Notules dominicales 2004
 
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Notules dominicales de culture domestique n°166 - 4 juillet 2004

DIMANCHE.
Lecture. Le poing dans la bouche (Georges-Arthur Goldschmidt, Editions Verdier, 2004; 114 p., 13 €).
Parcours.
On doit à Georges-Arthur Goldschmidt les premières traductions modernes de Kafka (Le Château, Le Procès), par modernes il faut entendre différentes de celles, historiques, de Vialatte. Je me rappelle l'avoir entendu parler à la radio, c'était passionnant, de la façon de traduire la première phrase du Procès "Jemand musste Josef K. verleumdet haben, denn ohne dass er etwas Böse getan hatte, wurde er eines Morgens verhaftet", disserter longuement sur ce "Jemand" que le "on" de Vialatte n'avait pas rendu de manière suffisante. J'espérais retrouver ces réflexions dans ce livre mais si Goldschmidt réserve une grande part de ses propos à Kafka, il n'y parle pas des problèmes de traduction. Il évoque pour commencer ses rapports avec la langue allemande. Juif allemand réfugié en France occupée dans son enfance, le français est devenu rapidement sa langue. L'allemand restera pour lui une langue interdite, maudite, car porteuse de trop de sous-entendus tragiques : "C'était dans ma langue qu'avait été conçu le crime absolu dont de nouvelles formes se découvraient chaque jour, toutes désignées par un vocable dont les éléments simples m'étaient familiers. Ces termes avaient pénétré l'allemand, ils étaient partout et ils s'étaient étendus sur la langue toute entière. Comment pourrais-je désormais l'employer pour y parler comme tout le monde ? Je sentais, rien qu'à prendre une phrase allemande en bouche, que rien ne serait jamais plus pareil. Non seulement on m'avait expulsé de ma langue mais elle avait été probablement abîmée, contaminée à jamais. Je savais d'expérience et trop bien ce qu'était le nazisme pour ne pas sentir que l'allemand avait été atteint au vif de façon irréparable."
L'apprentissage de la littérature se fait donc pour Goldschmidt à partir des auteurs français, Pascal et Rousseau principalement. Ce n'est que plus tard qu'il découvre Nietzsche, Kant, Mann, Kleist, Hölderlin et donc Kafka. Les pages qu'il consacre à ce dernier font état de sa fascination, et proposent une analyse assez obscure à mes yeux, sauf lorsqu'il développe l'idée que j'avais déjà faite mienne selon laquelle les héros de Kafka sont en fait une image du lecteur : "C'est pourquoi vouloir figurer Josef K., le personnage du Procès ou Gregor Samsa de La Métamorphose ou K. dans Le Château, c'est s'exposer à un contresens puisque c'est le lecteur qui est chacun de ces personnages et qu'il ne peut se voir de l'intérieur de lui-même."
Énigme. "Si je ratais le bac une troisième fois,j'étais assuré de finir japhagnol, voué aux menus emplois et aux chambres de bonne avec eau sur le palier." Si quelqu'un sait ce qu'est un japhagnol...

LUNDI.
Courriel. Une demande d'abonnement aux notules.

TV. Dogville (Lars von Trier, Danemark, 2003 avec Nicole Kidman, Paul Bettany, Lauren Bacall, Harriet Andersson, Jean-Marc Barr; diffusé sur Canal + en juin 2004).
Dans les années 30, Grace, poursuivie par des gangsters, se réfugie dans la commune isolée de Dogville. Les habitants sont très réticents pour ce qui est de l'accueillir.
On croit d'abord avoir affaire à une parabole sur le thème de l'hospitalité, de l'accueil de l'autre : "Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire; j'avais soif et vous m'avez recueilli" (Matthieu, 25; 35-36). Grace parvient à vaincre les réticences, à s'imposer dans la communauté par sa serviabilité, sa gentillesse, son humilité. On lui confie petit à petit de menus travaux, faire la conversation à un aveugle, instruire les jeunes enfants, s'occuper des groseilliers. Les réticences du début s'éliminent, on baigne dans la félicité au son de la musique de Vivaldi. Mais peu à peu, on demande à Grace de faire de plus en plus de choses, les petits travaux deviennent des corvées, puis de l'esclavage, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'une solution à Grace : la fuite. Elle est rattrapée, ramenée à Dogville, jugée, enchaînée, violée... La paisible communauté du début révèle son vrai visage, un ensemble de monstres cachés sous des dehors respectables. C'est la vision de l'humanité selon Lars von Trier, c'est glaçant, d'autant que la mise en scène a aussi de quoi intriguer. Dogville est figuré comme un plateau nu, sur lequel n'apparaissent que quelques éléments de décor : quelques meubles, un camion, un harmonium, c'est tout. Le reste est absent (on fait semblant d'ouvrir et de fermer les portes), symbolique (quelques étais pour figurer une mine) ou simplement dessiné sur le sol (un chien, ce qui ne l'empêche pas d'aboyer). Les vues prises en plongée, montrant les personnages s'agitant autour des éléments dessinés à la craie rappellent les souris de laboratoire observées par le professeur Laborit dans Mon oncle d'Amérique d'Alain Resnais. Le dispositif est bien sûr provocateur, dérangeant mais s'oublie rapidement, participe au succès de l'entreprise von Trier. Un autre élément de réussite est le son : les voix des personnages sont envoûtantes, surtout celle de John Hurt, le narrateur qui commente sur le même ton les événements les plus anodins comme les plus horribles. De même, la musique , le thème de Vivaldi reste identique du début à la fin, de la félicité à l'horreur. On a au total une forme totalement originale, risquée, au service d'une fable impitoyable sur la nature humaine, un des films les plus innovateurs de ces dernières années. Si von Trier méritait une Palme d'Or cannoise, c'était davantage pour ce film que pour Dancer in the Dark.

MARDI.
Vie scolaire (fin). L'année se termine par une journée de marche sous un soleil féroce avec tous les ingrédients du genre, pique-nique, batailles de bouteilles d'eau et concours du plus beau coup de soleil, exercice dans lequel j'obtiens la mention très honorable. Le soir venu, c'est la cérémonie de fin d'année, les adieux à Ch. pour lesquels j'ai été désigné orateur, ce qui me permet d'égayer l'assemblée en citant Bossuet.

MERCREDI.
Vacances (premier jour). Je me lève avec l'impression de ne pas m'être couché, entre courbatures et coups de soleil. Je passe la majeure partie de la journée à essayer de récupérer de celle de la veille. Mon épiderme affiche le cramoisi d'un supporter anglais oublié sous le soleil de Coimbra. Mes meilleurs amis du jour s'appellent URGO Brûlures (Technologie Lipido Colloïde) et LIERAC après-soleil (Baume pansement zones sensibles). Si les emplettes de la matinée (un polar et un livre sur la famille de Kafka, fringues en solde) ont un côté apaisant, l'arrachage d'orties que j'entreprends dans l'après-midi est franchement hors de propos.

TV. Football. Pays-Bas - Portugal (1 - 2). Je regarde quelques bribes du match en somnolant. Seule la mention du nom du capitaine néerlandais me tire de temps à autre de ma torpeur. Je trouve la façon qu'a Thierry Roland de prononcer à tout bout de champ "Philip Cocu" extrêmement désagréable.

JEUDI.
Courrier. J'envoie des coupures à Y et à RC, mon exercice de rhétorique à Ch.

TV. Le dernier tango à Paris (L'ultimo tango a Parigi, Bernardo Bertolucci, Italie, 1972 avec Marlon Brando, Maria Schneider, Jean-Pierre Léaud, Massimo Girotti, Marie-Hélène Breillat, Catherine Allégret, Maria Michi; diffusé sur France 2 en janvier 2000).
Un Américain dont la femme vient de se suicider et une jeune femme s'enferment pendant trois jours dans un appartement parisien pour se livrer à un rituel érotique.
Trente ans après sa sortie, l'aspect scandaleux du film est bien atténué. Je me souviens de ma première vision du film, qui consistait surtout à guetter quand viendrait l'épisode attendu du pain de beurre utilisé comme lubrifiant. Société, cinéma et spectateur ont évolué, et les scènes chaudes de ce Dernier tango ne paraissent plus vraiment brûlantes. On peut donc voir le film pour ce qu'il est, une danse de mort entre deux amants, une somme de désespoir où se cherchent Éros et Thanatos. Les longs monologues en plan fixe et en huis-clos et la présence de Jean-Pierre Léaud annoncent La Maman et la Putain d'Eustache qui sortira l'année suivante.

VENDREDI.
Courrier. Première carte postale de la saison. Les vacanciers précoces sont les H., qui séjournent en Hautes-Alpes.

Vie scolaire. Je découvre avec satisfaction les résultats de mes élèves au brevet. 85 % de réussite pour ma classe de troisième à option technologique, c'est un beau score, même si les épreuves n'avaient rien de farouche.

Obituaire. Mort de Marlon Brando. Évidemment, après les galipettes que je lui ai vu faire la veille...

Vie sociale. Visite d'HB, nouveau propriétaire à Mondragon (Vaucluse).

TV. Décalogue 1. Un seul Dieu tu adoreras (Dekalog, jeden, Krzysztof Kieslowski, Pologne, 1988 avec Henryk Baranowski, Wojciech Klata, Maja Komorowska; diffusé sur France 2 en janvier 2000).
Pavel, 11 ans, voue une admiration sans bornes à son père, professeur passionné d'informatique qui explique tous les phénomènes de l'existence au moyen de données chiffrées.
Dans ses dix films tournés pour la télévision polonaise, Kieslowski se plaît à illustrer de façon détournée une phrase du Décalogue. Ici, c'est la foi mathématique, scientifique du père qui est mise en défaut et conduit à la catastrophe. La construction dramatique du film est remarquable, comme l'interprétation des comédiens. Kieslowski pratique un cinéma du dépouillement dans lequel chaque plan est une affaire de morale.

SAMEDI.
Courrier. AZ m'envoie les 101 avatars de Nerval de Camille Abaclar, AZ étant lui-même un septième de Camille Abaclar.

Vie sociale. Nous assistons au mariage de S et Y. Drôle de sensation que celle de marier ses amis alors qu'on a l'âge de marier les enfants de ses amis.

Bon dimanche et bonnes vacances pour ceux que cela concerne.

 

Notules dominicales de culture domestique n°167 - 11 juillet 2004

DIMANCHE.
Vernissage. Exposition "Rubens contre Poussin. La querelle du coloris dans la peinture française à la fin du XVII° siècle" au Musée départemental d'art ancien et contemporain d'Épinal. Je n'ai pas l'habitude de ce genre de pince-fesses. A vrai dire, rien ne m'autorise à y assister, sinon mon intérêt pour la chose peinte, ma curiosité, mon souci de donner à manger à mes notules et mon statut envié de contribuable, et c'est sans carton d'invitation et en affichant des dehors couleur muraille que je pénètre dans les lieux. Avant d'entendre parler de peinture, il faut écouter les discours des personnalités politiques, le président du Musée, un vice-président du Conseil Général, un vice-président du Conseil Régional qui réveille l'assistance et lui arrache un rictus en citant Pierre Mauroy (l'exposition a d'abord été présentée à Arras) et le Préfet des Vosges qui a du vocabulaire. Vient le tour du conservateur du Musée, qui entre dans les faits historiques et techniques. Pour tout dire, et c'est la principale raison de ma présence en ces lieux, j'ignore tout de cette querelle du coloris qui opposa, à partir de 1670, les tenants du dessin, Poussin en tête, et ceux de la couleur emmenés par Rubens. Je suis même étonné du rôle qu'on y attribue à Poussin puisque, quand je traverse les salles consacrées à l'École française au Louvre, c'est à la couleur, à son jaune notamment, que je reconnais de loin les oeuvres de Poussin. J'apprends donc que coloris et couleur sont deux choses différentes, que, je cite, "le premier est une notion qui englobe et dépasse la seconde, en incluant la composition, le clair-obscur, la vibration de la lumière et de la touche." Quand, libéré des obligations oratoires, j'accède aux toiles, je m'aperçois que la différence entre les deux écoles n'est pas toujours évidente, qu'il va me falloir creuser le sujet. J'achète le catalogue en vue d'une prochaine visite plus pointue. C'est qu'il y a de la matière, du Poussin, du Rubens, donc, mais aussi du Titien, Coypel, Largillière, Le Brun, Rigaud, et une petite merveille de Paysage au flûtiste dû en partie à Watteau. Je mets un terme à ma carrière de pique-assiette, trois petits fours et puis s'en vont, sans avoir écorné le budget champagne de la manifestation et en étant sûr de revenir hanter les lieux, en toute légalité cette fois.

Safari photo. Je photographie un Bar clos à Golbey ("Café de l'étang"), un salon de coiffure spinalien ("Design'Hair") et deux publicités peintes à Deyvillers : "Préfontaines vins de table - Épinal 5 minutes" (je me souviens du "Saint-Dié 40 minutes" qui ornait l'autre mur de la maison, usé par les intempéries et désormais recouvert d'un crépi neuf) et "Crédit Lyonnais - Épinal 1 quai Jules Ferry - Capital & Réserves 1 milliard 208 millions". J'ai dû passer à peu près autant de fois devant ce mur sans le remarquer.

LUNDI.
Courrier. Je reçois une réponse du Louvre au sujet de la gratuité. Où je me console en apprenant que je pourrai bénéficier d'un abonnement annuel à tarif préférentiel (30 € au lieu de 50) en tant que professionnel. J'espère qu'on m'invitera aux vernissages.

TV. Sous le signe du taureau (Gilles Grangier, France, 1968 avec Jean Gabin, Suzanne Flon, Colette Deréal, Michel Auclair, Raymond Gérôme; diffusé sur CinéClassics en ?).
Le constructeur Albert Raynal échoue dans le lancement d'un prototype de fusée. Ses financiers lui tournent le dos. Albert Raynal disparaît.
On devine aisément l'idéologie qui est derrière cette histoire : éloge de la libre entreprise, entravée par diverses institutions comme la banque et l'État. Soit. Obstiné (le taureau du titre, sans doute), Raynal se bat pour que sa société continue à innover et ne devienne pas une banale fabrique de boulons et rivets comme ses investisseurs le lui conseillent. Gabin en tête de mule, avec les phrases d'Audiard en bouche, on connaît. Mais ici, ça sent la routine. Le manque de conviction est évident dans son jeu comme dans l'ensemble du film où Gilles Grangier n'essaie même pas de mettre à profit le suspense que pourrait constituer la disparition de Raynal. On retiendra seulement un beau numéro de Michel Auclair qui campe un personnage parfaitement abject.

MARDI.
Lecture. Viridis Candela (Carnets trimestriels du Collège de 'Pataphysique n° 13, 15 septembre 2003; 82 p., sur abonnement).
Numéro entièrement consacré à l'Institut Pataphysique Vestrogothique, autrement dit suédois.

Courriel. Deux demandes d'abonnement aux notules.

TV. Les Forbans de la nuit (Night and the City, Jules Dassin, G.-B., 1950 avec Richard Widmark, Gene Tierney, Googie Withers; diffusé sur 13° Rue en 2000).
Un petit rabatteur de boîte de nuit veut devenir organisateur de combats de catch, une discipline dont Kristo, un caïd de la pègre, a le monopole.
Curieusement, ce modèle de film noir américain a été tourné à Londres, Dassin ayant dû quitter les États-Unis à cause du maccarthysme. Film noir, film nocturne à cent pour cent, film urbain où l'on voit un loser né courir dans tous les sens, d'abord en quête, puis en fuite, pour échapper à son destin. De ce noir intégral se détache la figure pâle de Richard Widmark, qui échoue dans tout ce qu'il entreprend avec une constance remarquable. Le tourbillon dans lequel il évolue étourdit par moment le spectateur, les dialogues hachés vont souvent trop vite, la musique est parfois aussi assommante, mais c'est ce que voulait Jules Dassin : dépeindre un monde sans pitié ni répit, une ville de Londres où l'on retrouve des traces de Dickens (on y rencontre un directeur de troupe de faux mendiants) mais aussi des échos de l'Amérique fraîchement abandonnée. La scène de combat de catch entre deux molosses est un morceaux d'anthologie.

MERCREDI.
Cérémonie. J'assiste aux obsèques du père d'un collègue. Plus exactement à la moitié de la cérémonie, je n'ai pu me débarrasser des filles qu'assez tard. Ce qui me permet de constater que la porte de l'église de Chantraine manque d'huile et ruine tout désir d'entrée discrète en son saint lieu. Cela me vaut les sarcasmes de mon patron duquel je me sentais plutôt en droit d'attendre des remerciements pour l'avoir prévenu de la tenue de l'événement.

Cinéma. Fahrenheit 9/11 (Michael Moore, États-Unis, 2003).
Documentaire.
Voici donc la Palme d'Or du dernier Festival de Cannes, l'histoire américaine des trois dernières années vue à travers le prisme Michael Moore. Pour la première fois, celui-ci, omniprésent à l'image dans The Big One et Bowling For Columbine, fait preuve d'une certaine discrétion, se limitant presque exclusivement au commentaire en voix off. Le film s'ouvre sur l'élection contestée de George Bush fils et ses premiers mois à la Maison Blanche ou plutôt, partout sauf à la Maison Blanche, en Floride, au Texas, où il semble plus préoccupé de la tenue de son swing que du gouvernement de son pays. Arrive le coup de tonnerre du 11 septembre (scène surprenante où on voit le président, en visite dans une école, poursuivre paisiblement la lecture d'un livre d'enfant alors qu'on vient de le prévenir de la catastrophe), et le récit des manœuvres laborieuses pour faire passer les soupçons de l'Arabie Saoudite vers l'Irak. L'Irak qui occupe toute la deuxième moitié du document, images de bombardements, interviews de soldats américains, avant le retour à Flint, ville natale et point central du cinéma de Michael Moore pour découvrir la peine et le combat de la mère d'un soldat tué dans cette guerre. Pour quelqu'un qui suit correctement l'actualité, le film souligne, appuie, accentue mais n'apporte pas de révélation : il ressemble à ce que serait un numéro spécial du Monde Diplomatique sur le sujet. Numéro attendu, sans surprise, mais nécessaire dans sa description d'un parcours impitoyable et odieux : la production d'un mensonge qui induit production de sang et production de haine. Le risque serait qu'il ne convainque que les convertis mais si l'on en croit les récents déboires d'Aznar en Espagne, le bon peuple semble n'apprécier que moyennement d'être manipulé et n'hésite pas à le faire savoir dans les urnes. Ce qui mène au véritable but de l'entreprise : Fahrenheit est un film de politique intérieure, destiné avant tout à faire trébucher Bush aux élections présidentielles de 2004. Après tout, le cinéma est un vecteur de paroles, Moore a quelque chose à dire et il s'en sert. Reste la Palme d'Or, qui est peut-être plus difficile à justifier...

JEUDI.
Courriel. Échange avec AN à propos d'Ulysse.

Courrier. J'envoie des coupures à Y et le programme de l'exposition du Musée départemental à AN.

TV. Fantômas (André Hunebelle, France, 1964 avec Jean Marais, Louis de Funès, Mylène Demongeot, Jacques Dynam; support DVD).
Un personnage mystérieux commet des vols et des crimes sous le nom de Fantômas. le journaliste Fandor et le commissaire Juve unissent leurs efforts pour le confondre.
J'ai pour l'instant, on a la cinéphilie qu'on peut, acheté tous les DVD de la collection "Irrésistible Louis de Funès" réalisés et distribués en kiosque par les Éditions Atlas depuis le printemps. Réalisés avec peu de soin si l'on en croit ce numéro dont la jaquette annonce un titre différent sur la couverture (Fantômas) et sur la tranche (Fantômas se déchaîne, le numéro 2 de la trilogie d'André Hunebelle). Les multiples diffusions télévisées de Fantômas m'interdisent de dire qu'il s'agit d'une découverte ou d'une révélation. D'une confirmation plutôt, celle du fait que de Funès est bien meilleur quand il doit partager l'affiche, ici avec Jean Marais comme ailleurs avec Bourvil ou Montand dans les réalisations de Gérard Oury, que quand on le laisse cabotiner en solo comme l'a trop souvent fait Jean Girault.

VENDREDI.
Courrier. Une carte postale de N qui visite New York.

TV. Le sixième jour (Al-Yawm al-sadis, Youssef Chahine, France-Égypte, 1986 avec Dalida, Mohsen Mohieddin, Maher Ibrahim, Chewikar; diffusé sur ARTE en ?).
Impossible de venir à bout de ce film, phénomène qui ne s'était pas produit depuis des lustres : j'abandonne, assommé par l'abondance des dialogues et la mauvaise qualité de l'enregistrement et peut-être par la conscience du temps qui fuit. Pourtant, la performance de Dalida semblait étonnante.

SAMEDI.
TV. L'Obsédé (The Collector, William Wyler, États-Unis, 1965 avec Terence Stamp, Samantha Eggar; diffusé sur Canal + en ?).
Petit employé de banque effacé et solitaire, Freddy est fasciné par Miranda, une étudiante qu'il se décide à enlever pour mieux la séduire.
Le parti-pris de William Wyler est intéressant : une fois Samantha enlevée et séquestrée, le film s'enferme dans le huis-clos de la maison de Freddy et n'est plus que le face à face entre les deux personnages. Jamais, à part un plan sur un titre de journal, il ne sera question de recherches menées par la famille ou la police, le monde extérieur n'existe plus. Si Wyler refuse ainsi le côté policier de l'affaire, c'est pour mieux se concentrer sur l'aspect psychologique et sur le portrait de Freddy. La séquence d'ouverture, clairement métaphorique, nous le montre en train de se livrer à son hobby, la chasse et la collection de papillons (voir le titre original). La traque de Samantha bénéficie d'un traitement stylistique soigné, toutes les images sont une annonce de sa prochaine séquestration : grilles du parce qu'elle traverse, lamelles du store à travers lequel Freddy l'observe, cadre du rétroviseur dans lequel il la surveille... La folie de Freddy, la composition étonnante de Terence Stamp, la cave dans laquelle il enferme sa proie sont aujourd'hui d'une sinistre actualité.

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°168 - 18 juillet 2004

DIMANCHE.
Devoirs de vacances. Ci-dessous une page de mon cahier.

Devoirs de vacances

Notules. Une demande d'abonnement en provenance d'Auvergne.

TV. Suspect n° 1 (Série de Tom Hooper, G.-B., 2003, saison 6, épisode 1/2 avec Helen Mirren, Oleg Menshikov, Ben Miles, Robert Pugh, Velibor Ropic; diffusé le soir même sur Canal +).
Suspect n° 1 est une série intermittente, dont les derniers épisodes vus en France remontent à l'antiquité pré-notulienne. La commissaire Jane Tennison, campée par la grande Helen Mirren, en est le personnage central. Elle enquête ici sur le meurtre d'une jeune Bosniaque dont les racines sont à rechercher dans l'histoire récente des Balkans. C'est de la grande télévision, comme les Britanniques savent en faire. Dans les épisodes précédents, on avait eu le temps de se familiariser avec Jane Tennyson, un personnage peu ordinaire dans le domaine des séries policières car si elle est efficace dans son métier, elle n'inspire pas vraiment la sympathie : hautaine, parfois arrogante, cassante avec ses collègues dont elle est peu aimée, elle mène sa barque en solitaire sans se préoccuper des autres. Ce qui fait que sa vie se limite à sa profession. La série n'offre donc pas de digression sur sa vie sentimentale comme dans toutes les autres du genre, mais colle de très près à l'enquête. Celle-ci est de bout en bout passionnante et n'aboutit pas à la fin de cet épisode. Vivement dimanche.

LUNDI.
Courrier. Je reçois une carte postale des V., en vacances à Eygalières (Bouches-du-Rhône) et ma répartition de services pour la rentrée prochaine.

Grand bassin. J'accompagne Lucie à la première séance de son stage de natation. A la dérobée, j'observe un moment son malaise depuis les tribunes, sa difficulté à évoluer dans un groupe. Je sais de qui elle a hérité ce handicap. N'empêche, ça me noue le cœur et la gorge.

TV. Classe tous risques (Claude Sautet, France-Italie, 1965 avec Lino Ventura, Jean-Paul Belmondo, Marcel Dalio, Sandra Milo; diffusé sur La Cinquième en mars 1999).
Le truand Abel Davos est recherché par les polices d'Europe. Après l'attaque d'un convoyeur à Milan, il regagne la France où il espère que ses anciens amis l'aideront à se cacher. Mais les temps ont changé et l'amitié n'est plus ce qu'elle était.
Je croyais avoir déjà vu ce film. En fait je le confondais avec un autre titre aux résonances ferroviaires, Compartiment tueurs, de Costa-Gavras. La surprise n'en fut que plus agréable. Sautet, pour son deuxième film, signe ici un bel exercice de style dans le genre film noir. Marqué par la mort de sa femme, gêné par le poids de ses deux jeunes enfants, déçu par l'attitude de ses anciens complices, Ventura campe un truand fatigué qui cherche à dissuader un jeune disciple (Belmondo) en qui il se reconnaît de marcher dans ses traces. La tonalité pessimiste de l'ensemble, dans laquelle on retrouve la patte de José Giovanni, auteur du roman source, et le jeu déjà très maîtrisé de Ventura se combinent pour une belle réussite.

MARDI.
Sortie. Trucs mous, concert de l'harmonie municipale et défilé à la lumière des flambeaux. Le feu d'artifice sera admiré de nos fenêtres.

MERCREDI.
Doutes. Depuis dimanche, tout ce qui porte plume ou micro (journalistes, politiques, responsables de ceci ou cela, belles âmes et donneurs de leçon) s'est indigné au sujet d'une agression dans le RER. Même Le Monde qui bénéficie pourtant d'un temps de réflexion plus long a oublié la loi élémentaire qui veut qu'on attende qu'une information soit avérée avant de la publier et, plus encore, de la commenter. Aujourd'hui, on sait que l'information était fausse. Libération s'excuse, Le Monde le fera demain mais pas les autres, pas les politiques. On entend au journal parlé un député (Accoyer) déclarer en substance que, même si ces faits sont faux, ils auraient tout aussi bien pu être vrais. On se souvient alors du duo Bush - Blair justifiant la guerre en utilisant le même argument, l'Irak n'a peut-être pas d'armes de destruction massive mais aurait très bien pu en avoir. On avait eu un avant-goût de cette course à la réactivité quelques jours plus tôt. La guerre des communiqués faisait rage autour de la mort d'un acteur français : Jean-Pierre Raffarin, premier ministre, saluait à son propos "l'humour français bon enfant à mi-chemin entre la gouaille parisienne et le tragi-comique" et le ministre de la culture, Donnedieu de Vabres, "un éternel farceur reflet d'un certain visage d'une France profonde". Aujourd'hui, je doute : Jean Lefebvre est-il bien mort ?

Curiosité. C'est le magazine Que choisir, je crois, qui publie ces jours-ci un dossier mi-amusant mi-effarant sur les modes d'emploi. Une autre lecture instructive est celle des emballages. Ainsi, comment faut-il interpréter cette étiquette de P'tit Yop chocolat - Yoplait qui indique : "Conservation à + 6° maxi*" et, plus loin : "* Pour la Belgique : Conservation à + 7° maxi" ?

TV. Les Hommes de main (Knockaround Boys, Brian Koppelman et David Lieven, États-Unis, 2001 avec Barry Pepper, Vin Diesel, Seth Green, Andrew Davoli, John Malkovich, Dennis Hopper; diffusé sur Canal + en juillet 2004).
Matty, fils d'un parrain new-yorkais, cherche à faire ses preuves auprès de son père. La première mission que celui-ci lui confie échoue lamentablement.
Les films de mafia sont par essence des films de famille. Le problème de l'héritage, de la filiation, au centre de ces Hommes de main, y apparaît fréquemment. La question est ici de savoir si Matty a la trempe d'un héritier, puis d'évaluer cet héritage. Les réalisateurs traitent le sujet d'une façon légère et amusée dans un premier temps (les efforts de Matty et de ses acolytes pour récupérer un magot qu'ils ont laissé échapper) pour finir dans la noirceur quand Matty se rend compte que ce monde rêvé qu'il voulait intégrer ne vaut pas tripette. Un polar de série plutôt agréable où les anciens (Malkovich, Hopper) montrent qu'ils ne sont pas tout à fait prêts à laisser la place aux jeunots.

JEUDI.
Lecture. Odyssée (Homère, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade n° 115, traduit du grec par Victor Bérard avec notes de Jean Bérard, introductions, cartes et plans, index par René Langumier; 1152 p., 44,50 €).
Relecture. Peut-être la dernière. Si j'en crois un récent numéro du Magazine Littéraire consacré à Homère, la traduction de Victor Bérard est aujourd'hui considérée comme vieillotte, à part chez de vieux maîtres comme Paul Veyne. Je continue à la trouver superbe, beaucoup plus réussie que celle de L'Iliade par Robert Flacelière qui la précède dans ce volume et où l'alexandrin apparaît beaucoup moins naturel.

TV. Le Festin de Babette (Babettes gaestebud, Gabriel Axel, Danemark, 1987 avec Stéphane Audran, Hanna Steensgard; diffusé sur Télé Monte-Carlo en ?).
Pour échapper à la répression de la commune, Babette trouve refuge auprès de deux vieilles filles, Philippa et Martina, dans un village du Jutland.
C'est un film très littéraire, adaptation soignée d'une nouvelle de Karen Blixen. On y découvre la vie calme et austère d'une communauté danoise fortement marquée par la religion (Philippa et Martina sont les filles du pasteur), dans laquelle Babette va apporter une peu de sensualité. Le morceau de bravoure, qui occupe un bon tiers du film, est le somptueux repas français que celle-ci confectionne avec l'argent qu'elle a gagné à la loterie. La caméra d'Axel guette les visages, montre la sensualité qui l'emporte peu à peu sur la rigueur et la componction, la vie qui recolore petit à petit les joues.

Lecture. Raymond Roussel (François Caradec, Fayard, 1997; 462 p., 160 F).
Biographie.
Raymond Roussel est un auteur qui se présente tôt ou tard sur le chemin de quelqu'un qui s'intéresse à l'Oulipo, aux Papous, à la 'Pataphysique et aux fous littéraires. Perec, Jean-Christophe Averty, Patrick Besnier, André Blavier apparaissent d'ailleurs dans la bibliographie de l'ouvrage. Roussel intrigue, mais Roussel fait peur aussi au non-initié et cette biographie constitue une bonne préparation à sa lecture proprement dite. Non qu'on puisse dire, à l'issue de la lecture, qu'on connaît désormais Roussel. Caradec a beau avoir remué tout ce qu'il a pu trouver sur Roussel, correspondance, livres, dédicaces, photos, agendas tenus par sa mère, critiques, brouillons, testaments, témoignages (surtout ceux de Michel Leiris, dont le père fut l'homme d'affaires de la famille Roussel), le mystère reste entier : "Au terme de cette vie prétendument excentrique, on doit reconnaître que l'œuvre de Raymond Roussel est toujours aussi méconnue. De son vivant déjà, la critique était partagée; la presse se gaussait de lui et les surréalistes l'adulaient pour la même raison : il faisait scandale. Mais rares étaient ceux qui l'avaient lu et qui avaient quelque raison d'aimer ou de détester ses livres. Nous n'avons guère fait de progrès."
Raymond Roussel naît en 1877. Il est l'héritier d'une immense fortune qu'il sacrifiera presque entièrement à éditer ses livres et à faire monter ses pièces à ses frais. Pas par caprice, pas par lubie de millionnaire, mais parce qu'il est persuadé, parce qu'il sait que son oeuvre est celle d'un génie. A l'âge de dix-neuf ans, il entreprend d'écrire un grand roman en vers et se sent possédé par une sorte d'extase mystique : "On sent à quelque chose de particulier que l'on fait un chef-d'œuvre, et que l'on est prodige : il y a des enfants prodiges qui se sont révélés à huit ans, moi je me révélais à l'âge de dix-neuf ans. J'étais l'égal de Dante et de Shakespeare, je sentais ce que Victor Hugo vieilli a senti à soixante-dix ans, ce que Napoléon a senti en 1811, ce que Tannhäuser rêvait au Venusberg; je sentais la gloire... Non, la gloire n'est pas une idée, une notion que l'on acquiert en constatant que votre nom voltige sur les lèvres des hommes. Non, il ne s'agit pas du sentiment de sa valeur, du sentiment que l'on mérite la gloire; non, je n'éprouvais pas le besoin, le désir la gloire, puisque je n'y pensais pas du tout auparavant. Cette gloire était un fait, une constatation, une sensation, j'avais la gloire... Ce que j'écrivais était entouré de rayonnements, je fermais les rideaux, car j'avais peur de la moindre fissure qui eût laissé passer au-dehors les rayons lumineux qui sortaient de ma plume, je voulais retirer l'écran et tout d'un coup illuminer le monde. Laisser traîner ces papiers, cela aurait fait des rayons de lumière qui auraient été jusqu'à la Chine, et la foule éperdue se serait abattue sur la maison. Mais j'avais beau prendre des précautions, des rais de lumière s'échappaient de moi et traversaient les murs, je portais le soleil en moi et je ne pouvais empêcher cette formidable fulguration de moi-même. Chaque ligne était répétée en des milliers d'exemplaires et j'écrivais avec des milliers de becs de plume qui flamboyaient. Sans doute, à l'apparition du volume, ce foyer éblouissant se serait dévoilé davantage et aurait illuminé l'univers, mais il n'aurait pas été créé, je le portais déjà en moi... J'étais à ce moment dans un état de bonheur inouï, un coup de pioche m'avait fait découvrir un filon merveilleux, j'avais gagné le gros lot le plus étourdissant. J'ai vécu plus à ce moment-là que dans toute mon existence."
Ce n'est pas une pose, lorsqu'il dit ceci, dans Comment j'ai écrit certains de mes livres, Roussel est absolument sincère, c'est exactement ce qu'il a ressenti. On a du mal à le croire quand on sait que le texte qui provoque cette extase, La Doublure, est en fait une suite de bouts-rimés d'apparence insigne : "il aligne, dit Caradec, des lignes sur la longueur de la page, et comble ensuite les vides à l'encre, après avoir noté au crayon le sens général." La chute n'en est que plus cruelle : la critique l'ignore ou le moque, mais Roussel persévère, écrit Impressions d'Afrique, Locus Solus, invente son fameux procédé dont Michel Leiris donne ainsi les trois phases de fabrication : "d'abord, la recherche de calembours ou de phrases à double sens, qui font parfois songer aux vers holorimes; ensuite l'établissement d'une trame logique unissant ces éléments disparates; enfin, la rédaction, aussi réaliste que possible, avec le maximum de rigueur, du texte définitif." L'exemple le plus fameux est donné par Roussel lui-même dans Comment j'ai écrit certains de mes livres : "Il s'agit d'un procédé très spécial. (...) Je choisissais deux mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j'y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j'obtenais ainsi deux phrases presque identiques. En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j'obtins furent celles-ci : 1° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard... 2° Les lettres de blanc sur les bandes du vieux pillard. Dans la première, 'lettres' était pris dans le sens de 'signes typographiques', 'blanc' dans le sens de 'cube de craie' et 'bandes' dans le sens de 'bordures'. Dans la seconde, 'lettres' était pris dans le sens de 'missives', 'blanc' dans le sens d' 'homme blanc' et 'bandes' dans le sens de 'hordes guerrières'. Les deux phrases trouvées, il s'agissait d'écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde." Ce qui n'est rien d'autre, en somme, que la technique du bout-rimé pratiquée sur une grande échelle.
François Caradec consacre une grande partie de son livre aux expériences théâtrales de Roussel, qui lui valurent une notoriété davantage due aux scandales provoqués par les représentations qu'au contenu des pièces elles-mêmes. Il faut dire que le théâtre de Roussel (adaptations de ses romans ou créations) avait de quoi surprendre quand on sait que les "scènes principales" d'Impressions d'Afrique présentaient, selon les affiches publicitaires rédigées par Raymond Roussel lui-même : "Le ver de terre joueur de cithare; Le nain Philippo dont la tête normalement développée égale en hauteur le restant de l'individu; L'unijambiste Lelgoualch jouant de la flûte sur son propre tibia; Djizmé volontairement électrocutée par la foudre; La statue en baleines de corset roulant sur des rails en mou de veau; L'orchestre thermomécanique à bexium; L'horloge à vent du pays de Cocagne; Les chats qui jouent aux barres; Le mur de dominos évocateur de prêtres; Le caoutchouc caduc contre lequel repose à plat le cadavre du roi nègre Yaour IX classiquement costumé en Marguerite de Faust; Les poitrines à écho des frères Alcott; Le supplice des épingles." De fait, ce sont ces fameux rails en mou de veau qui feront de Roussel une célébrité raillée, un excentrique irrécupérable aux yeux de ses contemporains et de leurs descendants. Pourtant, Roussel a du public, des partisans. Les surréalistes le portent aux nues, le jeune Desnos en tête ("Nous sommes la claque et vous êtes la joue !") mais on lui reproche son hermétisme et surtout sa fortune : il loue les théâtres, paie grassement les acteurs. Sa vie extra-littéraire est également hors normes : son tour du monde, ses voyages en roulotte automobile ("une automobile géante, mesurant 9 m sur 2 m 30 et comprenant, par suite de dispositions ingénieuses, un salon, un studio, une chambre à coucher, une salle de bains et même un véritable petit dortoir pour le personnel composé de trois hommes : deux chauffeurs et un valet" qui intrigue le Pape et Mussolini), ses repas ininterrompus de seize à vingt-deux services au cours desquels il enchaîne, quotidiennement, de 12 h 30 à 17 h 30, déjeuner, dîner de midi, collation de cinq heures et souper du soir, ses lubies, comme celle (qui n'en est pas une puisqu'elle est partagée par des gens totalement équilibrés, moi-même entre autres) de ne jamais retourner dans certains lieux considérés comme tabous parce que se rattachant à des moments particulièrement heureux de son enfance de peur de gâcher des souvenirs.
Au fil des années, Roussel parvint à engloutir la majeure partie de sa fortune. C'est tout de même dans un palace, à Palerme, qu'il s'éteignit dans des circonstances mystérieuses le 14 juillet 1933. La pharmacopée qu'il ingurgita au cours de ses derniers jours, scrupuleusement notée par sa maîtresse, est proprement stupéfiante. Sa vie semble un échec, la gloire dont il se sentait paré n'a pas atteint la foule qu'il attendait. Mais Roussel savait. Le 6 décembre 1932, il écrivait dans Le Matin : "Aujourd'hui, les plus grands auteurs, les plus grands critiques ont proclamé le génie - si fortement teinté de classicisme - de Raymond Roussel et toute la jeunesse littéraire considère son oeuvre monumentale comme une source inépuisable où s'abreuveront des générations entières d'écrivains. Il y a un 'univers roussellien', il y a un 'culte roussellien', il y a des 'roussellâtres'." Ce qui est exactement le cas aujourd'hui.
Citations. (A propos de Jules Verne). "C'est Lui, et de beaucoup, le plus grand génie littéraire de tous les siècles; il 'restera' quand tous les autres auteurs de notre époque seront oubliés depuis longtemps. C'est d'ailleurs aussi monstrueux de le faire lire à des enfants que de leur faire apprendre les Fables de La Fontaine, si profondes que déjà peu d'adultes sont aptes à les apprécier." (Raymond Roussel, lettre à Eugène Leiris, 1921).
"A cette explosion voisine
De mon génie universel
Je vois le monde qui s'incline
Devant ce nom : Raymond Roussel." (Raymond Roussel, Mon Âme, 1894).
Curiosité. C'est Constant Verlot, député des Vosges, qui écrivit le 21 décembre 1913 à René Viviani, ministre de l'Instruction publique, pour faire obtenir à Roussel la rosette d'officier de l'Instruction publique.

VENDREDI.
Courrier. Arrivée d'un disque des Cowboys fringants, un groupe québécois qui semble avoir beaucoup écouté Renaud.

Lecture. La natation ou l'Art de nager appris seul et en moins d'une heure (avec cinq figures) (Garnier frères, Paris 1870; in Oeuvres complètes, Les presses du réel 2001, coll. L'écart absolu, préfaces et édition de Marc Décimo; 1324 p., 250 F).
Il ne sera pas dit que je n'aurai pas fait tout ce qui était en mon pouvoir pour accompagner Lucie dans ses efforts natatoires. Et Jean-Pierre Brisset n'est pas pour rien dans le Brevet de 25 mètres en dos crawlé qu'elle a décroché ce matin, et ce sans utiliser la ceinture-caleçon aérifère de natation à double réservoir compensateur inventée et brevetée par le même Brisset en 1871. La méthode de Brisset, destinée à faire apprendre la brasse, a ceci d'avantageux qu'elle se pratique sur la terre ferme : "La plus grande cause que peu d'adultes apprennent à nager, vient de ce qu'on veut leur donner les leçons dans l'eau." Elle n'en demande pas moins une bonne dose d'abnégation : "On répètera cet exercice six cents fois." La méthode s'accompagne de précieux conseils : "En plongeant songer de revenir assez tôt à la surface pour respirer." Enfin, malgré l'excellence de sa méthode, Brisset n'hésite pas à envisager son échec puisque le dernier chapitre s'intitule "Premiers soins à donner aux noyés", premiers soins qui peuvent durer un certain temps puisque "la rigidité cadavérique n'est pas une preuve certaine de mort, la putréfaction seule est irrécusable."
Citation, ou Comme on se retrouve. (A propos de ce volume et de la biographie de Brisset par Marc Décimo) "Ces deux ouvrages parus dans la collection L'écart absolu constituent un cadeau idéal pour les amateurs de singularités littéraires. Mais il y a des chances pour que les acheteurs les gardent pour leur propre plaisir de lecture, et les rangent à côté des oeuvres, elles aussi en voie de réédition, d'un des rares alter égaux du linguiste en folie : Raymond Roussel." (Alain Chevrier, revue Formules n° 6, 2002).

TV. En territoire indien (Lionel Epp, France-Italie-Belgique, 2003 avec François Berléand, Jérémie Rénier, Claire Keim; diffusé sur Canal + en juillet 2004).
Un automobiliste renverse deux jeunes en mobylettes et s'enfuit. Cédric, un jeune homme féru de culture indienne, a tout vu.
On peut se demander pourquoi ce film est passé totalement inaperçu à sa sortie. Bien sûr, c'est un premier film mais il bénéficie d'un casting plus qu'honorable (Berléand, dans un de ces rôles d'ordure qui lui vont bien au teint) et surtout d'une originalité de ton tout à fait intéressante. Lionel Epp traite un sujet convenu, une histoire de meurtre caché et de chantage, sur un mode décalé, en fait une espèce de western berrichon en multipliant les clins d'œil (l'éolienne de Sergio Leone) et les manifestations d'humour (le gendarme qui cite Épictète). En espérant que Lionel Epp aura la possibilité de poursuivre son itinéraire...

SAMEDI.
TV. La Fureur dans le sang (Wire in the Blood, série d'Andrew Grieve, G.-B., 2004, saison 2, épisode 1/4, avec Robson Green, Hermione Norris, Alan Stocks, Mark Letheren, Elaine Claxton; diffusé le soir même sur Canal +).
Canal + diffuse cet été plusieurs séries policières britanniques : Suspect n° 1, [MI-5], En immersion et cette Fureur dans le sang basée sur la collaboration entre une enquêtrice et un psychologue - profileur confrontés ici à un kidnappeur tueur. La première saison a été diffusée l'été dernier sans que j'y prête attention ce qui m'étonne car les personnages sont tirés des romans de Val McDermid, une auteure qui a beaucoup contribué à dépoussiérer le polar britannique et la collection du Masque qui a traduit en France les aventures du privé Kate Brannigan. L'épisode présenté ce soir n'est pas un modèle d'originalité et souffre d'une fin bâclée. le personnage du profileur est plutôt du genre agaçant avec ses répliques qui sont autant de sentences définitives. Néanmoins, comme la saison ne compte que quatre épisodes, on se laissera peut-être faire...

Bon dimanche.

 

Notules dominicales de culture domestique n°169 - 25 juillet 2004

DIMANCHE.
TV. Suspect n° 1 (Série de Tom Hooper, G.-B., 2003, saison 6, épisode 2/2 avec Helen Mirren, Oleg Menshikov, Ben Miles, Robert Pugh, Velibor Topic, Ben Miles, Barnaby Kay, Robert Pugh, Mark Strong, Tony Pritchard; diffusé le soir même sur Canal +).
"En Grande-Bretagne, nul ne méprise la fiction et ses spectateurs - comme en témoignent des productions toujours novatrices." (Martin Winckler, "Les écrans du mépris", Le Monde Diplomatique, mars 2004). En voici la preuve. Car il faut bien ici se rendre à l'évidence : ces deux épisodes constituent ce qui a été fait de mieux dans la fiction policière télévisuelle depuis des années. Sans renier les points de passage obligés du genre (interrogatoires, poursuites, réunions de crise chez les policiers, prise d'assaut du domicile d'un suspect, problèmes de l'enquêtrice avec sa hiérarchie, fausses pistes au service d'un suspense efficace) on y va bien au-delà avec l'utilisation de l'histoire immédiate (le conflit bosniaque), et une réflexion intelligente sur les vertus du droit d'asile, le problème des communautés étrangères dans l'Angleterre d'aujourd'hui, le choix de certaines valeurs contre la raison d'état, tout cela servi par une interprétation magistrale. Chapeau bas.

LUNDI.
Courrier. Cartes postales en provenance de Hyères (D-G) et du Pays Basque (GN).

TV. Un gosse de la butte (Maurice Delbez, France, 1964 avec Madeleine Robinson, Daniel Jacquinot, Serge Nurbet, Suzanne Gabriello; diffusé sur RTL 9 en ?).
Dans le quartier de Ménilmontant (le film est aussi connu sous le titre Rue des Cascades), un jeune garçon a du mal à accepter que sa mère cherche à refaire sa vie avec un Noir.
Voilà un film qui accumule à peu près toutes les maladresses malgré un évident désir de bien faire. Dans un contexte historique sensible (la fin de la colonisation) il était plutôt courageux de traiter du racisme à partir d'une histoire de couple mixte dérangeant. Mais le scénario (tiré d'un roman de Robert Sabatier) est aussi mièvre que l'interprétation. Serge Nurbet, un Antillais qui s'est essayé au cinéma mais a surtout réussi dans le culturisme (il est même devenu M. Univers), n'était pas de taille à devenir le Sidney Poitier français. N'importe. Le perecquien trouvera son compte dans cette histoire tournée en décors naturels à deux pas de la rue Vilin où Perec passa son enfance. A plusieurs reprises, on a d'ailleurs la surprise de découvrir un plan, une vue de Paris prise depuis les hauts de Belleville, exactement semblable à celui qui clôt le film Un homme qui dort.

MARDI.
Web. La Toile est un désert en été, les boîtes à lettres sonnent creux. A peine peut-on sentir un début de frémissement indigné sur la [listeoulipo] à propos de la suppression des "Décraqués", l'annexe des Papous, prévue à la rentrée sur France Culture.

MERCREDI.
Courrier. S & Y traquent désormais les bars clos et les enseignes de coiffeurs du côté de Sélestat. Danielle Constantin m'envoie son article sur la rédaction de La Vie mode d'emploi paru dans la revue Genesis.

Emplettes. J'achète des billets de train à demi-tarif, les oeuvres de Rimbaud dans la collection Bouquins, le dernier Connelly et un livre sur Kafka et l'Égypte (?).

TV. Un nouveau Russe (Oligarkh, Pavel Lounguine, France/Allemagne/Russie, 2002 avec Vladimir Machkov, Maria Mironova; diffusé sur Canal + en juillet 2004).
Enquête sur la mort de Platon Makowski, homme d'affaires russe spécialisé dans les histoires douteuses.
Capitalisme sauvage, enrichissements soudains, mélange de la politique et des affaires, corruption, mafia, la Russie d'aujourd'hui possède tous les ingrédients pour confectionner un bon polar. Lounguine, dans son film précédent, s'était servi d'une fête pour dresser un état des lieux de son pays (La Noce). Il quitte ici l'unité de temps et de lieu pour un récit éclaté, plein de retours en arrière et de points de vue différents, qui nous montre l'ascension d'un étudiant malin qui va finir par se brûler les ailes en s'approchant trop près du pouvoir. Ce n'est pas toujours très simple à suivre, ce qui est d'ailleurs le cas de la politique intérieure russe, mais c'est souvent captivant, bien mené et très instructif.
Blague de nouveau Russe : " J'ai acheté cette montre 3 000 dollars chez X.
- Tu t'es fait avoir. J'ai vu la même chez Y à 5 000 dollars. "

JEUDI.
Courrier. J'envoie une revue de presse à Y et une lettre à Laure Adler à propos de la suppression des Décraqués, en me servant du modèle proposé par Alain Zalmanski sur www.fatrazie.com/petition.htm

Courriel. Échange avec DC à propos des Cowboys fringants, Renaud et Plume Latraverse.

VENDREDI.
Obituaire. " Je me souviens de l'époque où Sacha Distel était guitariste de jazz. " (Georges Perec, Je me souviens)

Courrier. Les VJ sont en Ardèche, SM a déniché un "Anne Imatiff", un "Créa't'iff" et un "Coiff'émoi" dans le Haut-Rhin.

TV. La dolce vita (Federico Fellini, Italie, 1960 avec Marcello Mastroianni, Anita Ekberg, Anouk Aimée, Alain Cuny, Yvonne Furneaux; support DVD/Le cinéma du Monde).
Les errances nocturnes dans Rome d'un journaliste spécialisé dans les potins mondains.
A partir de La dolce vita, Fellini tourne le dos au néoréalisme. Il abandonne les décors naturels, recrée Rome en studio, se trouve un double en la personne de Mastroianni et entame une oeuvre profondément personnelle centrée sur ses rapports avec sa ville, avec les femmes, le monde du spectacle et de la création. A sa sortie, le film a pu surprendre par sa longueur (trois heures) et la nouveauté du ton, l'abandon du récit suivi pour une succession de tranches de vie nocturnes qui montrent Marcello dans différents milieux. Aucun ne parvient à satisfaire cet homme, épris d'idéal et exigeant. La société romaine vue par Fellini est un monde d'apparence et d'apparat, et annonce, comme le constate Michel Ciment dans un des documents d'accompagnement du DVD, la société d'aujourd'hui, la prédominance de l'image sur l'être. La joie de vivre y est factice, on se perd dans des fêtes qui sont en fait d'une tristesse insondable.
Le jury du Festival de Cannes, présidé par Simenon, attribuera la Palme d'Or à La dolce vita. Un geste courageux et un peu provocateur vis-à-vis des institutions, religieuses notamment. On peut toutefois ne pas considérer le film comme un chef-d'œuvre absolu, lui reprocher ses longueurs, sa bande-son envahissante. Reste qu'il contient des scènes qui sont la marque d'un grand créateur, la baignade d'Anita Ekberg dans la fontaine de Trevi bien sûr, mais surtout, à mes yeux, cette ouverture sur la statue d'un Christ-Roi promenée en hélicoptère au-dessus de Rome et dont l'ombre cruciforme caresse les façades d'immeubles. Un Christ qu'on retrouvera dans l'ultime image, celle d'un énorme poisson mort sur la plage...
Curiosité. C'est un personnage du film, photographe de presse nommé Paparazzo, qui donnera son nom à la corporation des traqueurs de vedettes professionnels.

SAMEDI.
Jour de vacances à Saint-Jean-du-Marché.

Jour de vacances

Courriel. Un mot fort aimable d'Alain Créhange, qui a apprécié la notule consacrée à son recueil de mots-valises Le pornithorynque est un salopare.

GN a oeuvré pour l'Invent'Hair dans le sud-ouest : "Défini'tif" à Anglet (Pyrénées-Orientales) et "Planet'Hair" à Peyrehorade (Landes). Pas de trace de "Dax à tifs" dans ce dernier département.

TV. La Fureur dans le sang (Wire in the Blood, série d'Andrew Grieve, G.-B., 2004, saison 2, épisode 2/4, avec Robson Green, Hermione Norris, Alan Stocks, Mark Letheren, Emma Handy; diffusé le soir même sur Canal +).
On a ici confirmation des qualités et défauts relevés lors du premier épisode, un savoir-faire certain, un bon suspense un peu terni par l'épaisseur des ficelles utilisées.

Bon dimanche.