Notules dominicales 2003
 
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Notules dominicales de culture domestique n°132 - 2 novembre 2003

DIMANCHE.
Vide. Pour la première fois depuis longtemps, je me trouve at home un dimanche matin sans notules à confectionner. Curieuse sensation. J'en profite pour nettoyer le jardin, planter des oignons de tulipes et de crocus.

Lecture. Le seau à charbon (Henri Thomas, Gallimard, 1940, rééd. coll. L'Imaginaire n° 484, 198 p., 6,50 €).
Quelques jours de la vie du collège de Saint-Romont.
Le seau à charbon est le premier roman d'Henri Thomas, longtemps introuvable et enfin accessible. Il a certainement une valeur autobiographique : il n'est pas difficile de deviner Saint-Dié, où Thomas fit ses études secondaires, dans la lugubre ville de Saint-Romont. Mais ce qui distingue ce texte des autres récits de collège, genre prolifique, c'est qu'il ne présente pas de personnage principal sous lequel l'auteur se déguiserait. C'est une narration éclatée qui, au gré des chapitres, s'attache à tel ou tel individu, le factotum, le proviseur, le surveillant général, le professeur de français, le professeur de gymnastique, un commis de cuisine et quelques élèves, parmi lesquels le jeune Paul Souvrault pourrait bien être le jeune Henri Thomas. Malgré cet éclairage successif, aucun personnage n'est mis en valeur, aucun ne trouve grâce aux yeux de l'auteur. Chacun est porteur d'une part des mesquineries, des frustrations, des médiocrités qui sont les constantes de cette vie de province éloignée. Ce qui en fait un texte d'une noirceur totale, dont la source est peut-être à chercher du côté du Sang noir de Louis Guilloux.

Itinéraire patriotique départemental. Découverte du monument aux morts de Basse-sur-le-Rupt. Les filles pédalent sur le terrain de basket. La première neige est tombée.

TV. Six Feet Under (saison 3, épisodes 6 & 7, diffusés le soir-même sur Canal Jimmy).
On se demande combien de temps encore Nate va supporter son horripilante épouse.

LUNDI.
Cinéma. Janis et John (Samuel Benchetrit, France, 2003 avec Sergi Lopez, Marie Trintignant, François Cluzet, Jean-Louis Trintignant, Christophe Lambert, Amparo Soler Leal, Basile Leroux).
Pour rembourser un de ses clients, un assureur essaie de soutirer de l'argent à un cousin en lui envoyant les sosies de ses idoles, Janis Joplin et John Lennon.
L'idée de départ est suffisamment loufoque pour susciter l'intérêt. Malheureusement, elle ne se suffit pas à elle-même et le film connaît rapidement une baisse de régime qui lui sera fatale. Tant pis, c'est toujours l'occasion de faire un dernier coucou à Marie Trintignant et de gonfler les recettes pour que ses héritiers n'éprouvent pas le besoin d'écrire des livres à son sujet. La bande son est décevante : si Janis Joplin est bien traitée, il faut se contenter de quelques mesures d'Isolation de John Lennon, question de droits probablement.
Il reste pour se consoler l'aspect comédie de travestissement (les chapeaux de Janis et les lunettes de John sont bien portés), les clins d'œil (reconstitution de pochettes de disques), l'énergie déployée par Sergi Lopez pour se dépêtrer d'une situation inextricable, Christophe Lambert en clone de Rod Stewart et les apparitions de Jean-Louis Trintignant une fois de plus magistral et inquiétant.

MARDI.
Musique. J'écoute de vieilles choses de Janis Joplin.

TV. Lignes, formes, couleurs. Le dessin : la ligne d'où tout surgit (documentaire de Marie-José et Alain Jaubert, 2003, diffusé sur France 5 le 26 octobre 2003).
Le dessin, dit le commentaire, c'est là où tout commence. C'est surtout pour les gens comme moi, là où tout se termine. Les Jaubert donnent une bonne illustration des différentes techniques (calame, pointe d'argent, fusain, sanguine...).

MERCREDI.
Informatique. Retour de l'ordinateur. Je ne comprends pas grand-chose au langage de l'homme de l'art qui de toute façon dit ne pas connaître avec certitude l'origine de la panne. Il est question de "composant soft", de "conducteur de périphérique"... C'est vrai que les rares fois où je me suis approché de Paris en auto, j'ai pu me rendre compte du danger que constituent les conducteurs de périphérique. Malgré la sauvegarde effectuée, beaucoup de choses ont été perdues, tout ce qui concerne Outlook principalement. C'est navrant mais dans le fond, un nettoyage par le vide implique une forme de renaissance qui n'est pas malvenue. Je commence par reconstituer mon carnet d'adresses et le précieux fichier d'abonnés, que j'avais pris la précaution de recopier (initiative qui m'avait toujours paru un peu ridicule) sur un bon vieux répertoire Super Conquérant à spirales et couverture cartonnée. J'installe la version 2004 de l'antivirus Norton avant d'ouvrir la boîte à lettres qui n'est pas loin de déborder avec ses 390 messages. Il faut dire qu'en mon absence, la [listeoulipo] et la [listeperec] ont été particulièrement actives. La première au sujet d'un de ses membres qui en a été exclu à cause de propos injurieux, la seconde à cause du fameux E de La Disparition. Un E qui a fait des petits puisqu'on en a trouvé trois autres. En fait, la dernière version de Gallimard est tout simplement pleine de coquilles et l'exemplaire que j'étais si fier d'avoir déniché ne vaut pas tripette. Je trouve aussi trois demandes d'abonnement, un roman-photo désopilant sur la vie au collège, 26 messages infectés (preuve que Norton fonctionne), et, douceur, quelques messages inquiets s'alarmant de l'absence des notules. J'envoie un mot pour expliquer et excuser celle-ci. Je m'arrête après minuit, à 150 messages du but.

JEUDI.
Informatique (suite). En creusant un peu, je retrouve la comptabilité de la pharmacie et les fichiers de toutes mes oeuvres en cours.

Courrier. J'envoie une revue de presse à Y. et à l'AGP.

Mise à jour. Je m'ennuite pour rédiger et envoyer les notules 130 et 131.

VENDREDI.
Tourisme. Pour terminer agréablement les vacances et nous éloigner un peu de la pharmacie, nous avons mitonné un court séjour à Strasbourg. La nuit n'a pas été confortable : Caroline était de garde, je me suis couché à point d'heure, Alice a été malade dans son lit, bref on ne se bat pas pour prendre le volant. De toute façon, le départ est différé : la remplaçante prévue a téléphoné pour dire qu'elle ne pouvait venir le matin. On parvient tout de même à s'échapper avant midi. A Saint-Dié, Alice, pas franchement remise, commence à donner des signes de nausée. L'arrêt en catastrophe n'y fera rien : elle retapisse la voiture sans attendre l'arrêt complet du véhicule. Il y avait bien une bassine prévue en cas de coup dur mais au moment crucial, Alice l'avait sur la tête en guise de casque. Après un nettoyage sommaire de l'intérieur et la mise à nu de la malade sur un parc de stationnement offert à un vent glacial, nous reconstituons nos estomacs chavirés dans une cafétéria jouxtant un supermarché édouardien. C'est là que nous nous rendons ensuite en procession (ce qui ne correspond pas exactement au planning touristique envisagé) pour faire emplette de lingettes parfumées, sacs poubelle, déodorant et habits propres. Un nouveau nettoyage plus conséquent et vingt kilomètres coincés derrière un tracteur tirant une tonne à purin contribuent à renouveler l'air ambiant.
A Strasbourg, nous prenons possession de notre chambre à l'hôtel "Couvent des Franciscains", une appellation propre à rasséréner les esprits les plus troublés. Nous entreprenons notre virée en ville à la nuit tombante, cathédrale, horloge astronomique, un tour de chevaux de bois place Gutenberg, Petite France, Grande Rue. Caroline, ravie de se replonger dans son quotidien, reçoit un appel de la pharmacie où la remplaçante est incapable de résoudre un problème de posologie digne d'un étudiant de première année. Pour finir, on se fait arnaquer dans une gargote italienne où le chef est aussi doué pour la cuisine que moi pour les activités de plein air.

SAMEDI.
Tourisme (suite).
Après une nuit longue et calme, les affaires reprennent au petit déjeuner. Une altercation me met aux prises avec une serveuse qui veut me donner une leçon de savoir-vivre. Pour une fois, je ne me laisse pas faire et cloue le bec à la pintade. Ce n'est pas la première fois qu'au voisinage du Rhin je me trouve empli d'une pugnacité sans doute atavique alors que mon caractère ordinaire est placide et équanime. L'épisode clos, on profite du retour du soleil pour reprendre l'arpentage de la ville, place de Broglie, place de l'Homme de Fer, place Kléber, croisière en bateau excellente pour les cervicales : "à gauche, on your left, links / à droite, on your right, rechts..." Le temps d'admirer les portes closes du Musée des Beaux-Arts et du Musée d'Art Moderne, de prendre quelques photos de publicité peinte (dont une, en allemand, pour du savon !), et on regagne le domicile avec un certain soulagement.

Courriel. Une demande d'abonnement.

TV. 24 heures chrono (saison 2, épisodes 13 & 14, diffusés sur Canal + le soir même).
C'est Jean Esch, un des traducteurs de Donald Westlake, qui signe l'adaptation française de quelques épisodes. Pour le reste, motus.

Radio. J'écoute les résultats de la journée de championnat de football. Rennes - Strasbourg 1 - 1. J'aurais préféré qu'ils prennent cinq buts mais au moins ils n'ont pas gagné.

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°133 - 9 novembre 2003

DIMANCHE.
TV. Six Feet Under (saison 3, épisodes 8 & 9, diffusés le soir-même sur Canal Jimmy).
Les hommes s'adonnent aux joies du paintball, les femmes vont au spa. Je ne suis pas près de devenir californien. Surtout si c'est pour retrouver ma maison en cendres au retour.

LUNDI.
Courrier. Une carte postale de Y., à Aix-en-Provence.

TV. Lignes, formes, couleurs. L'atelier : le laboratoire de l'art (documentaire de Marie-José et Alain Jaubert, 2003, diffusé sur France 5 le 2 novembre 2003).
Une fois qu'on a vu l'atelier de Francis Bacon, on hésite à demander aux filles de ranger leur chambre.

Julien en Clerc (portrait de Didier Varrod et Éric Guéret, 2003, diffusé sur France 3 le soir-même).
Je n'existe plus. Je suis à chaque fois sidéré par la taille de l'ombre portée sur ma félicité conjugale par ce quasi sexagénaire de, soyons généreux, un mètre soixante-douze.

MARDI.
Chute des corps. Caroline tombe en digue-digue à la sortie de l'école. Elle est rapatriée at home, ainsi que les filles, par une voisine prévenante. Syncope vagale. A moins que ce ne soit la charge émotionnelle due au portrait de Julien Clerc.

TV. Football. F. C. Porto -Olympique de Marseille (1 - 0).
Vivement qu'on revoie le Real Madrid, ça changera de ces combats de chiffonniers.

MERCREDI.
Lecture. Les convives du banquet des Misérables posent pour la postérité le 16 septembre 1862 (Francis Sartorius, supplément à Histoires littéraires n° 12, octobre-novembre-décembre 2002, Histoires Littéraires & Du Lérot 2002, 58 p., h.c.).
A cette date, l'éditeur Lacroix organise à Bruxelles un grand banquet à l'occasion de la sortie du roman de Victor Hugo. Quatre-vingts personnes y participèrent, journalistes pour la plupart (il s'agissait avant tout d'une opération promotionnelle) et hommes de lettres. Beaucoup sont aujourd'hui oubliés mais Sartorius a réussi à récolter des renseignements biographiques sur chacun d'entre eux et a même retrouvé les photographies prises à cette occasion. Théodore de Banville et Hector Malot, ainsi que le photographe Nadar, sont les noms qui émergent de cet océan d'anonymes. Les notices et portraits intéresseront les spécialistes. En revanche, le menu servi pour l'occasion est pour tout le monde : "ox-tail soup, petites bouchées crevettes, saumon sauce genevoise, filet de bœuf béarnaise, jambon de Bayonne aux petits pois, chapons de Breda à la Toulouse, canard aux olives, chaupoix de bécassines aux truffes, mayonnaise de homards, sorbet à l'ananas, champignons à la provençale, fonds d'artichauts à l'italienne, perdreaux truffés, ortolans bardés, foie gras, écrevisses de Meuse, pêches à la Condé, macédoines de fruits au marasquin, glaces, fruits, desserts."

Courriel. Une demande d'abonnement aux notules.

Cinéma. Elephant (Gus Van Sant, USA, 2003 avec Alex Frost, Eric Deulen, John Robinson, Elias McConnell, Jordan Taylor, Carrie Finklea, Nicole George, Brittany Mountain, Alicia Miles, Kristen Hicks, Bennie Dixon).
On ne va pas faire semblant d'ignorer comment ça se termine : deux adolescents surarmés pénètrent dans l'enceinte de leur lycée et tirent sur tout ce qui bouge, perpétrant un véritable massacre. Ce qu'on cherche en allant voir ce film, c'est la raison, le pourquoi de ce carnage. Et c'est là que Gus Van Sant nous cueille : de raison, il n' y en a pas. Pendant une heure, il va nous plonger dans le quotidien du lycée, nous faire vivre les instants précédant la fusillade. On guette, on scrute : rien. On suit un échantillon de lycéens ordinaires dans un cadre qui n'incite en rien à la révolte. Jamais on n'a vu un établissement scolaire aussi propre, tout y est libre et accessible (entrée principale, bibliothèque, salle de repos, labo photo...), les toilettes sont rutilantes, il n'y a pas de queue à la cantine, à peine y donne-t-on quelques cours de temps en temps pour justifier l'inscription "High School" du fronton. Il ne se passe rien, mais c'est passionnant. D'abord parce qu'on sait que quelque chose doit se produire (Van Sant est un disciple de Hitchcock), mais aussi par la magie de la mise en scène : soin du cadre (favorisé par un format inhabituel, presque carré), profondeur de champ, longs travellings dans le dos des personnages, non par artifice mais pour s'accorder à leurs pas, à leur rythme, magie de l'infra-ordinaire, choix de présenter les faits dans leur durée réelle (quand un adolescent attaque un morceau au piano, on le laisse aller jusqu'au bout), plus un vrai moment de suspense consistant à faire revivre la même scène, celle qui précède immédiatement l'irruption des tueurs, selon plusieurs points de vue différents. Le jury de Cannes, après l'intermède Polanski, a choisi de renouer avec les récompenses risquées à la suite de celles données aux Dardenne et à Bruno Dumont. On ne peut que s'en féliciter.

JEUDI.
Promotion. Le Conseil d'Administration accepte ma candidature au poste de responsable du Bulletin de l'Association Georges Perec.

Courrier. Je reçois le dernier disque de René Aubry, le citoyen le plus célèbre de Saint-Jean-du-Marché.

TV. Apartment #5C (Raphaël Nadjari, Israël-France-USA, 2002 avec Richard Edson, Tinkerbell, Ori Pfeffer, Jeff Ware, Olga Meredis; diffusé sur Canal + en octobre 2003).
Une jeune israélienne s'installe à New York avec son fiancé. Le couple vit de larcins. Un jour, elle se blesse avec un revolver, il s'enfuit, elle trouve refuge chez un jeune gardien d'immeuble.
C'est la version sombre de New York que présente Nadjari, avec des personnages proches de ceux d'Amos Kollek. Qu'on vive clandestinement ou qu'on survive grâce à des boulots de misère, c'est la précarité, la menace, le danger qui dominent. L'issue tragique de cette histoire est inévitable, inscrite dans le parcours des personnages : la romance qui s'installe ne peut être que passagère. Après Le New Yorker de Benoît Graffin, Raphaël Nadjari confirme la vision intéressante des réalisateurs français sur New York.

VENDREDI.
Retour en Alsace. Caroline va visiter les locaux de son répartiteur - grossiste à Colmar. A moins que Julien Clerc ne soit en tournée dans le coin.

Lecture. Les Drames de la vie ouvrière (Henri Mainguené, Marpon & Flammarion 1887, rééd. Apogée 2001, 322 p, 15 €).
Belle initiative que celle d'Apogée, maison d'édition rennaise, qui sort de l'oubli ce "grand roman d'actualités politiques et sociales" publié pour la première fois en feuilleton dans Le Petit Rennais en 1886 -1887. Henri Mainguené désire, dans cet ouvrage, donner au roman-feuilleton une dimension sociale. Du roman-feuilleton à la Eugène Sue (qui est cité comme référence), on trouve les titres de chapitres ("Les suites d'une faute", "Pauvre enfant ! Pauvre mère !", "Où d'anciennes connaissances se retrouvent dans une rencontre fatale"), les personnages emblématiques (l'ouvrier, le bon à rien, le patron surnommé "buveur de sang"), le vocabulaire stéréotypé (voir l'ouverture du roman en extrait 3), les facilités (coïncidences, sosies) mais aussi les rebondissements incessants, une intrigue toujours en mouvement qui ne laissent pas place à l'ennui.
Ouvrier menuisier, Mainguené fut élu conseiller municipal de Rennes en 1884. La tribune politique et le roman lui donnent l'occasion de faire connaître ses idées sur la situation sociale de l'époque. Défenseur de l'ouvrier, il ne prône pas pour autant la lutte des classes. Plus républicain que socialiste, il rêve d'une entente harmonieuse entre patrons et employés : "Grâce à vous, j'ai enfin compris que l'avenir de la société se trouve dans la bonne intelligence qui doit exister entre le patron et l'ouvrier, dans la suppression de ces luttes de classes si nuisibles à la prospérité du pays." Par ailleurs, il critique sans nuances les tentatives de restauration monarchique et tout ce qui porte soutane. Son républicanisme, comme le dit André Hélard dans sa préface, "se double donc d'un virulent anticléricalisme". Et l'on apprend ainsi que, à la manière des "Magdalene Sisters" irlandaises, des religieuses ont monté des blanchisseries qui font concurrence aux ateliers : "En même temps que les grands ateliers a paru la grande concurrence faite à l'ouvrière isolée par les couvents et les prisons centrales."
Dans tout ça, il y a bien sûr beaucoup de naïveté qui prête à sourire. Mais il y a aussi l'expression sincère d'un noble sentiment et quelques vérités qui méritent d'être dites. Un livre à offrir à Ernest-Antoine Seillière.
Extrait 1. "As-tu perdu de vue le brocanteur de la place du Pilori, à Nantes, le vieux Samuel Becket ?"
Extrait 2. "Je suis parfaitement guéri, il y a déjà un peu de temps que j'ai repris mon travail; mais votre père a eu un très grand malheur, d'après ce que j'ai entendu dire ?
- C'est hélas ! la vérité, Monsieur, mais il est un peu mieux; les médecins espèrent maintenant que l'amputation de la jambe ne sera pas nécessaire.
- Tant mieux, mademoiselle, j'en suis heureux pour lui et pour vous, car quelle pénible situation quand on n'a pas ses membres libres."
Extrait 3. "La journée du dimanche avait été chaude et magnifique; le mois de mai 1873 s'était montré dans toute sa splendeur.
Dès le matin, les oiseaux avaient rempli la feuillée de joyeux gazouillements, s'unissant à la nature entière pour fêter le renouveau des beaux jours. Ainsi, commerçants et ouvriers, heureux d'échapper aux labeurs de la semaine et de pouvoir oublier les sombres et froides journées d'hiver, avaient-ils quitté Rennes pour respirer l'air de la campagne.
Après une journée gaiement passée dans les belles prairies des environs, chacun regagnait sa demeure chargé de fleurs printanières; le commerçant parlait des affaires futures et combinait ses moyens de faire fortune le plus rapidement possible; l'ouvrier, heureux de cette journée de liberté, songeait courageusement au labeur du lendemain et calculait son budget pour donner l'aisance à sa famille et lui éviter, le cas échéant, les privations et les souffrances."

SAMEDI.
Football. SAS Epinal - US Forbach 2 - 0.
Le froid vif a au moins le mérite d'atténuer les fragrances du sandwich au pâté que mon voisin dévore à belles dents.

TV. 24 heures chrono (saison 2, épisodes 15 & 16, diffusés sur Canal + le soir même).
Où l'on s'achemine vers une guerre mondiale, rien de moins. Si une troisième saison est prévue, les scénaristes auront du mal à faire plus fort.

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°134 - 16 novembre 2003

DIMANCHE.
Santé. Réveil de Lucie dans la nuit, le visage bouffi à la Elephant Man et le corps couvert de boutons. Après enquête, il s'avère qu'elle a mangé une, pas deux, noix de cajou hier soir. Une allergie qu'on ne lui connaissait pas.

TV matin. Après l'envoi des notules, je navigue entre France - Irlande (différé) et Angleterre - Pays de Galles (direct), les deux quarts de finale de la Coupe du Monde de rugby. J'obtiens 50 % de satisfaction.

TV soir. Six Feet Under (saison 3, épisodes 10 & 11, diffusés le soir-même sur Canal Jimmy).
Les deux meilleurs épisodes depuis l'ouverture de cette troisième saison. Aucun des personnages n'échappe à une forme de crise.

LUNDI.
Réaction aux notules. C.G. parle de Julien Clerc et des Thibault, G.N. voit dans Elephant un dispositif de jeu vidéo. André Hélard, auteur de la préface des Drames de la vie ouvrière, envoie un mot aimable.

TV. Satyricon (Federico Fellini, Italie, 1968 avec Martin Potter, Hiram Keller, Max Born, Mario Romagnoli, Magali Noël, Fanfulla, Pasquale Baldassare, Gordon Mitchell, Capucine; diffusé sur France 2 en ?).
Il est toujours délicat d'avouer qu'on n'a rien compris à un film partout considéré comme un chef-d'œuvre. La faute au petit écran, peut-être, la faute à une culture incertaine qui m'a toujours fait confondre le Satyricon et le Decameron et qui explique que je n'ai pas retrouvé les histoires que j'attendais. A part l'épisode de la matrone d'Éphèse, j'ignorais tout des aventures d'Encolpe, Ascylte et Giton. Ce qui n'aurait rien de gênant si Fellini avait trouvé le moyen de m'y intéresser. La boursouflure de l'ensemble m'a vraiment semblé indigeste. Tant pis, il me reste la vision inoubliable d'Alain Cuny en jupette...

MARDI.
Jour férié (pour l'instant). Pas d'itinéraire patriotique départemental aujourd'hui, jour d'affluence autour des monuments aux morts. Je prends quelques photos de publicités peintes sur des maisons autour de Xertigny.

Presse. Je découvre dans Libération l'existence de Marceline Loridan-Ivens, déportée à Birkenau à l'âge de 15 ans et qui réalise à 75 ans son premier film, La petite prairie aux bouleaux, inspiré de cette expérience. Elle a connu Perec, "il était amoureux de moi, mais moi pas de lui." Elle est née à Épinal. Demander à mon père s'il a connu sa famille (Rosenberg).

TV. Ma femme... s'appelle Maurice (Jean-Marie Poiré, France, 2002 avec Régis Laspalès, Philippe Chevallier, Alice Evans, Virginie Lemoine; diffusé sur Canal + en octobre 2003).
Emmanuelle découvre que son amant est marié. Celui-ci, pour faire passer son épouse pour un dragon, déguise en femme un démarcheur qui a frappé à sa porte.
C'est une pièce de boulevard, grand succès du duo Laspalès - Chevallier, qui est à l'origine de ce film. Du boulevard médiocre, pas aidé par une mise en scène médiocre. C'est dommage, surtout pour Laspalès à qui il ne manque pas grand-chose pour rappeler Francis Blanche. Ce qui devait fonctionner à peu près au théâtre tombe ici à plat et parvient seulement à arracher un ou deux sourires si l'on est indulgent.

MERCREDI.
Emplettes. J'achète une biographie d'Adrienne Monnier, un recueil de "Jeux pour écrire" et des billets de train.

Cinéma. France Boutique (Tonie Marshall, France, 2003 avec Karin Viard, François Cluzet, Judith Godrèche, Bernard Menez, Micheline Presle, Mickaël Chirinian, Julien Lucas, Hélène Fillières, Nathalie Baye, Jean-Yves Chatelais, Valérie Bonneton).
Olivier et France ont fondé une chaîne de télé-achat dont ils sont les présentateurs vedettes. Ils doivent faire face à un piège tendu par la concurrence qui tente de les couler.
Tonie Marshall réutilise le dispositif qui avait fait le succès public et critique de Vénus Beauté, Institut : un décor clinquant, un milieu futile dans lequel se nouent les petits drames de l'existence réelle. Le monde du télé-achat remplace ici celui du salon d'esthétique pour un résultat similaire : un film dans lequel ni l'artificiel ni le réel ne sont convaincants. Pourtant, il y avait à faire avec la fêlure dans le couple Olivier - France, il y avait matière à s'amuser avec les scènes de télé-achat ici enfilées l'une après l'autre avec aussi peu de conviction que sur une chaîne réelle. Le meilleur vient des seconds rôles, Bernard Menez en réalisateur convaincu de la valeur artistique de son travail, Noémie Lvovsky en amoureuse déçue et Hélène Fillières, toujours étonnante, en adepte de l'amour vache.

Lecture. Cul-de-sac (The Dead Heart, Douglas Kennedy, 1994, traduit de l'anglais par Catherine Cheval, Gallimard, coll. Série Noire n° 2483, 1998, 274 p).
Nick Hawthorne débarque à Darwin après avoir tourné le dos à sa carrière de journaliste dans des petites villes américaines. Il a l'intention de traverser l'Australie du nord au sud par la route. Cette traversée de l'outback va s'interrompre au moment où il rencontre la plantureuse Angie qui l'entraîne dans une ville fantôme pour l'épouser et le séquestrer.
Les personnages de Douglas Kennedy changent de vie, volontairement ou non. Ben Bradford en prenant l'identité de l'amant de sa femme dans L'Homme qui voulait vivre sa vie, Ned Allen en perdant son emploi dans Les désarrois de Ned Allen. Cul-de-sac, son premier roman traduit en français, présente un petit journaliste qui se rêve aventurier et se retrouve prisonnier d'un enfer. La quête de la liberté se double d'une quête d'identité, formant une sorte de roman d'apprentissage pour adulte. L'habileté narrative de Kennedy est déjà à l'œuvre, produisant une histoire incroyable, mais captivante. La description d'une communauté patriarcale au milieu du grand nulle part australien est proprement terrifiante. Inutile de dire que le livre ne doit pas figurer au catalogue du Ministère du Tourisme australien.

JEUDI.
Cinéma matin. J'emmène une classe voir Les quatre cents coups de François Truffaut dans le cadre de l'opération "Collège au cinéma".

Chute des corps. En hommage un peu tardif à nos Poilus, Lucie dévisse dans l'ascension de l'échelle menant à son lit et se déguise en gueule cassée.

Feuilleton. Rappel, pour les nouveaux abonnés, des épisodes précédents. En mai dernier, je me suis fait voler mon portefeuille à la Bibliothèque des Littératures Policières, sous la pipe de Maigret. Deux mois plus tard, l'objet était retrouvé dans les rayons "policier" de la bibliothèque municipale de Montrouge, sans les papiers d'identité qu'ils contenaient. Aujourd'hui, je reçois un coup de téléphone d'un officier (Fournier ?) de la 3° Division de Police Judiciaire (Saint-Martin ?). On vient de passer les bracelets à un rat de bibliothèque en possession d'une carte d'identité et d'un permis de conduire à mon nom sur lesquels il avait remplacé ma photo par la sienne. On m'avertit que les documents sont désormais sous scellés et qu'il est inutile de compter les réutiliser et on me demande de venir faire une déposition demain à Paris. Impossible, bien sûr. Je me demande ce que ce type a bien pu faire sous mon nom pendant ces six mois où j'ai vécu, à mon insu, une double existence...

Cinéma soir. Zatoichi (Takeshi Kitano, Japon, 2003 avec Takeshi Kitano, Tadonobu Asano, Yûko Daike, Michiyo Ogusu, Yui Natsukawa, Guadalcanal Taka, Daigoro Tachibana, Ittoku Kishibe, Saburi Ishikura, Akira Emoto).
Japon, 19° siècle. Un voyageur aveugle gagne sa vie comme joueur professionnel et masseur. Derrière cette humble apparence se cache un redoutable combattant.
On remarque depuis quelques années la volonté de Kitano d'élargir sa palette. Des films de yakusa des débuts, il a fait une variante américaine (Aniki mon frère), il s'est essayé au théâtre bunraku pour Dolls, en collaboration avec un couturier (pas vu, mais on en devine la trace ici dans la richesse des costumes) et s'est essayé au film de genre, le mélodrame avec L'Été de Kikujiro et ici le film de sabre. De ce dernier, il a su préserver les règles, des combats fulgurants filmés avec maestria et le piment apporté par une forme de contrainte, le handicap du héros, ici aveugle comme celui de La Secte du Lotus blanc de Tsui Hark était manchot.
Dans chacune de ces déclinaisons, Kitano reste lui-même, soumet le genre à son écriture cinématographique unique et à sa vision des choses. On sait donc qu'il est vain de chercher une intrigue linéaire, de relier entre elles les pièces du jeu qu'il nous offre. On connaît son peu de goût pour les explications et les transitions. Comme dans Hana-bi ou dans Jugatsu, la violence explose de façon inattendue et ultra-rapide. Mais on trouve aussi le temps de s'attarder sur la danse de la pluie à la surface d'un tonneau, sur un homme qui pêche paisiblement en programmant la mort de ses ennemis, sur des petits gags muets et froids. Même si elle n'est pas signée par Joe Hisaishi, l'habituel complice de Kitano, la musique est omniprésente, soulignée parfois par les gestes d'un quatuor de paysans ou par ceux d'une équipe de charpentiers occupés à construire une maison dans une scène digne de Walt Disney. La séquence finale, véritable clou de comédie musicale, est époustouflante et irrésistible.

VENDREDI.
Courrier. J'envoie une revue de presse à Y.

Presse. Je trouve dans Le Monde un Philippe Masseboeuf, président du Syndicat National des Entreprises de Fitness, qui n'est pas loin d'être un aptonyme.

TV. Moderato Cantabile (Peter Brook, France - Italie, 1960 avec Jeanne Moreau, Jean-Paul Belmondo; diffusé sur CinéClassics en ?).
Naissance d'une passion entre une épouse bourgeoise et un ouvrier.
Le livre de Marguerite Duras (on voyait d'ailleurs Jeanne Moreau en couverture de la vieille édition 10-18) m'avait déjà fait souffrir dans mes années d'apprentissage. Le film m'a tué.

SAMEDI.
Courrier. Je reçois une revue roumaine consacrée à "Perec aujourd'hui".

TV. Football : Allemagne - France (0-3).
A la veille d'un France - Angleterre en demi-finale de Coupe du Monde de rugby, le ballon rond, même manié avec habileté, paraît bien fade.

Bon dimanche.

N.B. Le numér
o 135 des notules sera servi avec retard.

 

Notules dominicales de culture domestique n°135 - 23 novembre 2003

DIMANCHE.
TV matin. Rugby : France -Angleterre (7 - 24).
Rien à faire, tous les accès étaient bloqués. Il faut bien que les Anglais gagnent de temps en temps si on veut continuer à les trouver gentiment détestables. Au moins je n'aurai pas à regretter de ne pouvoir suivre la finale samedi prochain.

Lecture. Le Pays où l'on n'arrive jamais (André Dhôtel, Éditions Pierre Horay 1955; rééd. Gallimard, coll. Folio Junior n° 464 "Édition Spéciale" avec des illustrations de Pierre Boussot et un supplément réalisé par Christian Biet, Jean-Paul Brighelli, Daniel Costeroste, Jean-Luc Rispail et Frédéric Siuda; 274 p.).
Dans un petit village des Ardennes, Gaspard rencontre un enfant fugueur qui n'a qu'une idée en tête : retrouver sa mère et son pays. Gaspard est décidé à tout quitter pour aider son nouvel ami.
Prix Fémina 1955, Le Pays où l'on n'arrive jamais est le roman le plus connu d'André Dhôtel, un récit d'enfance plutôt original dans le genre. Il met en valeur un cadre peu couru, les Ardennes belges et françaises, pays de forêts, de canaux, de rivières. Les adultes sont délicieusement décalés, collectionnent les moustaches de chat ou chantent des chansons de ville en ville. Dhôtel présente un mélange intéressant d'archaïsme et de modernité : les roulottes croisent les automobiles sur les routes, les chanteurs des rues s'égarent sur des plateaux de cinéma. Le dénouement, ode au regroupement familial, est beaucoup plus convenu.

TV soir. TV. 24 heures chrono (saison 2, épisodes 17 & 18, diffusés sur Canal + le 15 novembre 2003).
Où Jack Bauer fait un peu de chirurgie post mortem. Cet homme sait décidément tout faire. Il rappelle le Belmondo de la meilleure époque.

LUNDI.
Courrier. Des nouvelles de B. et de l'hôpital de Saint-Affrique.

Réaction aux notules. Y. parle du Satyricon.

TV. Cul-de-sac (Roman Polanski, G.-B., 1966 avec Donald Pleasance, Françoise Dorléac, Lionel Stander, Jack McGowran, William Franklyn, Jacqueline Bisset; diffusé sur TCM en ?).
Deux malfrats trouvent refuge sur une île du nord de l'Angleterre. L'un meurt, l'autre s'installe au château, chez un couple où il attend l'arrivée d'un certain Kattelbach.
Je découvre ici un goût de Polanski pour l'absurde qui surprend un peu (Pirates n'était pas non plus un film "sérieux" mais versait plus dans le burlesque). Lionel Stander campe un gangster gaffeur réussi, qui va mettre à mal la romance rêvée par le couple de châtelains. Le film est aussi cruel pour la famille, le couple. Absurdité, cruauté, on oscille en quelque sorte entre Fantasia chez les ploucs et En attendant Godot. Dommage que ces qualités soient largement noyées dans un film trop long et trop bavard.

MARDI.
Vie professionnelle. On arrose la titularisation d'une collègue victime comme moi de Mme P. Il a fallu pour sa réhabilitation l'intervention d'un Inspecteur général. On peut souhaiter que la multiplication des injustices alerte celui-ci sur les agissements de cette Mme P. qui doit se dire, comme Francis Blanche dans Signé Furax : "A quoi ça sert d'avoir le pouvoir si on ne peut pas en abuser ?" Je reçois au même moment de la part de Mme M., qui a cassé en ma faveur le jugement de Mme P., un livre écrit par sa fille. Les inspecteurs sont des gens charmants.

MERCREDI.
Bibliothèque municipale. Message personnel pour DDL : le Dictionnaire des symboles (Bouquins Laffont) que je voulais consulter a disparu de la salle de lecture.

Cinéma.
Les Sentiments (Noémie Lvovsky, France, 2003 avec Nathalie Baye, Jean-Pierre Bacri, Isabelle Carré, Melvil Poupaud, Agathe Bonitzer, Virgile Grünberg).
Jacques et sa femme Carole sympathisent avec leurs nouveaux voisins, François, médecin qui reprend la clientèle de Jacques, et Edith. Très vite, Jacques tombe amoureux d'Edith.
Ce qu'on remarque en premier lieu, c'est l'emballage. Le décor, la maison de Jacques et Carole, un univers étouffant avec des tentures lourdes, des tissus riches, imprimés, qui évoquent les intérieurs des tableaux de Vuillard qu'on voit un peu partout ces temps-ci. Les costumes aussi, car chaque personnage a une garde-robe bien garnie et la collection de chemises de Bacri est tout à fait remarquable. Ensuite, on se laisse happer par Jean-Pierre Bacri qui, une fois de plus, réalise une belle performance. Si la salle est bien garnie, ce n'est pas à cause du nom de Noémie Lvovsky ni même celui de Nathalie Baye, c'est pour lui. Voilà un acteur qui, en gros depuis Le Goût des autres, interprète le même personnage : un homme qui n'est plus tout à fait jeune, au physique éloigné de celui de Julien Clerc, maladroit, cassant, peu à l'aise avec ses semblables et qui tombe tout ce qui passe à sa portée, femme de ménage comme femme de médecin, ce qui n'est pas donné à tout homme cassant, maladroit, peu à l'aise avec ses semblables, au physique éloigné de celui de Julien Clerc et plus tout à fait jeune. Chose appréciable, il n'écrase pas ses partenaires et Noémie Lvovsky parvient à faire exister à ses côtés sa femme, sa jeune conquête et le mari de celle-ci qui sont plus que des faire-valoir. On peut trouver plus discutable son choix, pas neuf, de faire commenter l'action par une sorte de chœur antique. L'histoire est on ne peut plus simple, une tranche de vie au cours de laquelle réapparaissent, sans jugement moral, des sentiments qu'on croyait perdus et qui touchent juste.

JEUDI.
Courrier. J'envoie une revue de presse à Y. et un mot de remerciement à mon inspectrice.

VENDREDI.
Transhumance. Je pars pour Paris par le 17 heures 22.

SAMEDI.
Vie parisienne. Séminaire Perec à Jussieu ("Non à l'université - MEDEF", disent les banderoles). Cécile De Bary fait une communication sur "les champs du réalisme" chez l'auteur. Le propos me dépasse un peu, mais la discussion qui suit, où il est beaucoup question du projet Lieux, est intéressante. A l'issue de la séance, conséquence de mon changement de statut, je suis pour la première fois convié à un "after", l'apéritif chez Paulette Perec. Je suis dans mes petits souliers en franchissant le seuil du 13, rue Linné, cela fait des années que je rêve de passer cette porte. Perec occupait un appartement à l'entresol, Paulette habite au cinquième. Habituellement, elle m'effraie plutôt avec son air sévère et son ton un peu brusque mais son accueil chaleureux met fin à mes craintes, même si mon statut d'abstinent m'oblige à refuser toute substance alcoolisée. Ce qui ne m'empêche pas de sortir avec les jambes flageolantes. Même l'annonce de la victoire de l'Angleterre en Coupe du Monde de rugby n'attaque pas mon euphorie. Je me remets avec un panini grec à la feta fétide et reprends le fil de ma vie ordinaire en travaillant l'après-midi à la Bibliothèque des Littératures Policières.
Je métrotte jusqu'aux Champs-Elysées et visite l'exposition Édouard Vuillard au Grand Palais. On est loin ici des expositions de poche du Musée du Luxembourg. Il y a de la matière, de la toile, de quoi s'engorger la rétine, des débuts chez les nabis (je ne sais toujours pas ce qui peut différencier les nabis des fauves, à part les dates) aux portraits mondains de sa fin de carrière. La période la plus intéressante est celle des intérieurs domestiques, avec les figures de la mère et de la sœur omniprésentes. C'est pour elle que je suis venu, et pas seulement pour les toiles : je souhaite vérifier quelque chose concernant les titres des tableaux, quelque chose qui m'avait frappé en lisant les articles consacrés à cette exposition, notamment dans le numéro hors-série des Dossiers de l'Art. Ces tableaux sont connus pour leur côté étouffant, à cause des murs qui semblent absorber les personnages par le mélange des motifs des papiers peints et des vêtements. Cette sensation est accentuée quand on s'éloigne un peu des tableaux : grâce à une perspective complètement détraquée, une sorte de perspective inclinée en contre-plongée souvent, le spectateur est lui-même avalé, entraîné à l'intérieur du cadre. Et, c'est là que je voulais en venir, les titres des tableaux contribuent à cet effacement des figures. Si on voit Mme Vuillard endormie, le tableau s'appelle Le sommeil, Mme Vuillard sur le palier, c'est Le palier, Mme Vuillard tirant un rideau, c'est Le rideau jaune (presque une parodie de l'Olympia de Manet), Mme Vuillard qui se coiffe, c'est La coiffure. les tableaux représentant Marie, la sœur, s'intitulent Les oreillons, Le placard à linge, ceux qui réunissent les deux femmes s'appellent Sous la lampe, A table, le déjeuner, L'aiguillée, La conversation, Intérieur à la table à ouvrage, La causette, La chambre blanche, Soirée familiale... Exceptions : Marie penchée sur son ouvrage (tellement penchée qu'on ne voit pas son visage), Marie accoudée au balcon (avec une main qui masque sa figure) et Intérieur, mère et sœur de l'artiste (la seule fois où les mots "mère" et "sœur" sont "prononcés"). Cet anonymat ne s'applique pas aux autres personnages. Ker-Xavier Roussel est peint lisant un journal. La toile est titrée Ker-Xavier Roussel lisant le journal. Je suis sûr que si Vuillard avait peint sa sœur lisant le journal, le tableau se serait appelé La lecture ou Le journal. De même, on a Félix Valloton dans son atelier, Misa et Valotton à Villeneuve, etc. Je sais que les titres des tableaux (qui sont l'objet principal des mes Propos sur l'art peint) sont des choses instables, qui changent parfois au fil du temps, que souvent, ils ne sont même pas le fait de l'artiste. N'empêche : un homme qui, sur les trois passions sentimentales de sa vie, tomba successivement amoureux d'une Lucy (Hessel) et d'une Lucie (Belin) ne pouvait être indifférent à la façon de nommer les êtres et les choses. La sœur et la mère sont niées dans l'image (leurs visages sont souvent réduits à une tache) mais aussi dans le titre, privées de contours et de noms par un artiste qui peint continuellement sa famille pour mieux l'anéantir... Par ailleurs, j'apprends que Vuillard a servi comme peintre officiel des armées dans la région de Gérardmer, où il a séjourné du 3 au 22 février 1917. On ne voit aucun des pastels qu'il a réalisés sur place mais une toile presque expressionniste, L'interrogatoire du prisonnier, prend sa source dans cette expérience vosgienne.
Je partage un moelleux de bœuf aux pâtes fraîches à la Brasserie de l'Est avec Sylvia Beach et Adrienne Monnier.

Lecture. Passage de l'Odéon. Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l'entre-deux-guerres (Laure Murat, Fayard, coll. histoire de la pensée, 2003, 386 p., 24 €).
De 1915 à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, deux librairies, situées presque face à face rue de l'Odéon à Paris, ont rassemblé tout ce qui comptait dans la vie littéraire française et anglo-saxonne : La Maison des Amis des Livres, tenue par Adrienne Monnier, et Shakespeare and Company, dirigée par Sylvia Beach.
En choisissant de retracer la vie de ces deux femmes, Laure Murat marchait sur des sentiers déjà battus (ce qui n'était pas le cas pour son précédent livre, consacré à la clinique du Docteur Blanche qui eut Nerval, Gounod, Théo Van Gogh, Maupassant et autres comme patients). Les libraires elles-mêmes ont raconté leurs souvenirs, Beach dans Shakespeare and Company, Monnier dans Rue de l'Odéon. Leurs clients et amis les ont célébrées, Gide, Breton, Valéry, Larbaud, Michaux, Fitzgerald, Hemingway, Joyce et des dizaines d'autres. Des témoins de l'époque encore vivants, François Caradec, Maurice Nadeau, s'expriment régulièrement sur le sujet. On connaît quasiment par cœur l'histoire de la publication de Ulysses de Joyce par Sylvia Beach et de sa traduction en français par Adrienne Monnier, cependant cette aventure remplit les deux chapitres les plus passionnants du livre. Car Laure Murat n'a pas ménagé sa peine. Elle a fouillé dans les correspondances des libraires, des auteurs, des clients, correspondances éparpillées aux quatre coins du monde universitaire américain et des bibliothèques françaises. Elle en a ramené des perles, comme ce jugement d'Adrienne Monnier sur Simone de Beauvoir (voir extrait 1) ou cette lettre de Claudel à propos d'Ulysse (voir extrait 2). Elle a aussi cherché de nouveaux angles d'approche, comme les rapports des deux femmes au féminisme et à l'homosexualité.
C'est peut-être enfoncer le clou que de dire, ou plutôt redire l'importance du rôle qu'ont joué ces deux femmes dans le monde des livres (découverte d'auteurs, soutien financier et affectif, publication de revues, organisation de lectures publiques, interventions auprès des autorités allemandes d'Occupation pour libérer tel ou tel, notamment Walter Benjamin) mais ça permet au moins de rafraîchir ses propres souvenirs. J'avais totalement oublié (pourtant Richard Ellmann en parle dans son James Joyce) que S.M. Eisenstein était venu à la librairie d'Adrienne Monnier discuter d'une éventuelle adaptation d'Ulysse au cinéma (Charles Laughton devait jouer Bloom). A ma connaissance, la seule tentative qui en ait été faite est la scène d'ouverture qu'on peut voir dans Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira. Ça permet aussi de voir que les deux seuls auteurs français "ratés" par Adrienne Monnier sont de taille : Céline et Proust...
Neuf ou pas, le propos de Laure Murat est toujours intéressant, et écrit avec soin (seul un accent circonflexe sur Jean Genet est à déplorer). Il restitue de façon passionnante cette rue de l'Odéon, "Stratford-upon-Odeon" disait Joyce, où je ne suis jamais passé sans scruter les façades à la recherche des devantures perdues.
Extrait 1. "Cette Simone, tu parles d'une fausse gousse et d'une fausse tout; elle pose à la grande âme et à la grande conscience et ce n'est qu'une bourgeoise comme tant d'autres. Ses prétentions philosophiques sont rikiki comme un petit chapeau mal seyant." (lettre d'Adrienne Monnier à Maurice Saillet, 21 octobre 1943).
Extrait 2. "Ma chère Adrienne, c'est à vous certainement que je dois l'envoi d'Ulysse et je vous sais gré de l'attention. Vous me pardonnerez si je vous renvoie le bouquin qui a, je crois, une certaine valeur marchande et qui pour moi n'offre pas le plus petit intérêt. J'ai autrefois perdu quelques heures à lire le "Portrait d'un jeune homme" du même auteur et cela m'a suffi. Bien affectueusement. P. Claudel." (lettre de Paul Claudel à Adrienne Monnier, Washington, 4 mai 1929).
Extrait 3. "Sylvia Beach (...) américaine et donc ennemie de l'occupant (...) sera arrêtée en 1942 par la Gestapo et passera plus de six mois dans un camp de prisonnières à Vittel."

Bonne semaine.

 

Notules dominicales de culture domestique n°136 - 30 novembre 2003

DIMANCHE.
Vie parisienne (suite). Poursuite de ma Mémoire louvrière. Un des plaisirs de ce travail est qu'il m'oblige à suivre toujours le même parcours, à repasser par les salles déjà visitées. Les tableaux déja décrits semblent de vieux complices. Je remarque que certains profitent de mon absence pour se livrer à des facéties : La Vierge du Chancelier Rolin et La Résurrection de Lazare ont ainsi échangé leurs places depuis le mois dernier. Je demande à la préposée si ces changements sont fréquents. Elle me dit que les tableaux ne changent jamais de place, et que d'ailleurs La Vierge et La Résurrection n'ont pas plus bougé que les autres, que je confonds "parce que je vois trop de tableaux". Pourtant, je suis formel, j'ai mes notes et mes croquis. De plus, un des tableaux a vu son carton de présentation changer : La Résurrection de Lazare est devenue La Résurrection de Lazare avec un couple d'orants et on a ajouté le nom flamand du peintre (Geertgen tot Sint Jants) au nom français qui était seul à figurer précédemment (Gérard de Saint-Jean). Je trouve ça passionnant.
Je dois me consacrer aujourd'hui à la salle 6, aile Richelieu, deuxième étage, où figurent les quatorze portraits qui ornaient le studiolo d'Urbino. J'expédie la chose assez vite, ce n'est pas captivant, je n'ai pas trop la tête au travail. Je décide d'aller voir La Joconde, ou plus exactement, je l'avoue, d'aller voir les gens qui vont voir La Joconde. Riche idée. Déjà, au pied de la Victoire de Samothrace, ça remue pas mal. Mais dans la Grande Galerie, c'est de la folie, c'est Reichshoffen (et il n'est que 10 heures 15). Inutile d'essayer de s'attarder devant tel ou tel tableau, on est emporté comme par un flux. Il y a là au bas mot la moitié de la population du Japon qui défile. La fin de la galerie est d'ailleurs à sens unique, Mona Lisa est située face à une sorte de rond-point européen congestionné où, sur six rangées, chacun essaie de se faire tirer le portrait à côté de celui de la belle. Un jour, j'essaierai d'être le premier, même s'il me faut courir. J'étudierai le parcours le plus court et je serai, voilà enfin un but trouvé à mon existence, seul face à La Joconde. Mais qui me prendra en photo ? De toute façon, ce n'est pas pour aujourd'hui. Je prends la Grande Galerie dans l'autre sens, ce qui me permet de constater que les autres toiles de Léonard, La Vierge aux rochers, La Vierge et sainte Anne, les deux Saint Jean-Baptiste, n'attirent personne. Je fais coucou au Condottiere d'Antonello et passe un long moment à la librairie.
J'achète le volume repéré le mois dernier, Reconnaître les saints. Au fil de mes lectures et de mes visites, j'ai depuis un moment entrepris de noter quelques bribes d'iconologie sur des feuillets épars mais je désespérais de trouver un ouvrage qui recense de façon claire et complète, ce qui semble être le cas ici, les attributs avec lesquels les saints sont représentés dans la peinture religieuse (la roue de sainte Catherine, la lance de saint Michel, la coquille de saint Jacques bien sûr, mais aussi le fouet de saint Ambroise, la charrue de saint Richard ou les chaînes de saint Léonard).
Je lis le JDD au café de la Comédie et remonte à pied, il fait beau, vers la gare de l'Est : rue Saint-Honoré (représenté avec une pelle de boulanger), rue du Louvre, rue Montmartre (café du Croissant, plaque Jean Jaurès), boulevard Poissonnière, rue de Paradis où l'immeuble Baccarat est devenu une Pinacothèque, rue du Faubourg Saint-Denis (représenté avec sa tête dans ses mains). Je croûte à L'Écu de France et repars par le 13 heures 46.

LUNDI.
Réactions aux notules. Y. parle de Shakespeare and Company, la librairie près de Notre-Dame, M.C. et D.C. de Paulette Perec.

TV. 24 heures chrono (saison 2, épisodes 19 & 20, diffusés sur Canal + le 22 novembre 2003).
Il y a des jours où il ne fait vraiment pas bon être président des États-Unis.

MARDI.
TV. The Shield (série américaine de Shawn Ryan, Scott Brazil et James Manos, 2002, saison 1, épisodes 1 & 2 diffusés sur Canal Jimmy le 23 novembre 2003).
C'est la dernière trouvaille de Jimmy. Une série produite par une filiale de Fox TV qui nous plonge dans un commissariat de Los Angeles pour suivre plusieurs enquêtes menées en parallèle. Jusqu'ici rien de neuf mais il y a dans ce commissariat un certain Vick Mackey à la tête de la "strike team", une équipe de choc pour qui la fin justifie les moyens. Mackey est un beauf, violent, corrompu mais efficace. La série joue sur le couple fascination - répulsion comme The Sopranos, avec ce personnage presque abject qui apparaît paradoxalement moins fréquentable que le truand Tony Soprano. La vision de Los Angeles et le langage utilisé sont effrayants. A suivre.

MERCREDI.
Emplettes. J'achète le dernier Connely et un recueil de grilles de Laclos.

Aptonyme. Le Monde consacre une page à la chorégraphe Sasha Waltz.

Cinéma. Ken Park (Larry Clark & Ed Lachman, USA, 2002 avec James Ransone, Tiffany Limos, Stephen Jasso, James Bullard, Mike Apaletegui, Adam Chubbuck, Wade Andrew Williams, Amanda Plummer, Maeve Quinlan).
Visalia, Californie. Quatre adolescents s'ennuient, ne trouvent aucun attrait dans la vie menée par leurs parents et s'évadent dans le sexe et la drogue.
C'est le troisième film majeur de la rentrée, du côté américain, avec Mystic River et Elephant. Il est aussi bon que les deux autres mais, comme il reprend les mêmes thèmes, il peut susciter une certaine lassitude. Les adolescents ici présentés sont tout à fait susceptibles d'aller faire un carton sanglant dans leur lycée et de devenir les adultes meurtris du film d'Eastwood. Horizon bouché, ennui, vie morne et plate, j'avoue commencer à en avoir ma dose (je ne suis peut-être pas le seul, il n'y avait que moi dans la salle) de cet étalage sans cesse recommencé. Dire que c'est l'effet 11 septembre est un peu court, la tendance existait avant avec Virgin Suicides, les films de Todd Solondz ou Harmony Korine (ici au scénario) ou les précédentes réalisations de Larry Clark que je n'ai pas vues. Ce n'est que par le sexe, vu ici comme le moyen principal d'évasion et filmé avec un brin de complaisance, que ce film se distingue des autres. En attendant, je regrette d'avoir raté le Woody Allen qui m'aurait peut-être apporté un peu d'air frais.

Courrier. J'envoie des coupures à Y. et J., une lettre à la mairie de Vittel pour en savoir plus sur le camp de prisonnières où Sylvia Beach fut détenue en 1942.

Courriel. ARB s'interroge sur les relations entre La Maison d'un artiste d'Edmond de Goncourt et La Vie, mode d'emploi de Perec. La réponse est peut-être dans le catalogue de la bibliothèque personnelle de Perec que Bernard Magné, le même jour, met en ligne dans un fichier que je n'arrive pas à ouvrir.

Cinéma. Intolérable cruauté (Intolerable Cruelty, Joel Coen, USA, 2003 avec Catherine Zeta-Jones, George Clooney, Geoffrey Rush, Cedric the Entertainer, Edward Herrmann, Richard Jenkins, Billy Bob Thornton).
Un avocat talentueux, spécialiste des affaires de divorce, est pris à son propre piège lorsqu'il tombe amoureux d'une croqueuse de maris.
Les frères Coen font scrupuleusement le tour du cinéma de genre américain : film de cavale (O' Brother), film noir (The Barber), ici comédie de remariage. On a du mal cependant à reconnaître leur patte, mélange de finesse et de cruauté, qui faisait le charme des films précédents. C'est long, très long, lourd, rarement drôle. De toute façon, le film est à fuir en version française, le comique de mots que l'on devine est laminé par la traduction. A la limite, Clooney peut ressusciter le fantôme de Clark Gable comme c'est apparemment voulu mais pour trouver un équivalent à Zeta-Jones, il faut chercher du côté de Sophie Marceau plutôt que de celui de Katherine Hepburn. La tentative de reprendre une des spécialités de Frank Capra, le plaidoyer humaniste en forme de discours fleuve qui emporte l'adhésion de l'assistance, échoue lamentablement. Un film raté, ça arrive même aux meilleurs.

VENDREDI.
TV. Six Feet Under (saison 3, épisodes 12 & 13, diffusés le 16 novembre sur Canal Jimmy).
Fin de cette troisième saison, au total plutôt décevante en comparaison aux deux premières. On voit ici apparaître Justin Theroux, qui incarnait le réalisateur dans Mulholland Drive, et qui pourrait jouer un rôle important par la suite, si suite il y a (la porte est suffisamment entrouverte pour cela).

SAMEDI.
Football. SAS Épinal - Chalon-sur-Saône 1 - 2.
Pas vraiment de quoi se réchauffer.

TV. 24 heures chrono (saison 2, épisodes 21 & 22, diffusés sur Canal + le soir même).
Dire qu'il aura fallu attendre 46 heures et 45 minutes pour voir enfin Kim, la fille de Jack Bauer, faire quelque chose d'intelligent.

Bon dimanche.