Notules dominicales 2003
 
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Notules dominicales de culture domestique, puis de villégiature exotique n°100 - 9 mars 2003

DIMANCHE 1.
Presse. A la une de La Liberté de l'Est : "Près de 300 pêcheurs ont manifesté à Épinal pour demander des mesures radicales contre les cormorans". Une photo montre la banderole de tête : CORMORAN, FOUS LE CAMP ! C'est peut-être faire grand cas des capacités de lecture de la bête.

LUNDI 1.
Reprise. Je fais ma rentrée dans le jardin avec les filles. Les perce-neige sont là, je scie un peu de bois abattu. Mon dos s'en remettra au bout d'une dizaine de jours.

Courriel. G.N. me parle de Samson François, pianiste disparu en 1970 et qui, lui aussi, avait coutume de noyer son trac dans l'intempérance, possible modèle du personnage d'Echenoz dans Au piano.

TV. Aniki, mon frère (Brother, Takeshi Kitano, Japon-USA, 2000 avec Takeshi Kitano, Omar Epps, Claude Maki, Masaya Kato; diffusé sur Canal + en février 2003).
A la suite de l'assassinat de son chef et de la dissolution de son clan, un yakusa quitte le Japon pour Los Angeles où il retrouve son jeune frère Ken. Celui-ci appartient à une bande de petits dealers. Yamamoto, le yakusa, va donner une autre dimension à cette petite entreprise.
En s'exportant aux Etats-Unis, Yamamoto a aussi exporté ses méthodes, qui sont expéditives et efficaces puisque le clan qu'il dirige avec son frère prend vite possession du marché de drogue de la ville. Après la parenthèse Kikujiro, Kitano renoue donc avec la violence de ses débuts. Il n'hésite d'ailleurs pas à faire dans l'auto-citation puisqu'on retrouve ici les jeux de plage de Sonatine. Sa façon de filmer est toujours aussi déroutante et fascinante dans ce qu'elle a de peu explicatif : les séquences s'enchaînent, c'est au spectateur de faire le lien entre elles, Kitano refuse les transitions. La fascination vient aussi en grande partie de Kitano acteur, de sa démarche d'ours, de son visage fermé, de la rareté de ses paroles, de la rapidité et de la violence des gestes dont il est capable.
Le personnage qu'il incarne, Yamamoto, représente, en compagnie de son frère et d'un de ses lieutenants, un monde de bandits d'honneur, où on n'hésite pas à se mutiler ou à s'éviscérer pour une parole déplacée. Ce ne sont pas des bandits au grand cœur d'opérette mais des personnages réellement tragiques qui font de Kitano un cinéaste tout simplement cornélien.

Obituaire. Mort de Bernard Loiseau. On parle d'un suicide. C'est peut-être oublier un peu vite les banderoles et les intentions avicides des pêcheurs vosgiens...

MARDI 1.
Cinéma 1. L'Enfant qui voulait être un ours (Drengen der ville vaere bjorn, Jannik Hastrup, France-Danemark, 2002).
Un jeune garçon, élevé par une maman ours blanc, n'a qu'un rêve, une fois revenu chez ses vrais parents : devenir lui-même un ours.
Une heure vingt sur la banquise, où les distractions sont tout de même limitées, c'est bien long. Les auteurs ont beau multiplier les métamorphoses ours-garçon garçon-ours, faire intervenir un génie de la montagne particulièrement raté du point de vue graphique, meubler le silence par la partition de Bruno Coulais (inspiré par les Chansons des mers froides d'Hector Zazou), on s'embête et on attrape froid aux pieds.

Cinéma 2. Après la vie (Lucas Belvaux, France, 2002 avec Dominique Blanc, Gilbert Melki, Ornella Muti, François Morel, Bernard Mazzinghi, Catherine Frot, Lucas Belvaux, Patrick Descamps).
Un parrain grenoblois, qui fournit de la drogue à l'épouse toxico d'un flic local, demande à ce dernier d'abattre un prisonnier en cavale.
Fin du triptyque de Lucas Belvaux. Après la vie est le contrechamp des deux films précédents, éclaire aussi bien sur l'un que sur l'autre. Dans le couple mis ici en avant, Pascal Manise, le flic (Melki) traque le fugitif de Cavale, sa femme Agnès (Blanc) est l'amie des principaux protagonistes d'Un couple épatant. On prend ici conscience de l'audace et de l'ambition du réalisateur qui a construit un véritable château de cartes. On pourra regretter que son édifice soit bâti sur une histoire un peu faible, avec quelques longueurs mais on salue son courage (ainsi que celui de ses producteurs et distributeurs) à secouer, à la manière d'un Resnais, les schémas narratifs. Il serait maintenant intéressant de disséquer les trois films plan par plan, chronomètre en main, pour étudier les différences de point de vue, de cadrage et se rendre compte de la minutie du travail fourni.

MERCREDI 1.
Lecture 1. Léger (Hélène Lassalle, Flammarion, coll. Tout l'art, 1997).
Monographie.
Fernand Léger a commencé à travailler à Biot (Alpes-Maritimes) en 1946 et c'est là que s'est installé le Musée National Fernand Léger. C'est à l'occasion d'une visite des lieux en avril 2000 que j'ai acheté ce livre. Visite enchanteresse, pas seulement à cause des peintures, mais parce que c'est là que j'ai appris que le "t" final de Biot devait être prononcé. Pouvoir me dire contrapétiquement depuis que Fernand Léger peignait au chalet de Biot est une source de joie intime continuelle.
La monographie d'Hélène Lassalle est heureusement plus sérieuse que mon propos. Elle choisit un découpage thématique qui aborde, chapitre après chapitre, le Léger théoricien (trop ardu pour moi), Léger en Amérique, Léger et les arts du spectacle (il a touché à tout, au théâtre, au ballet, au cirque, au cinéma), Léger architecte, Léger et son atelier... Chapitres dans lesquels on voit se dessiner un homme pour qui la vie et l'art étaient étroitement mêlés. La vie quotidienne ("Le Beau est partout, dans l'ordre de vos casseroles, sur le mur blanc de votre cuisine, plus peut-être que dans votre salon XVIII° siècle ou dans les musées officiels"), mais aussi la vie des idées puisqu'il a toujours voulu faire passer ses convictions politiques et sociales, proches du Front Populaire puis du Parti Communiste, dans ses œuvres.
De celles-ci, on retient en général le tracé sinueux, la permanence de certains thèmes (les échafaudages, les perroquets, les disques, les agrès) et le célèbre procédé dit des "couleurs en dehors", larges aplats qui débordent les contours. Un chapitre est consacré aux "variantes, variations et combinaisons" et montre que tel bras ou tel visage peut être suivi d'un bout à l'autre de l'œuvre de Léger, quand il ne vient pas d'un tableau plus ancien comme ce surprenant hommage au Marat de David dans Les loisirs.
Enfin, j'ai appris qu'on pouvait voir des Léger au Musée Pierre Noël de Saint-Dié. C'est beaucoup plus près que Biot, bien sûr, mais question contrepet, ça ne vaut rien.

Lecture 2. Temps noir n° 6 (Éditions Joseph K., 2002)
La Revue des Littératures Policières.
Le gros morceau du numéro est occupé par une étude de Romain Brian sur la rencontre du fantastique et du policier sur le terrain très particulier des chambres closes et crimes impossibles, dont on trouve des exemples antérieurs au Double assassinat de la rue Morgue de Poe (1841).
Claude Mesplède présente ensuite douze auteurs contemporains, avec bibliographie complète : Maud Tabachnik, Frédéric Fajardie, Gérard Delteil, Fred Vargas, Patrick Raynal, Dominique Zay, Alain Demouzon, Stéphanie Benson, Gilles Del Pappas, Béatrice Nicomède, Jean-Hugues Oppel, Jean-Jacques Reboux.
Dans l'étude de Dominique Meyer-Bolzinger consacrée à Sherlock Holmes et la médecine, on retiendra le parallèle entre l'enquêteur et le psychanalyste du point de vue méthodologique (alors que Conan Doyle, tout engagé qu'il était dans la promotion du spiritisme ignorait les théories de Freud). A retenir aussi, dans un entretien sur "Bobbies, justice, science, urbanisme et naissance du détective victorien et édouardien en Grande-Bretagne", la remarque de Delphine Cingral-Kresge qui dissocie les méthodes de recherche de la vérité selon la tradition française, fondée sur la religion de l'aveu, et selon la tradition britannique, fondée sur la quête d'indices et de preuves.
Il reste à citer la relation des rapports entre Ed Bunker et le cinéma, les entretiens avec Jean Vautrin, Jean-Hugues Oppel et Serge Brussolo, un compte rendu de colloque sur Conan Doyle et Stevenson et la toujours précise actualité du semestre où il est question de Pelecanos.

Lecture 3. Histoires littéraires n° 9 (Janvier-février-mars 2002, Du Lérot éditeur).
Revue trimestrielle consacrée à la littérature française des XIX° et XX° siècles.
On ouvre, 2002 oblige, avec un petit mot sur les années palindromes et les événements auxquels elles ont servi de cadre avant de donner un fort dossier intitulé "A quoi sert l'histoire littéraire ?", ce qui est la moindre des choses pour cette revue. Dans ce cadre, Patrick Besnier retrace le destin critique de Raymond Roussel où il fait la part de la légende et de la réalité.
Suit un entretien avec Michel Decaudin, spécialiste d'Apollinaire, un échange de lettres entre Eluard et Jean Paulhan, une étude sur les images (photographies, caricatures) de Victor Hugo due à Alain Chevrier, la chronique des ventes et des catalogues et celle des livres reçus dans laquelle j'ai noté qu'il me faudrait acheter les Souvenirs d'outre-monde de Georges Belmont.

JEUDI 1.
Courrier. J'envoie des coupures à Y. et à l'Association Georges Perec, et un mot à Patrice Bollon, auteur d'Esprit d'époque.

Radio. En général, j'attends d'être installé dans un lieu de villégiature où la réception de mes ondes favorites est plus aléatoire pour abandonner les journaux d'information de France Culture, leur juste hiérarchisation des sujets et leurs délicieux bulletins météo ("Soleil au sud, pluie au nord", point final), et écouter les nouvelles sur Europe 1. Là, j'anticipe un peu sur la semaine prochaine. C'est, comme d'habitude, un enchantement. Guillaume Durand, qui présente le journal de 18 heures, n'hésite pas à ouvrir sur l'incroyable suspense du jour : un gagnant du loto originaire d'une commune proche de Dijon viendra-t-il chercher ses gains avant ce soir minuit ? Hier, ou ce matin je ne sais plus, le sujet principal du bulletin était l'apparition d'un nouvel anti-rides révolutionnaire. J'aime, de temps en temps, être pris pour ce que je suis : un être futile, superficiel et léger.

Devoirs de vacances. J'étudie les paradoxes, à partir d'un site internet de l'Université Libre de Bruxelles.

TV. Le Criminel (The Stranger, Orson Welles, USA, 1945 avec Edward G. Robinson, Loretta Young, Orson Welles; diffusé sur CinéClassics en décembre 2000).
Un ancien nazi s'est réfugié dans une petite ville du Connecticut où il épouse la fille du juge local. Un membre de la commission de contrôle des crimes de guerre est sur le point de le démasquer.
A noter d'emblée la vitesse de réaction du cinéma américain qui dès 1945 s'intéresse à la traque des anciens nazis. Le Criminel est un film très wellesien, dans la mesure où il a été renié par son auteur. Son histoire est une sorte de condensé des rapports entre Welles et l'industrie : il est appelé sur le film écrit et conçu pour John Huston, se fâche avec à peu près tout le monde, ne participe pas au montage et voit le "final cut" lui échapper. La routine, quoi. Mais Welles a bel et bien laissé son empreinte sur ce film qui renferme tous les indices d'un grand créateur : fluidité des mouvements de caméra, cadrages impossibles, goût pour les miroirs, les ombres, les plongées et contre-plongées, les objets symboliques - ici les horloges. Ce style parvient in fine à faire oublier un scénario peu convaincant.

VENDREDI 1.
Lecture. La norme et le caprice (Rediscoveries in Art. Some Aspects of Taste, Fashion and Collecting in England and France, Francis Haskell, 1976, traduit de l'anglais par Robert Fohr, Flammarion, 1986, coll. Champs n° 604).
Redécouvertes en art. Aspects du goût, de la mode et de la collection en France et en Angleterre, 1789-1914.
Cet essai rassemble une série de conférences données à l'Institute of Fine Arts de New York et consacrées au phénomène de la "redécouverte" en art. Qu'est-ce qui fait que, même pas d'une génération à l'autre mais parfois simplement d'une décennie à l'autre, tel peintre, telle époque ou telle école de peinture passe de l'ombre à la lumière ou inversement ? Haskell évoque successivement les collectionneurs, les marchands, les institutions (il parle d'une époque où le Louvre et la National Gallery sont en cours de constitution), les expositions temporaires qui naissent en 1815, les revues, les écrivains (Goncourt, Huysmans, Barrès...) qui influent sur le goût du public.
Le livre fourmille de portraits, d'anecdotes (on apprend ainsi pourquoi il y a tant d'hôtels du nom de Bristol), à un tel point qu'il est difficile de discerner une orientation dans les propos de l'auteur. Il donne en tout cas un aperçu de la relativité des jugements esthétiques (il faut savoir, par exemple, que Vermeer était, avant 1840, un parfait inconnu). La première moitié du XIX° siècle a vu, en France et en Angleterre, la redécouverte des Primitifs italiens. Aujourd'hui, on a tendance à remettre à l'honneur les néo-classiques - voir la récente exposition Chassériau. Qui sait si un jour nos sacrosaints impressionnistes ne seront pas relégués dans les réserves de nos musées ?

SAMEDI 1.
Transhumance. Départ pour notre séjour aux Alpes à 10 h 15. Les lacets du col de Bussang ont sur Alice un effet émétique qui chasse définitivement les dernières traces d'odeur de neuf qu'on se plaisait encore à déceler dans notre nouvelle auto d'occasion. Mulhouse, un bout d'Allemagne et le traditionnel bouchon à la frontière suisse. Une fois celle-ci franchie, arrêt pique-nique au cours duquel je me surprends à ne pas tendre l'autre joue à un automobiliste allemand arrogant et irascible et fais en sorte qu'il se souvienne de moi longtemps. Bouchons, travaux, ralentissements, la traversée de la Suisse semble aussi longue que celle de l'Australie. Berne, Fribourg, belle vue sur Montreux au bord du lac, longue et sinueuse montée vers Morgins. On retrouve la France, traverse Châtel, surchargée d'autos et de piétons pataugeant dans la neige fondue. Je me dis qu'il faut vraiment qu'il y ait un fort plaisir à retirer des sports d'hiver pour qu'on consente à s'agglutiner dans des endroits pareils. Un plaisir que je comprends mais qui m'est inconnu, ayant toujours considéré que si des gens avaient pris la peine de bâtir des maisons, on avait le droit de préférer leur intérieur chauffé à l'exposition volontaire et tarifée au froid; je ne suis ici que pour la fréquentation d'une compagnie amie et le bien-être des miens qui ne partagent pas ma frilosité : en ce qui me concerne, ça pourrait aussi bien se passer à Esch-sur-Alzette ou en Haute-Saône. Pour les paysages alpestres, Caspar David Friedrich me suffit et pour moi le Mont Blanc est un stylo. Nous arrivons à la nuit tombée à La Chapelle d'Abondance, où nous occupons le troisième étage du chalet "La Roseraie". Nous sommes les derniers, les D., T., N. et J. sont déjà là avec leur adolescente progéniture. Examen des lieux. Chambres cellules, mobilier de vide-grenier, chaises branlantes, réparations de fortune dignes d'un bricoleur de mon acabit, vaisselle vraisemblablement rachetée à la cantine d'un établissement scolaire après qu'on se fut rendu compte qu'elle rendait les enfants dépressifs, belle illustration des pratiques des marchands de sommeil locaux. Mais je m'en voudrais de noircir le trait : le chauffage marche, l'eau est chaude, le matelas est bon - merci pour mon dos - et la vue sur un pan de montagne à travers les Velux est encore gratuite.

DIMANCHE 2.
Miracle. Je dors jusqu'à 7 heures et passe la journée détendu.

Occupations.
Découverte du bourg, où l'on peut acheter l'essentiel, à savoir des journaux et du tabac. Les amateurs vont louer du matériel pour glisser. Lucie fait ses premiers pas à skis en compagnie de Caroline mais semble rétive à l'idée de se voir confiée à un moniteur, cette sorte de maître-nageur des pistes, l'anorak en plus et l'odeur de chlore en moins. Je m'inquiète pour son avenir : un enfant de cinq ans qui n'a pas derrière lui trois ans de solfège et de pratique sportive de haut niveau est mûr pour l'inadaptation sociale. On s'emploie avec succès à faire renoncer N., à la santé encore vacillante, à son projet de retour immédiat.

LUNDI 2.
Spectacle. J'emmène Alice au pied des pistes où nous passons un moment à observer ce qui se passe. Où l'on s'aperçoit qu'il y a encore largement de quoi meubler une douzaine d'épisodes des Bronzés font du ski.

Normalisation. Retour de la tension et de l'énervement. La sensation de n'avoir pas assez profité de la journée d'hier, où je me suis rendu compte trop tard que je n'étais pas stressé, me stresse. Mon étude des paradoxes porte ses fruits.

MARDI 2.
Initiation. Au tour d'Alice de chausser des skis. Durée de l'expérience : 30 secondes.

MERCREDI 2.
Visite. Arrivée de L., en voisin, fâché de ne pas avoir reçu sa ration de notules, en compagnie duquel nous passons une soirée vraiment poilante.

Expérience.
Lucie passe finalement une heure avec une monitrice et en ressort en pleurs. Ça me détend prodigieusement.

JEUDI 2.
Mauvais temps. La troupe reste at home. On rédige les cartes postales. On explore en famille les environs, Abondance, Châtel et son Intermarché. Je m'aperçois juste à temps que je suis en train de vivre ma deuxième journée sans tension intérieure. C'est déjà largement plus que les années précédentes.

VENDREDI 2.
Lecture. Les Buddenbrook (Buddenbrook, Thomas Mann, 1901, traduit de l'allemand par Geneviève Bianquis, Fayard, coll. Littérature étrangère).
Histoire d'une famille de riches négociants allemands.
Lui-même issu d'une famille de négociants protestants de Lübeck, Thomas Mann, dans ce qui est son premier roman, se livre à une peinture détaillée de son milieu, qui est aussi celui du Hans Castorp de La Montagne magique. De Johann Buddenbrook, fondateur de la dynastie, patriarche magnifique, au jeune et souffreteux Hanno, qui se révélera incapable de poursuivre la race et l'entreprise, ce sont quatre générations qui sont présentées, sur une période qui s'étend de la fin des guerres napoléoniennes à l'après-guerre de 1870. Le récit est rythmé par les événements familiaux, naissances, baptêmes, mariages, mésalliances, divorces, maladies, agonies, fêtes de Noël, déménagements, qui se mêlent aux évolutions économiques et politiques de la cité. Les riches marchands de la Hanse vivent dans un monde figé qui réagit avec lenteur aux changements de la société. Petit à petit, les richesses diminuent, le prestige s'effrite, le sang s'appauvrit (on pense à Zola) et on assiste à un déclin inéluctable.
Malgré l'ironie et la clairvoyance dont il fait preuve, Thomas Mann ne peut s'empêcher d'être fasciné par ce milieu. On sait qu'il lui tourna le dos pour mener sa vie d'artiste mais lorsqu'il revint à Lübeck, en pleine gloire, ce fut pour prononcer un discours en l'honneur du patrimoine bourgeois qui l'avait formé. Dans Les Buddenbrook, son ironie est toujours teintée de respect vis-à-vis de ses personnages. Il montre le vieux Johann "ému de ce respect religieux pour les sentiments humains qui caractérisait les hommes de sa génération et avait toujours été en conflit avec son sens commercial, réel et pratique". On le sent à chaque page désireux, mais incapable de mépriser ce monde.
Les Buddenbrook est un roman qui exerce le même pouvoir de fascination que La Montagne magique. Thomas Mann, alors âgé de 25 ans, s'y montre un maître en matière de construction. Bien sûr, la mécanique est classique, il met tour à tour chaque personnage en avant, mais il y a dans l'ombre, à l'arrière-plan, tout un réseau de personnages, d'objets, de phrases qui se répondent d'un bout à l'autre du roman. C'est une œuvre qui, en dépit de sa longueur et de sa densité, n'est jamais pesante. Les personnages, notamment celui de Tony qui traverse le livre de la première à la dernière page, sont d'une richesse exceptionnelle. Enfin, on notera le chapitre consacré la description d'une improvisation musicale du jeune Hanno, véritable anticipation de l'analyse de la sonate de Vinteuil que Proust écrira quelque quinze ans plus tard.
Extraits. " James Mœllendorf, le doyen des sénateurs-négociants, mourut d'une manière grotesque et terrifiante. Ce vieillard diabétique avait à tel point perdu l'instinct de conservation que, pendant les dernières années de sa vie, il se laissa aller à une passion grandissante pour les gâteaux et les tartes. Le Dr Grabow, qui était aussi le médecin des Mœllendorf, avait protesté avec toute l'énergie dont il était capable, et la famille inquiète, usant d'une douce autorité, avait supprimé à son chef les pâtisseries sucrées. Qu'avait fait alors le sénateur ? Sa déchéance mentale l'avait conduit à louer, dans une rue indigne de sa situation, la Petite Grœpelgrube, la rue du Rempart ou l'Engelwisch, une chambre, un réduit, un véritable trou qu'il gagnait subrepticement pour s'y gaver de gâteaux... Et c'est là qu'on retrouva le défunt, la bouche pleine encore de gâteau à demi mâché, dont les restes souillaient son habit et gisaient répandus sur une misérable table. Une apoplexie foudroyante avait abrégé les lenteurs de la décrépitude."
Et pour les amateurs de palindromes musicaux : "Il se laissait aller aux entreprises techniques les plus étranges. Il avait imaginé une "imitation à l'écrevisse", composé une mélodie qu'on pouvait lire indifféremment en avançant ou à rebours et l'avait prise comme thème d'une grande fugue, à développement "rétrogradant". Lorsqu'il avait terminé, il laissait tomber d'un air morne ses mains sur ses genoux :
- Personne n'y prend garde, disait-il avec un hochement de tête désespéré.
Puis il murmurait, tandis que le pasteur Pringsheim prêchait :
- C'était une "imitation à l'écrevisse", Johann. Tu ne sais pas encore de quoi il s'agit... C'est la reprise d'un thème à rebours... depuis la dernière note jusqu'à la première... Quelque chose de passablement ardu... Plus tard, tu apprendras ce que c'est que l'imitation au sens classique. Pour toi, je ne te tourmenterai jamais avec cette marche régressive, je ne te l'imposerai jamais... Il n'est pas nécessaire qu'on sache la pratiquer. Mais n'en crois point ceux qui voudraient y voir un simple jeu sans valeur musicale. Tu rencontreras la marche régressive chez les grands compositeurs de toutes les époques. Seuls les tièdes, les médiocres réprouvent cet exercice, par suffisance. Il convient d'être humble, sache-le bien, Johann."

SAMEDI 2.
Adieux. Nous quittons la Haute-Savoie, après une dernière soirée avec L. (qui me promet un nouvel abonnement aux notules), en début de matinée. Tout le monde semble satisfait de son séjour, moi le premier. Les skieurs ont skié, les plancheurs ont planché, les enfants ont ri. J'ai fait ce que je voulais, à savoir réussi à travailler sur mon Atlas, à ne pas gâcher totalement le séjour des autres et suis venu à bout de Thomas Mann et d'une bonne pile de grilles de Laclos. Avec deux journées de détente en prime, j'aurais mauvaise grâce à me plaindre. Nous tentons un itinéraire différent, passons la frontière à Vallorbe pour tomber dans un bouchon assez conséquent à Pontarlier mais c'est tout de même mieux qu'à l'aller. Après un arrêt buffet à Besançon,nous arrivons juste à temps pour suivre la dernière demi-heure crispante d'Irlande - France. Au courrier, des cartes postales de Camargue et des Alpes, la nouvelle adresse de mon frère qui quitte la Lorraine pour la Provence, et un CD de "Musiques de Bavière et du Tyrol" dont j'aurais aimé bénéficier au cours de notre séjour. Au courriel, je trouve le n° 32 des Cahiers du L.I.S., avec ma modeste contribution, une confirmation d'abonnement aux notules, l'annonce de l'ouverture d'une page biographique réalisée par Y. sur le site des mêmes notules http://pdidion.free.fr/infos/infos_auteur.htm. Un petit tour d'horizon téléphonique pour s'assurer que tout le monde est bien rentré et retour à l'ordinaire.

TV. Ce que veulent les femmes (What Women Want, Nancy Meyers, USA, 2000 avec Mel Gibson, Helen Hunt, Marisa Tomei, Alan Alda; diffusé sur Canal + en février 2003).
Macho, tombeur et fier de l'être, Nick Marshall croit être le meilleur des publicitaires jusqu'à ce qu'une certaine Darcy débarque et menace sa position.
On trouvera certainement mieux et plus militant ailleurs pour illustrer la Journée de la Femme mais cette petite comédie me semblait bien adaptée à une reprise en douceur des activités cinématographiques. Mel Gibson y cabotine gentiment face à Helen Hunt qui exerce sur moi un tel pouvoir que je suis prêt à faire preuve d'une indulgence peut-être imméritée pour tous les films auxquels elle participe.

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°101 - 16 mars 2003

DIMANCHE.
Vie familiale. Lucie perd sa première dent.

Radio. Je note cette phrase, attrapée au vol dans les Papous de France Culture et due à un certain Lord Brickett (orthographe incertaine) : "Je n'ai rien contre les gens qui regardent leur montre quand je parle mais je ne suis pas d'accord quand ils commencent à la secouer pour être sûrs qu'elle marche encore."

LUNDI.
Courriel. Dans un long message, mon frère lexovien établit un parallèle intéressant entre les livres des Éditions de Minuit et les disques Blue Note, fait part d'une interprétation de Mulholland Drive et vante le dernier disque de Joni Mitchell.
Une nouvelle abonnée aux notules.

TV. La Colline des potences (The Hanging Tree, Delmer Daves, USA, 1959 avec Gary Cooper, Maria Schell, Karl Malden, George C. Scott; diffusé sur TCM en ?).
Un médecin s'installe dans une petite ville de chercheurs d'or. Il recueille un fugitif, puis une jeune femme rescapée de l'attaque d'une diligence et frappée de cécité.
Delmer Daves réalise une belle reconstitution d'une communauté de chercheurs d'or et utilise à merveille les paysages du Montana. La figure énigmatique du médecin convient bien à Gary Cooper mais c'est Karl Malden ("qui trimbale un pif dans lequel on dirait qu'il a fourré un rouleau entier de pièces de monnaie" selon George Pelecanos dans King Suckerman) qui étonne dans un de ses meilleurs rôles, celui d'un pauvre type frustré de tout, de sexe, d'or, d'amitié, de reconnaissance. La scène finale, où la foule déchaînée veut lyncher le médecin, n'est pas sans évoquer celle de Panique de Julien Duvivier.
MARDI.
Bougies. Deux ans de notules : le premier numéro fut envoyé le 11 mars 2001 à un seul abonné, qui ne savait pas encore qu'il l'était (abonné). La portée de l'événement fait un peu d'ombre aux festivités organisées pour le 25° anniversaire de la mort de Claude François.

Cinéma. Monsieur Schmidt (About Schmidt, Alexander Payne, USA, 2002 avec Jack Nicholson, Hope Davis, Dermott Mulroney, Kathy Bates).
Omaha, Nebraska. Warren Schmidt prend sa retraite à l'âge de 66 ans et se demande comment meubler sa nouvelle vie. Son épouse l'agace prodigieusement et sa fille est en passe d'épouser un imbécile complet.
Quand Jack Nicholson est bien dirigé, il est capable de tenir un film à lui tout seul, à mener le spectateur là où il veut. C'est le cas ici où il campe un type tout à fait ordinaire, mélange de veulerie et de courage, totalement paumé dans une existence à laquelle il n'est pas préparé (le retraite, puis des changements familiaux). Qu'il se contente d'observer ou qu'il essaie d'agir, le résultat est le même : il s'aperçoit qu'il ne pèse rien, qu'il est incapable de faire bouger les choses ou les êtres, de faire renoncer sa fille à son mariage par exemple. Sauf sur un point : en parrainant, pour une association humanitaire, un petit Tanzanien de 6 ans, Schmidt réalise enfin quelque chose qui soit porteur d'espoir. Les lettres qu'il écrit à Ndugu, très belles, rythment le film, apportent une émotion contenue (sauf dans une dernière scène inutile) qui est contrebalancée par des passages plus légers, voire drôles, dans lesquels Payne montre un réel talent pour observer les ridicules de ses contemporains (les liens entre propriétaires de mobil-homes par exemple). La vieillesse, les enfants qui échappent à tout contrôle, les amis qui n'en sont pas, les rencontres forment les thèmes humains du film mais celui-ci a aussi une progression historico-géographique : en sillonnant une partie de son pays (un peu plus vite qu'Alvin Straight dans Une histoire vraie tout de même) Warren Schmidt prend conscience de ses racines, de son histoire, de son existence à lui en tant que membre d'une communauté. Un film américain qui présente les Américains comme des hommes, c'est plutôt intéressant.

MERCREDI.
Emplettes. J'achète un polar, le pamphlet contre Le Monde destiné à l'anniversaire de mon père, un Fred Vargas également à offrir, le n° 7 des Cahiers Georges Perec, deux livres sélectionnés pour le Prix René Fallet.

Courrier. Une carte postale des Alpes, le dernier CD de Ry Cooder.

Jardin. Repiquage de pensées et primevères.

Cinéma. Petites coupures (Pascal Bonitzer, France, 2002 avec Daniel Auteuil, Kristin Scott Thomas, Emmanuelle Devos, Pascale Bussières, Ludivine Sagnier, Catherine Mouchet, Hanns Zischler, Jean Yanne).
Pendant l'absence de sa femme, un journaliste de L'Humanité s'éprend de plusieurs autres.
Malgré toute ma bonne volonté, le bon souvenir que m'avait laissé le précédent film de Bonitzer (Rien sur Robert) et le talent de Daniel Auteuil, il n'y a pas grand-chose à sauver de ce film. On y voit un homme papillonner de femme en femme, se lancer avec elles dans des discussions creuses et interminables. Aucune distance, aucun humour, rien que du compassé, du pesant. Si Bonitzer lorgnait du côté de Truffaut, ce que semble attester le scène finale au cimetière, rappel de celle de L'Homme qui aimait les femmes, c'est raté.

JEUDI.
Courrier. J'envoie des coupures à Y.

Courriel. Une demande d'abonnement aux notules.

VENDREDI.
Courrier. Une autre carte postales des Alpes.

Presse. J'apprends par la [listeoulipo] puis par Le Monde l'existence d'un nouveau membre de l'Oulipo en la personne de Valérie Beaudoin qui confirme la féminisation du cénacle.

Reprise de la saison de Formule 1.
J'utilise désormais la nouvelle auto pour me rendre au travail. C'est une source de plaisirs que je ne soupçonnais pas. D'abord, il y a sur le tableau de bord un bouton qui, lorsqu'on l'actionne, fait apparaître un tas de données chiffrées et changeantes concernant le kilométrage parcouru ou à parcourir, la consommation de carburant, la vitesse moyenne, la température extérieure et probablement l'âge du conducteur, ce qui entretient mon goût pour la statistique. Je passe mon temps, manuel d'utilisation sur les genoux, à scruter les chiffres, à traquer les nombres premiers et les suites de Fibonacci, accordant peu d'importance à la route et me révélant un conducteur encore plus dangereux qu'à l'ordinaire. Ensuite, contrairement à ce qui se passait dans le précédent véhicule (qui m'apparaît maintenant à peine plus sophistiqué qu'un char romain), l'appareil à CD fonctionne et je me délecte à l'écoute de Signé Furax ("Le mystère s'épaissit. Va falloir touiller, sinon y'aura des grumeaux"). Je regrette de travailler si près de mon domicile : je suis passé à côté d'une belle carrière de VRP.

SAMEDI.
Vie sociale. Nous passons la soirée à Vandœuvre, chez les L., en compagnie des D. présents lors de notre séjour aux Alpes et, surprise, des M., nouveaux Garennois. La croûte est de haute tenue. On s'entretient de l'aménagement des salons funéraires, de prêt-à-porter médiéval, de Max Pecas et d'Arielle Dombasle, d'une tournée de Reggiani sponsorisée par Stéradent et de l'âge de Pierre Messmer.

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°102 - 23 mars 2003

DIMANCHE.
TV. The Score (Frank Oz, USA, 2001 avec Robert De Niro, Edward Norton, Angela Bassett, Marlon Brando; diffusé sur Canal + en février 2003).
Nick, un perceur de coffre-fort, accepte un dernier coup avant de se retirer : aller chercher un sceptre en or dans un coffre enfoui dans les sous-sols du bâtiment des douanes de Montréal.
On connaît la musique depuis Topkapi au moins : préparation du casse, action, problèmes au moment du partage du butin. Ici, la première partie pèche par sa longueur mais à partir du moment où De Niro endosse sa panoplie de cambrioleur (avec un arsenal technologique impressionnant), l'attention ne faiblit plus et le rebondissement final vaut le coup. The Score est aussi un film sur les générations. Nick respecte le patriarche pour qui il travaille mais le troisième membre de la bande, un jeune blanc-bec, ne cherche qu'à doubler tout le monde : les bonnes manières se perdent...
Brando a un rôle à peine plus étoffé que lors de ses précédentes apparitions. Il a quelques scènes en face de De Niro. On s'amuse à regarder ce dernier observer la baleine, l'air de se dire "Bon sang, dire que je vais devenir comme ça..." Mais non Robert : tu es déjà comme ça.

MARDI.
TV. Impitoyable (Unforgiven, Clint Eastwood, USA, 1992 avec Clint Eastwood, Gene Hackman; diffusé sur CinéCinémas en ?).
Big Whiskey, Kansas, 1880. Le redoutable tueur William Munny s'est retiré dans sa ferme. Il reprend du service pour abattre deux cow-boys qui ont défiguré une prostituée.
Eastwood réalise ici une œuvre crépusculaire : crépuscule d'un homme, crépuscule d'un mode de vie, crépuscule d'un genre cinématographique (combien de westerns majeurs tournés depuis Impitoyable ?). William Munny, ancienne terreur est devenu un éleveur de porcs miteux, tire mal au pistolet, ne sait même plus monter à cheval; la jeune garde ne vaut pas mieux : le jeune tueur qui l'entraîne dans une ultime aventure est à moitié aveugle. Les actes de bravoure deviennent des faits divers sordides : on défigure une prostituée, on tue un homme non pas en duel sur la rue principale mais dans des chiottes de jardin.Tout ce qui reste à faire, c'est se souvenir, essayer de relater l'héroïsme des temps anciens, d'où le rôle de Beauchamp, un écrivain qui recueille les témoignages embellis des vieilles gloires (ce qui rappelle la fameuse réplique de L'Homme qui tua Liberty Valence "Ici c'est l'Ouest. Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende"), d'où le rôle d'Eastwood réalisateur, narrateur désenchanté d'une époque révolue.

Lecture. King Suckerman (George P. Pelecanos, 1997, traduit de l'américain par Frédérique Pressmann, Éditions de l'Olivier, coll. Soul Fiction, 1999).
1976. Washington s'apprête à célébrer le bicentenaire de l'Indépendance. Wilton Cooper, un tueur à gages, profite du désordre pour semer la terreur.
Petite déception avec cette deuxième visite de l'œuvre de Pelecanos. J'espérais retrouver le personnage de Derek Strange découvert dans Blanc comme neige, mais il est absent de ce King Suckerman. King Suckerman est le titre d'un film imaginaire, présenté comme le chef-d'œuvre de la "Blaxploitation", ce courant né des films d'action interprétés, écrits et parfois réalisés par des Noirs (Shaft, Superfly...). Des personnages emblématiques sillonnent Washington : le tueur, le dealer, le vétéran du Vietnam, la junkie, au gré d'une intrigue un peu lâche qui ne parvient à devenir vraiment intéressante que dans les dernières pages pour l'affrontement final. Un coup pour rien.

MERCREDI.
Test lombaire. Je commence à bêcher le jardin, sème pois et mange-tout.

Imbécile.
Je me couvre de ridicule sur la [listeoulipo] en voyant de l'ironie féroce dans un message de remerciements sincères et pacifiques répondant à un de mes envois et m'en mords les doigts toute la journée. C'est en grande partie pour ne pas donner libre cours à ma paranoïa naturelle, à mon goût pour le dénigrement et l'auto-dépréciation, sources d'un perpétuel malaise, que je suis parvenu à limiter au minimum mon commerce direct avec mes contemporains, mais je m'aperçois que je me recrée les mêmes réjouissances par cristaux liquides interposés. Bien joué.

Cinéma. Chouchou (Merzak Allouache, France, 2002 avec Gad Elmaleh, Alain Chabat, Claude Brasseur, Roschdy Zem, Catherine Frot, Julien Courbey, Arié Elmaleh, Micheline Presle, Jacques Sereys).
Chouchou, jeune Maghrébin, débarque à Paris en se faisant passer pour un exilé chilien. Accueilli dans un premier temps par un prêtre de banlieue, le Père Léon, il devient chanteuse dans un cabaret de travestis.
Chouchou est tiré d'un one-man-show de Gad Elmaleh, un comique que je ne connaissais pas. Ce qui n'a rien d'étonnant car j'ai cessé de m'intéresser aux comiques depuis que je me suis aperçu qu'ils ne me faisaient pas rire, un des aspects de mon côté vieux schnock, qui me fait dire que depuis Fernand Raynaud, n'est-ce pas... En tout cas, cette transposition à l'écran donne un film drôle et réussi. La première heure, Chouchou en rescapé des tortures chiliennes aux prises avec le Père Léon et frère Jean (Roschdy Zem, méconnaissable), est la meilleure. Après, ça manque un peu de carburant, on se retrouve avec un compromis entre Certains l'aiment chaud et La Cages aux folles (les scènes de cabaret, la rencontre avec les parents du fiancé) qui recèle tout de même assez de scènes plaisantes et de calembours douteux pour qu'on passe de bons moments. Elmaleh, avec sa gestuelle et sa diction, a du talent et a su le confier à un réalisateur estimable, Alloauche, qui l'avait déjà dirigé dans Salut cousin ! Comme de plus, le message délivré est porteur de tolérance, avec le personnage du Père Léon (Claude Brasseur, en forme), il n' y a pas à se plaindre. Sauf que, autre aspect de mon côté vieux schnock, c'est un film grand public, et que dans les films grand public, ce n'est pas le film qui pose problème mais le public.
Curiosité. Le film était précédé de la bande-annonce de Daredevil, film d'action du moment. Où l'on s'aperçoit que le nom du héros dans la version française est prononcé "Dard des villes", ce qui évoque plutôt un film de fesses urbain.

JEUDI.
Courrier. Je reçois les Nashville Sessions des Chieftains, envoie des coupures à Y. et à l'AGP, une lettre à Pierre Jullien, responsable de la rubrique philatélique du Monde à propos du devenir du timbre Perec et une cassette à Jacques Theillaud, de la [listeoulipo].

TV. Intuitions (The Gift, Sam Raimi, USA, 2000 avec Cate Blanchett, Keanu Reeves, Giovanni Ribisi; diffusé sur Canal + en mars 2003).
Brixton, Géorgie. Annie Wilson élève seule ses trois enfants et survit en faisant profiter certains de ses voisins de ses dons de médium. Un jour, une jeune femme disparaît. La police fait appel à Annie.
Dans ce genre de film aux confins du fantastique, la difficulté est de ne pas trop en faire, de savoir se contenir. Sur le plan de l'interprétation, Cate Blanchett y parvient, là où d'autres auraient versé dans l'étalage. Pour ce qui est de la réalisation, Sam Raimi arrive à rester sobre jusqu'au bout malgré les tentations nombreuses : le cadre sudiste qu'il aurait été aisé de caricaturer, les visions cauchemardesques d'Annie, les personnages faciles à simplifier. Même Keanu Reeves fait preuve d'une belle retenue dans son rôle de beauf sudiste. Au total, ça donne un film pas désagréable mais qui sent fort l'œuvre de commande. On attendait mieux de Sam Raimi après Un plan simple, un film beaucoup plus personnel.

VENDREDI.
TV. Entrée des artistes (Marc Allégret, France, 1938 avec Janine Darcey, Odette Joyeux, Louis Jouvet, Claude Dauphin, Bernard Blier, Julien Carette; diffusé sur CinéClassics en ?).
François, élève du Conservatoire d'art dramatique, tombe amoureux d'Isabelle, une nouvelle pensionnaire, et abandonne Cécilia, son ancienne maîtresse. Celle-ci essaie de séparer les deux amants.
L'intrigue amoureuse est bien plate et a mal vieilli, Claude Dauphin avait un peu dépassé l'âge de jouer les jeunes premiers. L'insertion, vers la fin, d'un drame policier ne change pas grand-chose. Ce qui reste de remarquable, ce sont les scènes avec Jouvet, dans son rôle de professeur du Conservatoire. La leçon qu'il donne à Blier, sa visite aux parents d'Isabelle et ses points de vue sur le théâtre ("Sachez mettre de l'art dans votre vie et de la vie dans votre art") font la valeur du film.

SAMEDI.
Courriel. Trois demandes d'abonnement aux notules.

Vie sociale. Nous dînons dans le quartier, en compagnie de membres de professions libérales. J'aimerais mieux être à la BNF en train d'assister à la séance publique des Papous.

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°103 - 30 mars 2003

DIMANCHE.
It might as well be spring. On récupère doucement des agapes de la veille. Promenade au jardin public, pas de joggeurs, ce n'est pas le Luxembourg. Sur un banc, un couple est engagé dans une galoche somptueuse. Deux copines de la fille attendent patiemment que ça se passe en regardant ailleurs.

LUNDI.
Courrier. Une carte postale de N., en pèlerinage au Liban et, postée par les M, une vue du Loir-et-Cher, affriolant berceau de nos prochaines vacances d'été.

Culture. Lucie en visite au Musée d'Épinal.

TV. Chevauchée avec le diable (Ride With the Devil, Ang Lee, USA, 1999 avec Tobey Maguire, Skeet Ulrich, Jewel Kilcher; diffusé sur Canal + en mars 2003).
Pendant la guerre de Sécession, deux jeunes gens du Missouri rallient la cause des Sudistes.
Il y a peut-être, à ma connaissance, aussi peu de films américains sur la guerre de Sécession que de films français sur la guerre d'Algérie. C'est dire si c'est une période historique sur laquelle Hollywood n'aime pas trop se pencher. Le dossier de La Documentation Française, Histoire et cinéma aux États-Unis, ne cite qu'Autant en emporte le vent pour illustrer le sujet, c'est dire. Il est d'ailleurs symptomatique que l'on ait fait appel à Ang Lee, réalisateur venu de Taiwan, pour tourner cette adaptation du livre de Daniel Woodrell (publié chez Rivages).
Chevauchée avec le diable présente la guerre du côté sudiste. Ce n'est pas la grande guerre, celle de la bataille de Gettysburg, mais une succession d'escarmouches, de guet-apens, une sorte de guérilla familiale, voire individuelle. C'est un conflit complexe, où l'on voit par exemple des Noirs combattre dans les rangs des Confédérés. Les deux jeunes héros ne s'engagent pas pour une cause idéologique mais pour venger un père, tué par les Yankees. L'un d'eux mourra, l'autre abandonnera le combat pour fonder une famille. Comme quoi, à l'époque, certains Américains, même les plus obtus combattant pour des idées indéfendables, pouvaient se rendre compte de l'inanité d'un conflit.

MARDI.
Courriel. Une demande d'abonnement aux notules.

TV. L'Amour en fuite (François Truffaut, France, 1978 avec Jean-Pierre Léaud, Claude Jade, Marie-France Pisier, Dani, Dorothée; diffusé sur la 5 en 1987).
Antoine Doinel divorce de sa femme Christine et retrouve par hasard plusieurs personnages qui ont marqué sa vie.
Avec ce film, qui n'est pas le meilleur de la série, Truffaut dit adieu au personnage d'Antoine Doinel. C'est donc une œuvre-bilan, mêlant la rétrospection - on revoit plusieurs extraits des volets précédents - et la projection dans l'avenir. Doinel est à une période charnière de sa vie, peut-être la fin de son éternelle adolescence spontanée et insoumise. Ses retrouvailles avec Colette (Pisier), son premier amour, lui font prendre conscience que les autres existent. C'est un Doinel assagi, adulte, qui s'apprête à vivre une aventure sentimentale sans doute plus convenue avec Sabine (Dorothée) à la fin du film. Truffaut n'a plus besoin de lui tenir la main, il est assez grand pour poursuivre seul son chemin. Doinel, peut-être, mais pas Léaud qui ne se remettra jamais complètement de cette séparation.

MERCREDI.
Emplettes. J'achète des billets de train, le dernier Mordillat, un premier roman et un Série Noire vanté dans le Magazine littéraire, fais encadrer des vues du vieil Épinal et prends, au passage, cinq photos pour mes Bar clos.

Jardin. Je laisse à Alice, plus proche du sol, le soin de planter mes épices.

Courriel. Une demande d'abonnement aux notules.
N. donne des nouvelles rassurantes de sa santé.

JEUDI.
Courrier. Je reçois un CD de Chet Baker, "With Fifty Italian Strings", rien que ça. J'envoie des coupures à Y. et à l'AGP.

Vie scolaire. Premiers conseils de classe. Le chef a ressorti ses diagrammes informatiques illisibles qu'il commente avec la gourmandise d'un galonné mis face à une carte de l'Irak. Je fais consciencieusement mes listes pour Paris.

Courriel. Y. raconte le show de Sir Paul McCartney à Bercy.

TV. Et là-bas, quelle heure est-il ? (Ni neibian jidian, Tsai Ming-liang, France-Taïwan, 2001 avec Lee Kang-shen; Chen Shiang-chuy; Lu Yi-ching; diffusé sur Canal + en mars 2003).
A Taipei, un vendeur de montres rencontre une jeune femme. Lorsqu'elle s'envole pour Paris, il règle toutes ses montres sur l'heure française.
Le premier plan, fixe, d'au moins trois minutes, sur un homme qui fume une cigarette nous montre qu'on n'est pas là pour rigoler. Si on regarde ça au bout d'une journée bien remplie, il suffit de trois ou quatre autres plans, soit un bon quart d'heure, pour qu'on ne soit plus là du tout. A mon réveil, j'ai retrouvé l'héroïne à Paris, où elle loge à l'hôtel Bonne-Nouvelle, peut-être celui où Antoine Doinel est veilleur de nuit dans Baisers volés. Elle assiste à la conversation d'un homme qui vocifère dans une cabine téléphonique comme Antoine Doinel dans L'Amour en fuite. Elle rencontre Jean-Pierre Léaud sur un banc dans un cimetière (là où se termine L'Homme qui aimait les femmes). Parallèlement, à Taipei, le vendeur de montres regarde Les 400 coups à la télévision. On se souvient alors que dans L'Amour en fuite, revu récemment, le hobby de Dorothée était de réparer des montres. Donc, il faudrait revoir ce film comme une sorte de jeu de piste dans l'œuvre de Truffaut mais je ne pense pas que j'en aurai un jour le courage.

Lecture. Les quatre fins dernières (The Four Last Things, Andrew Taylor, 1997, traduit de l'anglais par Thierry Piélat, Presses de la Cité, coll. Sang d'encre, 2003).
Londres. Lucy, quatre ans, disparaît. Son père, inspecteur de police et sa mère, membre du clergé anglican, n'ont aucune nouvelle. Jusqu'à ce que des morceaux de corps d'enfant soient retrouvés dans un cimetière, puis une église...
Sur le thème délicat de l'enlèvement d'enfant, John Harvey avait déjà écrit l'excellent Off Minor. Andrew Taylor, dans un registre différent, fait tout aussi bien. Le suspense, construit sur l'alternance classique des chapitres consacrés aux ravisseurs et aux parents, est parfait. La profession de la mère donne à l'intrigue des répercussions théologiques, voire eschatologiques, assez rares dans le monde du polar (voir Meurtres en soutane de P.D. James), accentuées par l'utilisation, en tête des chapitres, de citations du Religio Medici de Thomas Browne. C'est paraît-il le premier volume d'une trilogie dont il faudra surveiller les prochains épisodes.
Curiosité. "Elle posa soudain la main sur ses épaules.
- Sortons d'ici. J'ai un cadeau pour toi, dit-elle.
Ils se tutoyaient, désormais."
Je donnerais cher pour lire ce passage en version originale.

VENDREDI.
Lecture. Le collège fantôme (Jean-Philippe Arrou-Vignod, Gallimard Jeunesse 2000, coll. Folio Junior n°1108).
Journal intime de Sébastien Britt, enfermé dans un drôle de collège où se produisent d'étranges phénomènes.
Rien à retirer de cette lecture professionnelle, sinon la belle bourde de la page 42 "je ne suis pas prêt de sortir d'ici" qui m'en a rappelé une encore plus belle, mais moins surprenante, en une de La Liberté de l'Est la semaine dernière : "Séisme. Les victimes ne sont pas prêtes d'être indemnisées."

Courrier. Mauvaises nouvelles de l'Aveyron où C.G. est hospitalisé.
J.S. m'apprend que les chroniques de Pierre Foglia, que j'aimais lire sur le site de La Presse de Montréal, sont désormais payantes.

Abandon de famille. Je pars pour Paris par le 19 h 36.

SAMEDI.
Lecture. Comment calmer M. Bracke (Gérard Mordillat, Calmann-Lévy, 2003).
M. Bracke, humble employé aux archives de la Compagnie, est licencié sans raison un beau matin.Quand il rentre chez lui, c'est pour s'apercevoir que sa femme est partie.
Et ce n'est que le début d'un gentil délire de deux cents et quelques pages autour des aventures de M. Bracke, qui va accumuler les ennuis jusqu'à sa miraculeuse réintégration dans la Compagnie. Avec une plume légère et facétieuse, Mordillat égratigne à peu près tout ce qui bouge dans le monde contemporain, la culture d'entreprise (à la manière de Westlake dans Le Couperet), la police, la politique, les hôpitaux... C'est un peu répétitif mais c'est mené à cent à l'heure et la bonne humeur iconoclaste de Mordillat est communicative.
Curiosité. Mordillat a encore un peu de mal à saisir toutes les mutations administratives de la société française. Ainsi, si M. Bracke compte bien en euros, les policiers qui l'arrêtent lui réclament encore sa vignette automobile.

Vie parisienne. Pas de séminaire Perec aujourd'hui, j'assure mes sept heures de boulot sur mon Atlas à la Bilipo, ne m'interrompant que pour grignoter un panini bacon sur un banc devant la pharmacie des Écoles et dénicher quelques Série Noire antiques rue Cardinal-Lemoine. Je prends le 47 jusqu'à Beaubourg où la programmation est plutôt riche en ce moment. J'achète des bricoles pour les filles dans une boutique de pacotilles, bois un thé au Mont Lozère et entre chez Pompidou. Je commence par l'exposition consacré aux 50 ans du Livre de poche, retrouvant avec plaisir les vieilles couvertures des volumes qui garnissaient la bibliothèque parentale. Je fuis l'installation Philippe Starck, qui s'avère être une gigantesque fumisterie. Pas un seul objet présenté mais une dizaine de bornes vidéo disposées sur le périmètre d'une salle circulaire qui diffusent des propos de Starck. Il y a des chaises devant chaque écran, elles sont toutes occupées et il ne reste au visiteur qu'à se tenir au milieu de la salle, où il reçoit le son de toutes les vidéos en même temps, et à tourner les talons en maudissant Starck. Comme celui-ci a oublié d'être bête, il s'est entouré de précautions : à l'entrée, on peut le voir, en vidéo toujours, haranguer la foule : "Venez, venez, il n'y a rien à voir, il y a tout à recevoir ! Venez écouter le gros prétentieux qui dit qu'il a tout fait !" Dieu merci, je ne suis pas venu pour ça mais pour l'exposition Nicolas de Staël, un peintre que je ne connaissais que de nom avant l'explosion médiatique qui a accompagné la présentation de ses toiles ici. Avant de venir, j'ai juste effleuré le Hors-Série que Télérama lui a consacré, pour apprendre que de Staël, suicidé à 41 ans, était un de ces Icare de l'art, comme Vincent, Franz, Chet et les autres. 41 ans de vie, 20 ans de peinture d'une variété surprenante : chaque année ou presque, de Staël découvre quelque chose et s'y consacre entièrement. Chaque salle de l'exposition est différente de la précédente. Il y a des constantes, bien sûr, des motifs réutilisés comme ces monolithes qui sont successivement des bouteilles, des danseuses ou des cyprès, les carrés de mosaïque figurant les tuiles des Toits avant de devenir des pommes, et partout, cet attrait du vide, matérialisé par les taches rouges dans les premières compositions cubistes ou l'étendue du ciel dans Les Toits encore, jusqu'à l'ultime vertige de l'immense fond rouge du Concert inachevé pour cause de défenestration. La peinture de Nicolas de Staël suit les méandres de sa vie intérieure, alternant périodes sereines et tourmentées. Au cours de ces dernières, la peinture devient un combat au couteau contre la matière, l'huile peu à peu s'épaissit, prend du grain, devient sable, ciment, plâtre, goudron, mastic. Dans ses Notes de travail, je relève une phrase de 1949 : "Respirer, respirer, ne jamais penser au définitif sans l'éphémère", pas très éloignée du monovocalisme perecquien "Je cherche en même temps l'éternel et l'éphémère."
L'exposition est riche, le parcours est long et me laisse sans forces pour les dessins d'Otto Dix ou les collections permanentes. Je rentre au logis à pied, croisant quelques Gallois modérément ivres, prends deux photos de Bars clos, m'arrête au Monoprix à l'angle de la rue Réaumur pour acheter des chaussettes. Comme quoi mes listes n'étaient pas aussi consciencieusement faites que ça.

Bonne semaine.