ignorance sur la sculpture du bronze.
Après avoir longuement hésité, j'envoie sur la [listeoulipo] un message révélant l'existence des notules avec un lien conduisant sur leur site.

Séance de rattrapage. Caroline va voir Parle avec elle.

TV. Le Pirate (The Pirate, Vincente Minnelli, USA, 1948 avec Judy Garland, Gene Kelly; diffusé sur Cinéclassics).
Calvados (sic), une petite ville des Caraïbes au XIX° siècle. La jeune Manuela est amoureuse d'un pirate mythique, Macoco. Serafin, un comédien ambulant, décide de se faire passer pour Macoco afin de séduire la belle.
Le décor exotique sent fort le carton-pâte, l'histoire est plutôt faiblarde, les chorégraphies et les chansons de Cole Porter lorgnent du côté de Carmen, autant dire que ce n'est pas une œuvre majeure de Minnelli. Deux séquences de haut niveau tout de même : une dispute dévastatrice entre les deux personnages principaux et leur interprétation, au final, du célèbre Be a Clown.

Lecture. Esprit d'époque (Patrice Bollon, éditions du Seuil, coll. La couleur des idées, 2002).
Essai sur l'âme contemporaine et le conformisme naturel de nos sociétés.
"Qu'il s'agisse de nos visages, de la façon dont nous les mettons en scène; de nos corps, de l'entretien que nous leur faisons subir, ainsi que de la forme et des tenues dont nous les parons; des objets dont nous nous entourons et de la manière dont nous les disposons dans nos espaces dits privés; des conduites décalées, insensées, inouïes, jamais vues que nous affichons; des jugements hautement personnels que nous énonçons, des sensations et sentiments que nous éprouvons, cela va de soi, en toute spontanéité; des mots et expressions que nous pensons avoir inventés, ou encore des idées "pures" dont nous nous croyons en notre for intérieur les dépositaires exclusifs : il est impossible de ne pas reconnaître que toutes ces manifestations de notre splendide nouvelle ultra-individualité, nous les partageons, à quelques nuances de détails près, quasiment tous et quasiment toutes à peu près au même moment."
Nous sommes à la page 10 et tout est dit. Il en reste 270 au long desquelles l'auteur va illustrer sa constatation de départ dans 7 chapitres (anatomie-parfums-cuisine-design-décoration intérieure-langage-idées) qui vont tous répéter la même chose, à savoir l'illusion de l'anti-conformisme (soit la très pataphysique notion d'"universalité du particularisme"). C'est très documenté, bourré de notes et de références mais terriblement indigeste. On parvient au bout du livre en se disant qu'on a beaucoup souffert pour en arriver à ce qu'on savait déjà : affirmer que nos goûts, nos façons de vivre, de manger, de nous vêtir, de parler et de penser sont le fruit de notre environnement, de notre culture, de notre éducation ne me semble pas une révélation renversante.

JEUDI.
TV. Docteur Jekyll et Mister Hyde (Dr. Jekyll and Mr. Hyde, Victor Fleming, USA, 1941 avec Spencer Tracy, Ingrid Bergman, Lana Turner; diffusé sur TCM le 27 novembre 2002).
Londres. le Docteur Jekyll expérimente sur lui-même ses théories sur le bien et le mal. Il se transforme en un personnage hideux et violent, Mr. Hyde, et perd peu à peu le contrôle de lui-même.
Les studios hollywoodiens, ici la MGM, savaient à l'époque le parti qu'ils pouvaient tirer des grands textes littéraires, que ce soit Madame Bovary (par Minnelli), Rebecca (par Hitchcock), Les Hauts de Hurlevent (par William Wellman) ou Le Portrait de Dorian Gray (par Albert Lewin). La littérature était considérée comme une source d'histoires solides dont les studios étaient friands, comme le prouvaient par ailleurs leurs tentatives d'engager comme scénaristes des auteurs reconnus (Fitzgerald, Faulkner et autres).
Le texte de Stevenson bénéficie d'une adaptation parfaite, du point de vue de l'interprétation, de l'accompagnement musical (Franz Waxman) ou de la reconstitution soignée d'un Londres nocturne et inquiétant. Les métamorphoses de Spencer Tracy sont spectaculaires sans qu'il y ait besoin d'une surcharge d'effets spéciaux. Les dangers liés à une expérimentation scientifique hasardeuse prennent un sens troublant quatre ans avant Hiroshima. Enfin, les deux partenaires féminines du héros sont une illustration des deux aspects de la femme vue par Hollywood, son côté pur et candide (Bea, la fiancée de Jekyll jouée par Turner) et son côté sensuel et trouble (Ivy, l'entraîneuse séduite par Hyde jouée par Bergman).

Courrier. J'envoie des coupures à Y., une dernière brassée de vœux, un cadeau aux parents de la jeune Lou-Ann, une lettre aux M.

Courriel.
Grande fébrilité à l'ouverture de ma boîte à lettres. Plusieurs messages concernent les notules, j'ai peur des réactions négatives. Craintes injustifiées, le contenu et le contenant (le site) semblent avoir été appréciés et quelques oulipiens (parmi lesquels je trouve certains noms prestigieux) s'abonnent.

Cinéma. Novo (Jean-Pierre Limosin, France, 2002 avec Anna Mouglalis, Eduardo Noriega, Eric Caravaca, Nathalie Richard, Paz Vega, Julie Gayet).
Graham a perdu la mémoire à la suite d'un choc. Irène fait un remplacement dans l'entreprise où il travaille et tombe sous son charme. Mais comment retenir un homme qui ne vous retient pas ?
Novo est un film sophistiqué, qui joue sur plusieurs facettes de la modernité : des comédiens jeunes et tendance (Mouglalis, Noriega), une mise en scène et un scénario éclatés, une façon de filmer les corps (parfaits, cela va sans dire) très impudique, une bande-son consensuelle qui va de Billie Holiday à la techno, des citations emblématiques (Le Goût de la cerise de Kiarostami, Memento de Chris Nolan), des lieux branchés (Beaubourg, la boîte de communication). C'est beau et glacé comme un magazine de luxe. En utilisant quasiment les mêmes ingrédients, Assayas, peut-être parce qu'il avait misé davantage sur le scénario, avait réalisé quelque chose de beaucoup plus convaincant avec demonlover.

VENDREDI.
Courriel. J. m'en apprend plus sur l'identité de G.G. et m'informe de l'existence d'un professeur spinalien nommé Barjot. Que n'a-t-il embrassé la profession d'aliéniste ou de simple infirmier psy...

SAMEDI.
Lecture. Le Château (Der Schloss, Franz Kafka, 1926, éditions Gallimard 1938, traduit de l'allemand par Alexandre Vialatte, coll. Bibliothèque de la Pléiade).
L'arpenteur K. arrive un soir dans un village dominé par un château à partir duquel une administration mystérieuse fait régner la terreur sur une population soumise et ignorante. Pour exercer son métier, K. souhaite se faire entendre du château, entreprise impossible pour un homme seul.
Comme Le Procès, Le Château est un roman inachevé, suffisamment développé cependant pour donner une image représentative du monde de son auteur. On y retrouve aussi un homme en lutte contre une société incompréhensible, dont la vie est gouvernée par cette lutte au point de se confondre avec elle. Cet homme, c'est Kafka, c'est le Juif errant, c'est l'Homme; le château, c'est la Loi, c'est Dieu, c'est la Grâce (pour Max Brod)... Les interprétations n'ont pas manqué depuis la publication du livre, mais Kafka, et c'est une grande part de son attrait, échappe à toute interprétation. Le plaisir de la lecture n'est donc pas de voir une interprétation prendre corps et se vérifier mais vient du sentiment d'égarement que Kafka suscite en nous. En cela, K., c'est aussi le lecteur face au livre-château inaccessible, un monde déroutant dont il aimerait se faire reconnaître pour simplement exercer cette activité pour laquelle il est là : lire et comprendre. Nous sommes tous des arpenteurs allemands...

TV. 24 heures chrono (série diffusée sur Canal + en décembre 2002).
"En ce moment précis, des terroristes menacent d'assassiner un candidat à la Présidence. Ma femme et ma fille sont en danger et il semblerait que les personnes avec lesquelles je travaille soient impliquées dans ces deux affaires. Je m'appelle Jack Bauer, je suis agent fédéral et cette journée est la plus longue de ma vie."
C'est le préambule sur lequel s'ouvre chacun des épisodes de cette série. 24 épisodes, correspondant aux 24 heures d'une journée pour le moins particulière, de minuit à minuit. L'idée de départ, intéressante, est donc de faire coïncider le durée de l'action, ce qu'on appelle je crois le temps diégétique, avec celle du récit. L'expérience a déjà été tentée au cinéma, voir Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda ou, plus ambitieux car filmé en un seul plan, La Corde d'Hitchcock. En littérature, on peut se rappeler le commentaire d'Hermann Broch sur l'Ulysse de Joyce : "18 heures d'une vie sont décrites sur 1200 pages, c'est à dire 75 pages par heure, plus d'une page pour chaque minute, presque une ligne pour chaque seconde".
Un groupe terroriste s'apprête à éliminer le gouverneur de Californie et Jack Bauer a 24 heures pour déjouer le complot. Sa femme et sa fille ont été kidnappées, les deux affaires sont liées et il ne peut sauver une des deux parties sans mettre l'autre en danger. Le découpage nous promène d'un endroit à un autre, les bureaux de la centrale antiterroriste, le QG du candidat à la présidence, le lieu de détention des otages, les environs de Los Angeles sillonnés par Bauer. D'emblée, il faut mettre de côté les petites choses gênantes, oublier la mièvrerie des scènes d'intimité familiale, les barbes qui se refusent à pousser, les brushings indestructibles, les batteries inépuisables des téléphones portables, la résistance hors du commun des protagonistes qui émergent de ces 24 heures folles avec le teint plus frais que moi au sortir d'une heure de cours avec les 4°3. On peut aussi se demander si un candidat à la présidence peut multiplier les apparitions en public, discours, conférences de presse, le jour même des élections. Enfin, ne parlons pas de l'aspect utopique de ce personnage qui entend mener une carrière politique fondée sur la franchise et l'intégrité. Une fois ces choses réglées, il ne reste plus qu'à se laisser conduire par une histoire où le suspense (point culminant entre 16 et 17 heures dans une chambre d'hôtel transformée en souricière), les rebondissements (incessants) et les coups de théâtre (celui qui clôt l'avant-dernier épisode vient remettre en cause tout ce qu'on a vu au cours des 23 heures précédentes) sont omniprésents. Une deuxième saison est paraît-il en attente. Les auteurs auront du mal à renouveler ce coup gagnant mais on sera là pour vérifier.

Bon dimanche.